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Douce plume acariâtre

 

Texte déposé en registre de propriété intellectuelle.

 

                                                               TU LE FERAS...AVANT-HIER

                                 

                                                                 

                      Probablement minuit, Karl Schmit marche sans interruption depuis plus de trois heures déjà, il ménage son souffle parvenant à tenir un rythme régulier et rapide à la fois. Dans ce grand bois, dans cette obscurité  propice aux félins et rapaces nocturnes, le petit point lumineux de sa boussole confirme : la direction qu’il suit est à peu près la bonne. Il a décidé de ne se déplacer que la nuit, prêt à se cacher au moindre bruit suspect. En cas de  rencontre, il lui faudra se retrancher derrière les denses broussailles et retenir sa respiration pour ne pas que son haleine le trahisse. Il a dans sa poche un bon paquet de poivre moulu en poudre, du plus piquant qu’il ait trouvé en cuisine, destiné à désorienter la truffe perspicace du chien le plus curieux.

           La veille, une pluie froide est finement tombée pendant plusieurs heures, les odeurs de la  terre du sous-bois et de son humus sont exacerbées ; tout là-haut, les étoiles refusent de se laisser voir et pourtant le ciel est dégagé des nuages qui sont partis là-bas, vers l’Est maudit. Cela fait maintenant quatre nuits consécutives où il se refuse d’allumer une cigarette, ne serait-ce que pour un instant. La lueur d’un mégot qui grésille est visible de très loin. Les nuits sont encore longues en ce 28 avril 1945 et il fait encore exceptionnellement  trop froid. Depuis bien des années le thermomètre n'avait autant baissé en une date aussi avancée du calendrier. Le principal souci pour demain n’aura pas changé : ne pas se faire prendre et…manger.

           Son estomac rétréci lance des gargouillis d’alarme, des presque cris de désespoir,  heureusement moins forts que les hurlements qui se répètent depuis des années déjà dans l’abominable camp d’où il s’est enfui. Karl ne connaît pas les chiffres exacts pourtant rigoureusement comptabilisés par les tortionnaires responsables, mais plusieurs dizaines, voir des centaines de milliers de déportés  y sont morts. Jamais au grand jamais l’odeur des fours à chair humaine ne pourra se désincruster de son cerveau. Plus bas, au niveau des trippes, les bruits et contractions sont si forts qu’il semblerait qu’on puisse les écouter à plusieurs mètres autour de lui. Mais il n’y a personne.

            Le fuyard à beau fouler le sol le plus silencieusement possible, ses pas se répercutent à ses oreilles comme un tambour qui préviendrait de sa venue…Mauvaise imagination ? Peut-être, mais prudence oblige, dans son cas, la maniaquerie de vouloir passer inaperçu lui sauvera certainement la vie. Si les Feldgendarmes le capture, il sera bon pour le peloton d'exécution. Parmi la faune animal il est certain qu’une bulle de silence l’accompagne. Le coucou loin devant arrête son horloge pour ne la  remettre en fonctionnement que bien après son passage. Dans l’obscurité, la présence l’homme n’est jamais ignorée des bestiaux de tout poil et tout plumage.

          Mon Dieu ne me faites pas croiser un sanglier ! Puis réfléchissant, il pense Je serais capable de le manger tout cru et entier !  Sur lui, deux armes : un Luger 8mm avec son chargeur plein et une balle engagée dans le canon, pistolet traditionnel des troupes allemandes et un poignard quant à lui très spécial. Une lame gravée du signe d’un corps dans lequel il a eu le déshonneur de servir, les SS. Ces bêtes dont il a déserté la race.

           Évadé d’un camp où il n’était pas prisonnier ; un simple trop jeune soldat promu caporal dès son incorporation et qui s'est vu confier une tâche invraisemblable et inhumaine, au dessus de ses forces…C’est vers la Suisse que ses foulées souples et décidées le portent. Tout là-haut, les étoiles enfin sont visibles, les cimes des arbres ne se rejoignent plus comme pour l’ensevelir car le layon s’est élargi devenant un véritable chemin de terre qui fut certainement  entretenu avant la guerre. La végétation  qui a poussée ne doit pas avoir plus d'un an et la marche reste aisée                                                                                                                                                          

         Pourvu qu’il ne neige pas! Les traces d’un solitaire en plein bois sont suspectes, seul le vide doit le remplacer, se refermer derrière lui. Le vide absolu.  Non, cela est impossible, le beau mois de mai arrive dans quelques jours. Marcher, marcher, ne pas se rappeler de l’horreur, effacer l’impensable, oublier ce que le si gentil et timide  troisième fils de sa maman a pu faire. Gommer de sa mémoire qu’il fasse désormais partie d’une classe d'abjects criminels que l’humanité toute entière chassera jusqu’au bout du monde, jusqu’à toujours.

        Et pourtant, Karl n’a rien d’un de ces terribles totenkopft, SS enragés à l’insigne de la tête de mort, gardiens et tortionnaires de trop nombreux camps du III ème Reich, celui qui devait durer mille ans d’après le petit moustachu hurleur. Incorporé de force avant ses dix sept printemps malgré le handicap de sa main gauche coupée (il avait quinze ans quand  l’accident de la moissonneuse l’a reclus au rang des manchots). Cela lui avait jusqu’à présent évité de partir sur un front, de l’Est,  du Nord ou de l’Ouest car l’Allemagne après avoir conquit est   maintenant attaquée de toutes parts, s'acharnant à résister malgré de terribles pertes, malgré l'évidence d'une défaite annoncée, imminente.

        Hitler a besoin de toujours plus de chair à canon pour défendre les routes de Berlin, ce que seule sa bande de fous pense encore pouvoir faire, ce que tout le monde sait désormais impossible. De nombreuses « Têtes de Mort » ont déserté leurs postes prévenant l’arrivée des libérateurs yankees et les plus que probables représailles, alors les Feldgendarmes sont venus le chercher et lui ont donné un fusil, un pistolet et un poignard. Ils lui ont fait jurer de servir le Führer jusqu’à la mort ; un paysan qui sait déjà tirer avec une arme à feu peut porter le grade de caporal, même un paysan manchot. Affublé d’un uniforme trop grand, sans qu’il ait son mot à dire, son liseron  mal cousu sur  une seule épaulette, un doux jeune homme un peu gauche et timide a été transformé en redoutable SS, gardien de camp de concentration.

         D’un camp au nom sinistre dont il n’avait jamais entendu parler auparavant, Dachau, tout près de la grande ville de Munich.

         Tout comme ses parents, jamais les paroles de haine du grand-maître nazi ne l’avaient vraiment convaincu. Pour  confirmer la bêtise du nain hurleur, les premiers bombardements sur son land d’origine sont arrivés très tard dans le calendrier de la guerre. Ils ont seulement précédés les envahisseurs en nettoyant quelques points stratégiques. Les Lands industrieux de l’Allemagne recevant depuis longtemps leurs lots quotidiens de bombes destructrices en matériel et hélas aussi bien meurtrières, sans distinction de civils ou de militaires.

        La plus grande partie des troupes encore capables de se battre recule tant bien que mal sur la capitale Dans un Berlin pilonné où ne subsiste pas un bâtiment intact, les derniers engagés, plutôt enrôlés de force, ont quatorze ans pour les plus vieux, dix pour les plus jeunes ! Innocents, le crâne bourré de mensonges depuis leur plus tendre enfance. Tendrons qui vont bientôt se faire hacher menu sur place, face à des Russes ou des Américains ne pouvant éprouver le moindre égard vis-à-vis de leurs jeunes âges. Seulement une énorme compassion devant leurs cadavres.

         Karl Schmit marche pour retourner chez lui avant de s’enfuir vers la Suisse, le 18 avril il est devenu criminel et a pleuré longuement. Sur ordre d’un hautain et inhumain lieutenant, sans comprendre, il a abattu d’une balle en pleine tête un homme squelettique, les yeux profondément enfoncés dans les orbites, agenouillé devant lui. Celui-ci  regardait la mort arriver de face, sans sourciller. Deux autres détenus vêtus d’un semblable ridicule pyjama rayé ont évacué le squelette désormais vraiment sans vie, ils l’ont traîné vers un horrible entassement macabre.         

          Ce n’est qu’une minute plus tard que le lieutenant excédé a aboyé :

                             -Très bien, vous devenez un excellent SS, mais vous pouvez baisser le bras et rengainer votre arme.

         Comme le jeune paysan, la plupart des remplaçants de totenkopft étaient écœurés. Certains hélas, quelques rares, ont montré en cette opportunité leur véritable nature sadique en se divertissant cruellement au détriment des prisonniers.

          Juifs, homosexuels, résistants de l’Europe entière déportés, idées trop à gauche, religieux de toutes confessions refusant la doctrine nazie, tous ces terriblement dangereux ennemis de l’Etat allemand, ennemis de la nature toute entière, ceux en pyjama, n’avaient que ce qu’ils méritaient. Pas pour Karl qui s’est difficilement retenu pour ne pas vomir.

                             -C’était votre première élimination ?

                             -Oui mon lieutenant.

                             -Et bien je vous en souhaite beaucoup d’autres.

          Deux nuit plus tard, le récent caporal a fugué, a déserté serait le mot plus approprié. Il marchera à la faveur de la nuit vers la terre de sa douce enfance puis quittera le pays. Pas un seul instant il ne supposera que personne n’est été lancé à ses trousses. Il a traversé Munich sous les bombes au quotidien, l’Armée américaine allait bientôt prendre la ville et une pagaille monstre y régnait. Aucun drapeau blanc n’avait encore décoré une fenêtre, un balcon, une hampe vide de la croix gammée mais chacun réservait déjà le drap le plus immaculé de l’armoire à linge. Il est parti en uniforme mais ses papiers sont en règle, un véritable sauf- conduit pour soi-disant un denier au revoir à son oncle décédé la veille. Un sympathique gars, geôlier de force comme lui, a tamponné le document sans rien demander. Le bluff de sa main gauche perdue face à des troupes russes méchamment rouges, a convaincu des policiers militaires, soupçonneux et jusqu’au-boutistes, qui l’ont contrôlé.

         Il était juif, et pour ca, seulement pour ca,  on m’a ordonné de le tuer. Et moi, comme un lâche, j’ai exécuté cet homme. Le regard fixe du mourant jamais ne s’effacera de sa mémoire. On lui demandera justice ; un jour quelqu’un le reconnaîtra et il faudra payer. Pauvre jeune guerrier inexpérimenté! Ce coup de feu, terrible pour toi, n’est qu’une peccadille parmi les innombrables atrocités d’hier, d’aujourd’hui et hélas de demain. Celles que l’humanité toute entière dénonce perpétuellement mais qui ne cessent de recommencer.

         Entre l’abominable camp et la ferme, environ cent cinquante kilomètres à vol d’oiseau, plus de la moitié est déjà franchie sans anicroche.

         Karl s’arrête. Tout droit, plus rien que le bois dense et difficilement pénétrable; il ne peut suivre maintenant qu'un seul chemin transversal qui court du nord au sud ;  C’est donc vers la gauche qu’il s’oriente, vers la Suisse, mieux vaut éviter l’Autriche sœur alliée dans la misère nazie. Il reprendra sa marche sur l’ouest le plus vite possible. Avant de passer la frontière, un baiser pour sa mère, un autre pour la petite sœur, et se laisser aller une toute dernière fois peut-être sur l’impressionnante poitrine du père. Franchir le lac de Constance dont il connaît les moindres recoins et remous, puis rejoindre avec un peu de chance Lisa, sa Lisa.

        Son amour de toujours, il l’a connu à l’âge de sept ans, en 1935. Son amour de toujours était à l’époque une mignonne petite fille au doux nom de Lisa Rosenberg, une petite fille juive. Dès que le vociférant nabot a pris le pouvoir à la Chancellerie le mot JUIF est devenu tabou, et pourtant maman  n'a pas annulé ses cours dans l’école de couture de Madame Rosenberg, mère de Lisa. Les deux femmes sont devenues les meilleures amies du monde.

         Kurt Bergsen le grand-père maternel de Karl à disparu fin 37, soupçonné d’avoir organisé une filière d’évasion de cette « sous race » vers la proche Suisse. Depuis, à chaque opportunité, papa a rabâché sans arrêt :

                           -Si l’on vous parle du mot JUIF, venant de qui que ce soit, y compris de votre meilleur ami, vous fermez vos oreilles, votre bouche et empêchez votre cœur de s’exprimer, de battre s’il le faut. Il en va de la vie de notre famille.

                            Si l’on vous parle du grand-père, vous montez sur vos grands chevaux en prétendant ne pas être responsables des imbécilités de ce vieux sénile. Et clamez haut et fort qu’au grand jamais, personne parmi nous n’a partagé ses idées !

                             Entrez-vous ça profondément dans le crâne !

 

                                         *************************

 

           Des points lumineux surgissent soudainement droit devant, heureusement assez loin. Ils  s’approchent rapidement…ce ne sont pas des phares.

         Un bond dans les fourrés  et la colonne américaine passe bruyamment devant  l’homme qui s’est roulé en boule tel un hérisson, immobile dans un repli du terrain. Heureusement que le bois n’a pas été entretenu depuis belle lurette, que buissons et  broussailles sont montés bien haut. Des jeeps qu’il ne connaît pas encore et des sortes d’engins avec des roues devant et des chenilles derrière. Ces derniers sont coiffés de grosses mitrailleuses ou de petits canons. Karl ne voit pas bien, tout cela passe si vite, comment diantre peuvent-ils foncer comme ça dans l’obscurité ?  En tous cas personne n’a soupçonné sa présence.

         L’ex SS est vêtu de  civil désormais. Dans un hameau proche de Buchloe, alors qu'il cherchait un abri pour la nuit, à côte de sa maison détruite par le souffle d’une bombe, une femme d’une trentaine d’année était en pleurs. Karl s’est avancé et, gauchement a tenté de donner quelques paroles de réconfort. Heureusement qu’elle avait dormi chez sa mère dans une bâtisse peu éloignée, épargnée par l’attaque. Son mari c’était fait tuer tout là-haut dans le grand froid de la Norvège face à un commando anglais l’hiver 43-44. Ses deux frères disparus sur le front russe, il ne lui restait plus rien que ses deux petites filles en bas-âge.

        Sans que le déserteur ne dise mot, elle a de suite compris la situation, ils étaient tellement nombreux dans le même cas !  Alors il lui a raconté…le camp… pourquoi…Elle a refusé de croire l’impossible vérité mais a pleuré d’avantage. Karl a enlacé la femme, ne sachant que faire. Ni l’un ni l’autre n’ont compris comment, mais ils se sont retrouvé entre des pans de murs, sous le faible scintillement des étoiles car le toit s’était envolé, à faire l’amour. Elle se troussant et lui baissant juste son pantalon.

                                -Il faut que tu te rases, tu veux te remettre en civil ?

         Puis juste avant qu’il ne reparte elle a questionné encore une fois :

                                -C’est vrai ce que tu m’as dit sur Dachau ?

         Les paroles ont refusé de sortir mais les larmes et le lent geste affirmatif de la tête ont tout confirmé.

                                 -Mon Dieu ! Allez vas, et bonne chance !

           Ce n’est qu’au bout d’un instant qu’il a réalisé que tous les deux allaient probablement pour toujours ignorer leurs respectifs prénoms. Karl portera pour le reste du voyage des vêtements à peu près présentables, tout ne peut-être parfait, ils sont cette fois un peu étriqués. Avec ceux-ci, il a pris l’allure de monsieur tout le monde, l’allure d’un fuyard, l’allure d’un désemparé, l’allure de tout un peuple en débandade, tentant vainement d’échapper à un passé encore présent, doutant qu’il puisse avoir un futur plus lointain que le simple demain. Il le sait pour l’avoir vu de ses yeux, pour en avoir eu mal dans sa chair, un peuple qui devra rendre-comptes de terribles actes. Dans son dos, enroulée et maintenue par deux sangles, une bâche kaki  imperméabilisée lui permettra de dormir à même le sol si besoin est.

           La colonne ennemie est passée, les prémices de l’aube éclairent le sous-bois vers le levant, bientôt il faudra au fugitif de nouveau s’arrêter pour la journée. Ne reprendre la marche qu’avec la prochaine nuit tombante. Mais surtout il faudra manger, boire aussi, la gourde métallique enveloppée de toile est tristement vide depuis plus de deux heures. Mais la chance est parfois présente sur les chemins de la difficulté, l’orée du bois est atteinte peu avant le jour; une ferme abandonnée semble lui tendre les bras comme pour lui dire : -Viens, sers-toi !

           Une courte bataille a du retenir un détachement d’éclaireurs des envahisseurs yankees. Les habitants sont partis laissant quelques têtes de bétail. Deux pauvres vaches non traites meuglent la souffrance des pis gonflés de lait. La popote des militaires doit cuire une viande fraîche car plusieurs peaux sanguinolentes à même le sol sont déchiquetées par les chiens devant la petite étable. Il fait si froid que les mouches ne sont pas encore là. Décidemment il ne se rappelle pas avoir connu pareil climat fin avril !

           Attention, ne pas se remplir la panse goulûment, ne pas exagérer. Ayant soulagé les vaches puis son estomac, rempli la gourde, il cherche vainement une poule, un lapin mais c’est seulement l’ordinaire des Amerloques qui sera amélioré, une véritable razzia n’a rien laissé derrière elle.

          Pourquoi ne pas continuer son chemin avec les deux vaches ? Rien de plus normal dans un monde rural ; mais après réflexion cela serait trop aléatoire, voir risqué. Derrière des troupes qui avancent, c’est la disette, il ne fera pas dix kilomètres avec des beefsteaks ambulants. Karl fouille dans la cuisine parmi une multitude de bocaux brisés, un merveilleux lard salé miraculeusement intact, va trouver nouveau propriétaire déjà salivant. Même sans pain, en ces temps c’est un mets de roi.

          Le ventre maintenant bien plein, une gourde de lait pendue à sa ceinture sous un pesant manteau, un bocal de deux kilos de délices qu’il faudra surtout ne pas casser, le fuyard s’en retourne à la lisière du bois pour y dormir, complètement épuisé. Une escadrille entière le survole à faible altitude pour éviter les rares pièces anti-aériennes encore présentes dans les environs, mais il ne se réveillera pas. Encore quatre nuits de marche et l’homme pourra embrasser maman. Cela fait seulement un mois et demi qu’il ne l’a vue, depuis le jour de l’incorporation forcée. Jamais séparation ne fut aussi longue et un bon gâteau aux pommes, parfumé d’une généreuse rasade de schnaps sera certainement enfourné pour célébrer les retrouvailles.

          La serrer fort dans ses bras, lui le seul rescapé de trois fils, trois grands gars solides. Kurt, « celui du milieu » qui fut prénommé comme pépé, a trouvé la mort dans la première grande offensive contre les Russes, là-bas loin dans l’Est de la Pologne, le jour précis de ses vingt trois ans. Joyeux anniversaire pour la famille largement récompensée par une belle médaille, Croix de Fer de première classe à titre posthume. Puis Helmut l’ainé est parti avant ses vingt sept ans, des terroristes insatisfaits d’être envahis l’ont lâchement assassiné dans une petite ville française au nom pourtant enchanteur de Saint Marcellin. Rassurez-vous famille Schmit, sa mort a été vengée par l’exécution d’une dizaine d’habitants de tout âge ; et une deuxième Croix de Fer est venue pour être encadrée à côté de la première.

         Il ne reste que le cadet et la petite dernière, la douce Eva. Que cette maudite guerre dure encore quelques années et il n’y aura plus un homme pour fournir l’insatiable assoiffée de sang qu’est l’armée invincible. Bof… Adolf enverra les femmes au front.

 

                            -Allez, en route mauvaise troupe !

         Karl soudain s’affole, il vient de réaliser qu’il lui faudra désormais traverser un territoire occupé. Ce n’est plus de ses compatriotes qu’il faudra se méfier. Si les Américains  filent sur l’Est et remontent vers le Nord, c’est qu’il ne subsiste aucune opposition sur leurs arrières.  La ferme paternelle doit être occupée, envahie par des soldats que l’on décrit comme barbares, brutalisant les hommes et violant les femmes, on raconte que beaucoup sont noir de peau.

                            -Maman, Eva ! Le cri est spontané puis le calme revient en lui, il est impossible qu’un peuple, y  compris d’envahisseurs, se comporte d’une forme semblable à ce qu’il a vu à Dachau. S’il se rend à l’ennemi maintenant, le déshonneur de la désertion ne commotionnera pas les nouveaux maîtres, par contre la faute, la balle de sang froid dans la tête d’un restant d’homme agenouillé…ça on ne lui pardonnera pas. Et il semble que cette faute est écrite sur son front, en grosses lettres indélébiles. On le fusillera ! Trois fils ! Non c’est impossible, ne pas se rendre.

                             -Stop, halte !

                             -Je suis foutu !

            Au premier gros bourg que le fuyard a décidé de ne pas contourner il va se faire prendre. Il ignore complètement qu’un couvre-feu est instauré. Une puissante lampe torche se braque sur lui en l’éblouissant.

                              -Verboten marcher la nuit ! Document, papir, ausweis.

             Dans son Allemand rudimentaire, le soldat américain au casque enveloppé d’un filet questionne encore en écorchant les mots

                            -Ha, ha du bist eine kleine déserteur ! Keine document ?[1]

                            -Je n’ai pas de papier, pas de laissez-passer. Je ne suis pas un déserteur. Moi pas militaire.

            Karl montre son moignon et explique vainement.

                            -Moi civil, pas faire la guerre avec main coupée !

            Sans papiers et de toute manière en infraction avec le couvre-feu, une carabine braquée sur la poitrine le jeune pleure maintenant. Il suit ses ravisseurs vers une jeep toute proche, cachée sous un porche naturel de feuillage. Un supérieur, contacté par la radio donne son ordre.

                            -Arrêtez-le, enfermez le, nous verrons au matin ce qu’on foutra de ce gugusse.

            Et c’est la catastrophique fouille à laquelle le fuyard pensait pouvoir échapper.

                            -Merde le gars est armé ! Dis-donc mon pote, t’es pas militaire ? Et c’est quoi ce truc, un pistolet à bouchon peut-être ?

                             Nom de Dieu, et cette rapière ? C’est ton canif pour couper la salade que tu veux nous faire avaler ? Marquée du signe des SS hein, salopard, je ne sais pas ce qui me retient de ne pas te foutre sur la gueule, assassin !

           Devant l’avalanche de mots incompréhensibles Karl ne peut que nier en pleurant encore plus fort. Il est emmené  en un trajet d’une demi-heure environ en jeep, les mains croisées sur la tête

                            -Tu as de la chance de paraître bien jeunot mon pote, allez marche, au trou !

 

                *

         

                                         ***********************

 

          Recroquevillé sur un sol de terre battue jonché de paille, Karl va immédiatement faire connaissance d’une faune enchantée par sa présence. Les puces pullulent ; faible consolation, il fait moins froid qu’à l’extérieur. Il ne pleure plus, pourtant il est persuadé que sous peu il sera fusillé. À une heure de l’après midi une bonne gamelle de  soupe épaisse et chaude lui est servie ainsi qu’une tranche de pain un peu dure. Son bon lard s’est envolé vers d’autres palais de connaisseurs après la fouille, on ne lui a pas enlevé sa gourde de lait. Ceinture confisquée, lacets de chaussures ôtés, le prisonnier ne sait comment tenir un pantalon trop étroit pour être boutonné jusque en haut et dont la taille est vraiment basse Le petit nécessaire rudimentaire pour la barbe donné par sa maitresse d’un instant… hop, dérobé  ainsi que le briquet offert par papa. Vers trois heures, un gardien vient le chercher.

                            -Demain, morgen, traducteur. Debout, mon pote, pause pipi caca.

          Ayant satisfait à ses besoins naturels, c’est de nouveau l’inconfortable détention.

          Il était seulement juif, mais je n’ai rien contre eux moi ! Raconte leur Lisa, raconte leur que déjà tout petit je t’ai aimée. Toi la minuscule jolie brunette aux courts cheveux noirs frisés, aux yeux espiègles et  ensorceleurs, dis leur que tu as été mon premier et unique amour. Ma première émotion sexuelle aussi. Quel âge avais-tu ? Huit ans, pas plus quand profitant de nos deux mamans occupées à la cuisine, tu as posé un gros bisou sur mes lèvres. Raconte mon émoi, ma rougeur de tomate ou de poivron,  ces deux fruits un jour entrevus au marché mais que l’on mange si peu dans nos contrées.

                    En une autre occasion, elle lui a murmuré à l’oreille :

                            -Montre-moi ton zizi, tu pourras si tu veux regarder ma chattounette.

          Alors Karl le timide, celui dont on se moquait parfois à l’école, a baissé son pantalon court  et le caleçon tricoté par maman pour montrer un quelque chose qui a immédiatement durci et est monté regarder le plafond. Il n’avait guère plus de sept ans et plus tard il s’est toujours demandé si la petite fille savait déjà à quoi servaient « ces choses-là ». Quant à lui, issu d’un milieu rural, il avait alors des connaissances que bien des garçons de son âge ignoraient dans les villes.

                             -Repas du soir. Tiens mon pote, une couverture !

             Les puces sont infernales mais ce ne sont pas  seulement elles qui l’empêchent de dormir, après la gamelle de soupe et la deuxième incursion vers les Water Closet comme disent les yankees, la nuit sera totalement blanche…

            En 1936 ou 37 toute la famille Rosenberg portait une significative étoile de David jaune cousue sur la poitrine. La dernière fois que maman est partie visiter la couturière, elle s’est faite insultée par le voisinage, elle portait cachée sous sa jupe, une robe d’été qu’elle prétendrait revenir d’une retouche du meilleur atelier de confection de la petite ville. Piètre excuse pour apporter des simples paroles d’encouragement à son amie. Quel bonheur ce jour-là pour Karl d’avoir insisté et faire partie de la visite.

            Prétextant le traditionnel cache-cache Lisa l’a entraîné, l’a embrassé en cherchant maladroitement sa langue, puis caressé son zizi au garde-à-vous. Il en avait mal aux testicules tant elles étaient remontées dans leurs bourses, se logeant là, tout près des os du bas du bassin. Elle a pris sa main et lui a demandé d’aller à son tour faire quelques investigations. Il lui semblait que les battements de son cœur s’écoutaient à des kilomètres…

                            -Mets-moi ton doigt, que cela m’arrive au moins une fois avant de mourir.

            Ce n’est que bien des années plus tard que Karl le SS a compris le sens de cette phrase insolite et  jamais oubliée, précisément le jour de son entrée dans le camp maudit, en revoyant beaucoup de ces étoiles jaunes sur des squelettes vivants.

           Cramoisi et haletant il n’a pas pu s’exécuter, cette chattounette si douce à l’extérieur était bien trop sèche. L’esprit de la fillette voulait, mais le physique n’était pas encore prêt. Et il a eu peur de lui faire mal avec ses ongles carrés, épais et souvent un peu sales. Elle a pleuré pendant qu’il faisait pipi dans son pantalon et il s’est précipité dans la salle de bain.

            A la campagne, cette bizarre cuvette  n’est pas commune, il y a la cabane avec une porte au minuscule trèfle découpé en haut au milieu, directement au-dessus de la fosse. Ce robinet sur une porcelaine blanche lui non plus est usuel, on prend l’eau sortie du puits, elle est ensuite vidée dans un réservoir et amenée sur l’évier de la cuisine. Et direction soit le broc pour les petites ablutions, soit le baquet où l’on refroidira un liquide savonné, souvent trop chaud quand il faut se laver en entier… le dimanche matin par exemple, avant d’aller au Temple. La fâcheuse manipulation d’un ustensile inconnu va provoquer un mini raz de marée vite stoppé mais qui aura pour heureuse conséquence la dissimulation de la première fuite…

                            - Lisa, dis leur que tu es juive et que je t’aime. Où es-tu petit amour ? Mon Dieu et si tu es passée par cet abominable endroit ?  Le ciel fasse que tu sois de ceux que grand-père  a pu sauver.

           Elle était juive comme l’homme assassiné. Que faudra-t-il dire au traducteur, quel mensonge inventer pour justifier le poignard SS. Karl ne sait pas qu’un tatouage caractéristique marque ces guerriers sans âme, sans cœur et sans aucun scrupule. Tardivement recruté, il a eu la chance de ne pas recevoir cette curieuse distinction appelée Kaeinsmal [2] D’ailleurs après une succincte visite médical le manchot a rapidement été juger bon pour le service. Pas le temps de faire une prise de sang ou une quelconque analyse ; il manque des hommes pour remplacer ceux qui ont pris la poudre d’escampette… allez, vite, vite.                       

          La température monte notablement pourtant le soleil ne se lèvera pas. La pluie fine, encore froide, est revenue tombant sans faire de bruit; le prisonnier ne la perçoit qu’avec les premières gouttières d’un toit en piteux état. Le sommeil se refuse encore, un coup de feu désormais silencieux et deux yeux qui le fixent s’unissent pour que pays des songes ne soit pas à sa porté. Mais il est désormais sûr de sa future défense à l’inévitable procès qu’on lui fera. Il racontera simplement la vérité, toute la vérité, premièrement au traducteur puis à ses juges. Il n’a jamais su mentir, préférant rester dans le silence face à une question gênante que de devenir immédiatement rouge comme une pivoine et de se mettre à bégayer. Et c'est au tour de Sabine de venir hanter son esprit préoccupé.

          Cette pulpeuse blonde du village a le pubis si clair qu’il laisse bien voir le dessin du vagin et le petit bouton toujours prêt à s’éclore qui coiffe cette grotte du bonheur. Karl, à quatorze ans et demi, était encore puceau comme la plupart des petits gars de son âge. Elle, de quelques années son aînée, avait déjà vampé bien des hommes et s’était servie  en vain de toutes sortes d’objets pour tenter de rencontrer un plaisir que ses amies lui décrivaient comme fantastique, fabuleux. Elle s’est moquée de son zizi au prépuce couvrant encore le gland mais s’est bien vite démenée pour que l’engin prenne un bon départ dans la vie.

                            -Sabine, tu leur raconteras que j’ai perdu mon pucelage en pensant à une autre. Hein, tu leur diras que Lisa, juive ou pas, était invisible mais présente avec nous.

         Et Hildegarde, la garde barrière, elle aussi pourra vous dire que je suis un timide, que je ne peux pas faire de mal à quiconque. C’était trois mois avant que l’on vienne me chercher, avant que l’on me donne cet uniforme maudit.

          Depuis bien des années, le passage à niveau gardé était sur le chemin de l’école, à une centaine de mètres de la gare. Peu de trains sur cette voie secondaire avant la guerre mais les convois militaires ont décuplé le trafic. Beaucoup de va-et-vient sur cette route entre les hippomobiles, les automobiles pétaradantes et fumantes, les tracteurs, nouveaux engins agricoles remplaçant peu à peu les chevaux, les charrettes au moment des moissons et les prisonniers affectés aux travaux agricoles Le petit Karl, enfin pas si petit que çà et du genre costaud, ainsi que quelques uns de ses camarades de classe passaient  précautionneusement deux fois par jour les rails, toujours salués par la veuve de la Grande Guerre, Madame Brennen, qui s’activait à sa grosse manivelle de fer.

          L’école était finie depuis longtemps déjà, la main coupée n’empêchait pas le jeune homme d’aller de temps en temps au village en bicyclette, et encore et toujours le grand sourire accompagnant des banales paroles de salutation. Ce jour là…

                                  -Karl, viens voir ! Je t’ai acheté des bonbons au  chocolat !

                   Bigre ! Quel exploit ! Du chocolat en pleine guerre ! Incroyable ! Plus personne dans la région ne devait se rappeler le goût d’un semblable délice.

          Et l’adolescent, papilles déjà salivantes, dés les barrières relevées, a suivi Madame Hildegarde jusqu’à sa minuscule maison de fonction. La femme, proche de la cinquantaine, un peu "enveloppée", comme enragée s’est aussitôt abaissée devant lui et, le déculottant  sauvagement, a entrepris une caresse buccale forcée. Avant  qu’il ne jouisse, elle a soudain arrêté, s’est retournée en se troussant et a supplié haletante :

                           -Vas-y mon gars, prends-moi !

           Il allait s’exécuter, regardant peureusement autour de lui, craignant d’être surpris, quand elle a précisé :

                            -Non mon gars, pas comme ca, pas avec ton zob, avec ton moignon, vas-y, vas-y !

            Plutôt écœuré par ce qu’il faisait, surpris de voir un vagin s’adapter à une telle dimension, il a commencé un lent pilonnage puis a accéléré provoquant finalement un fabuleux orgasme chez la dame, le premier qu’il ait connu de la gente féminine. Karl est parti en courant ré enfourcher sa bicyclette, sans les bonbons au chocolat, se demandant par la suite si ces derniers avaient bien existés. Il ne franchira plus le passage à niveau, préférant faire  un détour de plusieurs kilomètres ou traverser les voies en un point plus dangereux, mais sans trop de problème car les trains jamais ne roulent très vite. En pédalant sur le chemin de la ferme, il pleurait… Lisa, son bel amour serait-il capable d’une telle abjecte cochonnerie ?

                             -Madame, vous leur direz que je ne suis jamais revenu, vous leur direz ? Et toi Lisa, tu leur diras que ton nom est Rosenberg et que je m’en fous. Que ce n’est pas plus laid que  Schmit ou Muller.

           Les puces, les incessants plics plocs de l’eau des innombrables gouttières, le regard silencieux et permanent de celui qui va mourir en le fixant, Lisa, Sabine, Madame Brennen…l’ex fuyard pourtant anéanti de fatigue ne peut toujours pas dormir.

                               -Debout, fainéant, tu vas te laver et te désinfecter. Allez, fissa, schnell, toiletten, waser. A poil, tout nu dehors.

           Les gardiens eux aussi ont été assaillis par de minuscules parasites sauteurs, piqueurs et terriblement difficiles à attraper. Ils ont repéré la petite baraque servant de geôle comme le centre de ce début de plaie. A l’aide d’un curieux engin fait de deux cylindres soudés en T, le prisonnier est pulvérisé…d’un mélange de détergent et de gasoil, pas une puce n’en réchappera. La cabane est carrément brulée pendant que Karl grelottant va se laver.

         Un  uniforme américain propre avec  bien sûr un grand P dans le dos, à sa taille s’il vous plaît, mais pas de ceinture ni de lacets pour des nouvelles chaussures …trop grandes ! Miracle ce matin, c’est du vrai café bien qu’exagérément dilué, qu’on lui sert ; deux tranches de pain avec un corps gras qui ressemble à du beurre et de la confiture. Une plaquette bizarre d’un produit à la chlorophylle qu’il faut mâcher et ne pas avaler, du chewing gum. Karl n’en revient pas ! Ces soldats que tout le monde décrivait comme de vrais barbares ! Un coiffeur est même venu lui faire la barbe et retailler sa boule presque à zéro.

 En ce matin du premier mai 1945, le caporal Karl Schmit, embarqué dans un camion bâché, entre deux gardes armés, roule vers une destination inconnue. Après une demi-heure de trajet…

                              -Terminus mon pote, tout le monde descend !

         Il lui semble reconnaître ce gros bourg, Kempten, distant d’une quarantaine de kilomètres de chez lui. Une école primaire surmontée de la bannière étoilée des envahisseurs abrite l’antichambre d’un tribunal. Dans l’une des classes, soigneusement séparés les uns des autres, d’autres gars comme lui, le regard fuyant, attendent immobiles et apeurés.

                              -Silence mon pote, on t’appellera.

        Grosse surprise quand au bout de quelques instants seulement son nom est prononcé en premier. Dans une classe attenante, il n’y  a que trois militaires, tous des gradés, probablement des officiers, un garde est  resté en faction derrière la porte refermée.

                            -Vous prétendez vous appelez Karl Schmit, être né le 4 janvier 1928 à Hergatz en Bavière, c’est exact ?

         Blanc comme les draps de maman, le jeune homme ne s’attendait pas à être jugé immédiatement, il pensait seulement raconter son histoire à quelqu’un dominant bien l’Allemand et qui le comprendrait lui aussi. Il a en face de lui trois personnages le fixant froidement, ils le jaugent, le décortiquent du regard, prêts à fondre sur lui au moindre faux pas, à la plus petite parole incertaine, au premier mensonge. L’homme qui a commencé l’interrogatoire a cet accent particulier, un peu traînant,  des gens de la Moselle.

                             - C’est exact monsieur.                  

                             -Mon capitaine, s’il vous plaît. Pouvez-vous nous prouver vos dires ?

                             - Bien sûr mon capitaine. Je connais cette région, mes parents habitent non loin d’ici, il vous serait facile de les amener, j’ai aussi des oncles, de la famille de par cette contrée et peux vous préciser leurs adresses respectives. Tous pourront me reconnaître.

         Brutalement la question qui va faire mal accompagne un poignard qui se montre.

                            -Pouvez vous nous expliquer cela caporal Schmit ? Vous avez volez ce poignard, seuls les officiers en portent un !

                             -Non, messieurs, ils me l’on donné et m'ont dit que je devais en être fier, je vous le jure ! Mon capitane, il me faut vous dire premièrement que je n’ai pas dormi depuis bien longtemps et que mon esprit ne sait plus où il en est. Mon histoire personnelle est tellement simple, insipide, idiote, que je ne sais si vous allez me croire.

                            -Allez-y quand même!

           Karl raconte, tout, le premier moment où les Feldgendarmes sont venus le chercher, les deux jours de simulacre de préparation militaire, sa nomination au grade de caporal, l’uniforme trop grand, le fusil, le pistolet et le poignard. Il parle lentement,  se rend compte que  les trois d’en face comprennent parfaitement ses paroles car à aucun moment  l’un d’entre eux n’a traduit et ils prennent des notes, l’air grave.

          Le jeune homme hésite un moment puis enchaîne d’une voix déformée par sa propre douleur, il décrit l’arrivée d’un SS timide à Dachau. Il pleure maintenant en expliquant l’inexplicable, en décrivant l’indescriptible. Les amoncellements de cadavres, les survivants squelettiques. Puis tombant à genoux, il articule difficilement entre deux sanglots.

                             -Ils ont fait de moi un criminel.

                             -Garde, apportez une chaise ! Aidez-le à se relever !  

           Plus lentement encore il raconte l’exécution, sa seule main qui ne pouvait plus s’abaisser, sa détermination immédiate pour déserter. Reprenant force, Karl maintenant décomposé parle de son évasion, de sa marche vers le toit paternel en omettant  l’intermède de la femme inconnue ; il raconte la ferme abandonnée, les vaches, le bon lard puis la capture.

 Il fait part de son étonnement d’avoir été aussi bien traité.

          Après  vingt minutes de monologue le silence se fait, palpable, pesant ; l’officier qui semble diriger le groupe, assis derrière un bureau de maître de classe parle enfin mais en Américain et Karl ne comprend pas un mot.

                            -Messieurs, voici un gars qui n’aura pas besoin d’un avocat.

          Le capitaine ayant questionné reprend :

                            -Je suis d’accord avec vous mon commandant ! Puis se tournant vers le troisième homme, il demande.

                            -Que pense notre psychologue ?

                            -Il ne me paraît pas nécessaire de demander si notre caporal éprouve du remord pour son acte. Toute son attitude montre combien il a souffert et qu’il ne digérera pas facilement ce qui lui est arrivé.

                            Notre homme est beaucoup plus une victime que toute autre chose, il ne doit pas passer devant un tribunal. Il est temps que son calvaire prenne fin.

          Le commandant signe quelques feuillets, les tamponne puis rappelle la sentinelle.

                             -Conduisez ce jeune homme au bureau de l’administration du territoire, faîtes-lui établir un laissez- passer. Vu son handicap et son état de fatigue voyez donc  s’il peut profiter d’un de nos déplacements militaires pour être ramené chez lui. Qu’il soit bien traité !

                               -Monsieur Karl Schmit, vous n’êtes plus caporal de l’Armée Allemande, Vous êtes libre! Juste une petite vérification, voulez-vous bien nous montrer votre biceps gauche ?

           Il est absolument impossible au désormais démilitarisé de prononcer le moindre merci tant l’émotion le terrasse et, ses jambes refusant de le soutenir, il doit s’appuyer sur la sentinelle pour pouvoir sortir de la classe.

                            -Faîtes entrer le suivant sur la liste !

           Dans l’antichambre, certains redoutables individus bientôt démasqués cogitent leur défense, rabâchant de futurs mensonges qui ne serviront à rien.

         Alors qu'heureux il roule en direction de la ferme familiale le jour est enfin ensoleillé, nous sommes 2 mai 1945 et à quatre-vingts kilomètre au nord-est,  Dachau est libéré par des soldats de la 7ième Armée anéantis d’horreur. Près d’un train stationnant aux portes de l’enfer et bondé de cadavres, certains libérateurs exécutent sommairement des gardiens qui, comme Karl, ne sont pas tous des vrais coupables.  A part quelques officiers, les plus vieux d’entres eux n’ont guère plus de vingt ans. Des simples remplaçants de fraîche date qui n’ont rien compris.

.         Les vrais criminels courent dans la nature. Deux jours auparavant, dans son bunker de Berlin le grand responsable  s'est suicidé  enfin conscient d'avoir manipulé, sur une carte clouée d’une multitude de petits drapeaux, des armées qui n’existaient plus du tout ou dont les effectifs étaient décimés. Jusqu'au dernier moment il aura parlé encore de victoire, d’une nouvelle arme qui sauverait la Grande Allemagne…                                   

 

           Une jeep roule à vive allure en direction de l’ouest, Karl toujours flanqué du grand P dans le dos est néanmoins un homme libre et heureux. Le caporal au volant parait excellent chauffeur, mais mon Dieu, comme il va vite!

                           -Ils sont fous ces Amerloques, fous de ne pas bâcher ce véhicule, avec un pareil froid, je vais chopper la mort. Fous mais compréhensifs, ils ont bien deviné que je ne suis pas un sale SS et pourtant je n’ai pas parlé de mon amour juif. Fous mais gentils, j’ai les poches pleines de friandises, du vrai chocolat et une sacoche avec des rations de guerre bien meilleures que l’ordinaire de notre armée en débandade. Fous aussi d’aller aussi vite, mais je rentre à la maison.

                             Papa, maman, Eva, j’arrive… cette maudite guerre vous aura laissé un homme à la maison.

                            Papa, tu le feras n’est ce pas ? Tu m’accompagneras un jour en Suisse pour retrouver Lisa ?

                            Lisa, c’était seulement hier, avant-hier tout au plus !

           Trop vite…beaucoup trop vite. Dans une méchante courbe, le léger véhicule dérape…se couche, puis, emporté par son élan, roule comme un tonneau, plusieurs fois.

                            -Tu le feras…avant-hier!

            Une belle jeune femme aux yeux espiègles, de longs cheveux noirs et bouclés lui tend les bras en souriant ; à ses côtés le bon Pépé Kurt est bien là, il ne lui manque que sa sempiternelle pipe. Tous les deux sont rayonnants.

                            -Lisa !

 

 

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[1] Ha ha, tu es un petit déserteur ! Pas de document ?

[2]    La marque de Caïn.  Nota : Sur la face interne du biceps gauche, le groupe sanguin inscrit à tout jamais permettra par la suite de retrouver bien des criminels de guerre.

 

                  

                        

                     

             

 

 

 

 

        

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