Douce plume acariâtre

                                 LE TOUR DE CARTES

 

             Ce sont de nombreuses heures que bien des amateurs passent parfois ici. Ils marchent un œil sur tout le bazar hétéroclite qui jonche le sol, parfois même directement sur le bitume, sans aucune protection; l'autre quinquet  restant attentif à la foule dense en ce beau mois de mai. Attention, les pickpockets sont nombreux et fort habiles. Je me souviens avec délectation d'une émission de radio dont j'ai oublié le titre, où un speakeur à la voix qui m'enchantait avait décrit un lieu semblable, mais à Paris. Un certain Marmet, ce nom-là au moins m'est resté.

             "Le marché aux puces de Paris est le seul endroit au monde où l'on peut trouver un couteau sans manche auquel il manque la lame"

            Expression pittoresque décrivant l'objet impossible, celui que chacun ici comme aux puces parisiennes s'attendant à trouver entre deux autres incompréhensions ou vieilles choses dont l'utilité restera à démontrer fort longtemps. A Barcelone, los "Encantes" (enchantements en Français) n'ont rien à envier aux animaux sauteurs et c'est le même bipède renifleur qui est piqué par la curiosité. Dans ses limites et  les quelques rues limitrophes, on peut tout acheter. Tout. Qu'il soit de bon ou mauvais gout, de bois, de papier ou carton, de toile ou plastique, de ciment, plâtre ou métal, qu'il vous apparaisse neuf ou ancien, rouillé, cassé, amputé, déchiré, moisit, bloqué, rayé, mal recollé ou rafistolé l'objet attire la main interrogative et parfois, après maintes palabres, il est encore capable de délier les cordons d'une bourse provisoirement satisfaite.

        Le soleil ne cogne pas encore trop fort, j'ai tout mon temps, enfin presque. Celui que madame prendra pour trouver le tissus de sa convoitise à une petite centaine de mètres. Les marchants proposent là-bas des montagnes de rouleaux bariolés et d'une infinie variété de tissage. Synthétiques et cotons côtoyant sans honte la plus belle des  laines, la soie ou  le lin si fin. Nous nous sommes fixés rendez-vous en un lieu que nous rejoindrons quand elle m'appellera sur mon téléphone portable.  Pour quoi me suis-je arrêté?

        Je le sais.  Une boite attire irrésistiblement mon regard. Elle est trop loin pour que je puisse  l'examiner et son touché me dira certainement quelque chose. Impossible d'avancer dans un invraisemblable  fouillis sans perdre l'équilibre. Je tends ma main à l'index pointé en demandant.

              -Combien pour la petite boîte, là?

        Le vendeur, un Marocain à n'en pas douter, peine pour trouver l'objet de ma convoitise puis me le passe.

             -Donne-moi trente  euros!

       Je tousse et passe à un Français mêlé de quelques mots d'arabe, langue que je baragouine chouïa, histoire de dérider mon gars.

            -Ca va pas non? Pour un truc aussi petit? Un machin que tu ne vas pas vendre avant un siècle. Je te donne cinq euros, pas plus!

         Mon vendeur n'a pas l'air d'apprécier, il a du se lever du mauvais pied ce matin et  son sourire a  fuit un visage fermé, presque antipathique.

                   -Allez, tu m'en donne vingt, c'est mon dernier mot!

                   -Non,  garde ta boîte, je ne la veux plus!

      Dommage, quinze centimètres sur dix, huit maxi d'épaisseur, légèrement bombée sur la partie supérieure et une marquèterie vernie compliquée ayant une  apparence de très bon état. Aucune aspérité douteuse pas de rayure  mais…aucun système d'ouverture visible. Cette boîte me plait. Pourquoi? Je ne saurais le dire et alors que je m'éloigne, il me semble entendre une toute petite voix qui m'appelle au secours.

                  -Hervé, reviens, ne me laisse pas!

       Dans le brouhaha qui m'entoure, je pense immédiatement à une illusion, à un cri jailli de mon imagination si débordante que les inondations sont fréquentes à la maison. Combien de notes, de feuillets, de gribouillis où courent mes idées, débordent de mes nombreuses corbeilles à papier? Je m'éloigne donc mais l'appel se fait réécouter, plus fort, plus pressant. Plus précis également.

                -Reviens, sorts-moi de là-dedans!

     Demi-tour donc, cette boîte sera pour moi; mais pour le prix, histoire de montrer ma fermeté, je prépare douze euros en faisant semblant de fouiller toutes mes poches.

              -Tiens, c'est tout ce que ma femme m'a laissé pour que je ne ruine pas la maisonnée!

     Peut-être mon vendeur n'est-il pas dupe, il feint d'hésiter puis annonce un "banco" qui me ravit. Je m'éloigne, heureux propriétaire d'un nid à poussière supplémentaire sur une quelconque étagère. En tout cas, je ne rêve pas en écoutant nettement un "Merci Hervé!' Comment définir ce que l'on ne connait pas. Mon caprice est noir, avec de si nombreuses incrustations argentées, un couvercle à l'emboitement si précisément ajusté que je peine à voir la jonction. Le dessous est parfaitement lisse. Mais comment s'ouvre donc ce bidule? Car, au poids, il est impossible qu'il soit massif. La petite voix me renseigne.

               - Pas de phrase magique, tu l'ouvriras avec ton cœur.

        Ouf, je sais au moins, et peut-être hélas, que je ne vais pas me transformer un  moderne Ali Baba. De toute façon, je doute qu'un immense trésor soit caché en si peu d'espace. Je décide de garder ma précieuse acquisition sur moi, en permanence. J'ai toujours eu horreur de porter le moindre étui ou la plus petite sacoche en bandoulière. Mon portefeuille sagement dans ma poche, si peu bondé de billets qu'il reste toujours bien plat en ne la déformant pas. Je vais faire une exception pour une boîte pleine d'inconnu; impossible de la balader autrement. Un truc tout simple mais de bon cuir fait l'affaire pour dix euros supplémentaires. Je me ruine aujourd'hui!

             -Merci Hervé!

             -Pas de quoi!

     Déjà souvent taxé d'un peu foufou, je crois que désormais, ceux qui m'écoutent parler tout seul vont rapidement supprimer le "un peu"…mais je m'en contrebalance complètement. Un doute toutefois pointe le bout de son museau. Pourquoi moi? Comment la petite voix si claire, si précise connait-elle mon prénom et que sait-elle de plus sur l'étonnant personnage que je suis devenu? Surtout…que va-t-elle m'apporter? Sans vous mentir et loin de toute vanité, il me semble tout connaître de ma modeste personne. Je me suis appris. Mais…mieux vaut ne point le dire sans finir très vite dans un asile avec un entonnoir sur la tête, pour vous je fais une exception. J'ai trouvé une étincelle de divinité en moi. La petite voix précise.

          -Il y a toute  la lumière à découvrir!

      Un interrupteur coupe la réponse que je préparais. La sonnerie caractéristique de mon téléphone. Madame a fini ses achats. Comme chaque fois il se fait tard, deux heures et demie. Pas étonnant qu'une légère faim grogne dans mes entrailles. Légère? Je me meurs ! ! Un sympathique restau végétarien à prix raisonnable où nous avons nos habitudes va de nouveau recevoir notre visite.

          -Elle est jolie cette petite boîte que tu as achetée. Comment l'ouvre-t-on?

    Je n'ai pas envie de servir à ma délicieuse épouse mon abracadabrante histoire, je me contente d'une pirouette en plaisantant.

         -L'unique mode d'emploi  a été perdu par le vendeur. Mais tu me connais, quand je cherche, je trouve!

      Plus un mot de mon lutin. Au fait, il ne s'est pas présenté cet affreux! Je vais te le me baptiser. Saliperpopette.  Sympathique, non? Certain qu'il va apprécier! Donc cette nouvelle connaissance ne s'adresse à moi que lorsque je suis seul. Mon épouse va  visiter une de ses amies, histoire de filles, papotages de femmes où je n'au pas mot à dire. Un nouveau rendez vous est pris je fais flâner sur la rambla déguisé en touriste lambda. Ceux que nous appelons parfois des guiris. Terme un peu péjoratif. J'avais vu juste, à peine séparés, Saliperpopette me recontacte.

          -Ce nom-là me plaît bien, c'est le plus original que jamais l'on m'a attribué. Merci, au fait, tu aimes les tours de cartes?

         -Feu mon papa en raffolait. Pour la plus part, ils ne sont qu'illusions, or ce mot ne me correspond pas. J'évite d'en avoir pour que les désillusions ne me fassent pas d'entourloupette!

         -Je sais. Mais il est un tour de cartes qui relève de la magie et ton père l'a vu quand il était jeune. Celui-là tu en rêves depuis toujours!

        -Tu sais ca aussi?

        -Et oui. Je te rappelle l'histoire. Cela se passait à Oullins (proche banlieue de Lyon) en 1933. Ton père jouait à la belotte dans un bar avec trois amis quand est rentré un vieil homme. Son aspect  fait un peu rire les joueurs adolescents, toujours prêts à se moquer de quelqu'un. Le nouvel arrivé c'est avancé vers eux. Il a pris quelques pièces dans sa poches et a demandé à l'un des garçons d'aller lui acheter un jeu de cartes tout neuf au tabac, juste à côté.

       L'inconnu a décortiqué le jeu, fait brasser longuement par ton père. Puis aux quatre il a dit:

Écrivez chacun sur un bout de papier une carte à laquelle vous pensez, vérifiez  qu'elles ne soient pas répétées… c'est fait? Oui m'sieur!

       Le vieux a saisit le jeu puis l'a lancé sur le grand miroir derrière le comptoir du bar. Quatre cartes y sont restées collées.  Les yeux écarquillés du bistrotier et des joueurs ne pouvaient se détacher du spectacle. Quand ils se sont retournés, le magicien avait disparu.

     -Et tu vas m'expliquer?

     -Oui, quand tu m'auras fait sortir de la boîte.

De nouveau une sonnerie caractéristique puis cette fois c'est madame qui parle.

      -Hervé, arrête ce maudit réveille-matin!

     - Boudiou, tout cela n'était donc qu'un rêve.

     -Encore! Tu ferais mieux de rêver le prochain tirage de l'Euro million, et aussi de t'en rappeler! Ne perdons pas de temps, impossible de traîner au lit. Dés que nous aurons emmené la petite à l'école, nous filons sur Barcelone. C'est jour d'Encantes et je dois acheter du tissus…

     Ce sont de nombreuses heures que bien des amateurs passent parfois ici. J'attends madame en laissant mon regard survoler un hétéroclite bric à braque quand soudain je la vois. Légèrement tremblant et connaissant la réponse, je m'adresse au vendeur marocain.

            -Combien pour la petite boîte, là?

            -Trente euros!

      Une voix  entendue peu de temps auparavant m'interpelle.  Je suis certain que nous allons devenir inséparables.

            -Alors, tu vas finir par l'apprendre ce tour de carte?

            -Salut Saliperpopette.

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