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Douce plume acariâtre

 

      Texte déposé en registre de propriété intellectuelle

 

                                        LE SAC ROUGE ECARLATE

                  Aujourd’hui il m’a fallu courir pour ne pas louper le train qui me ramènera à la maison. Les soixante-dix kilomètres échelonnés par de nombreux arrêts vont comme d’habitude être parcourus en une heure approximativement. Pendant la néfaste période de la construction de l’AVE (équivalent du TGV français en Espagne) tous les passagers se désespéraient des retards considérables mais j’avais la grande chance de ne pas dépendre du temps. Depuis des lustres j’essaye de l’utiliser autrement que pour vieillir et d’en disposer à mon bon gré, mais il faut dire parfois la vérité…je n’y parviens pas toujours
      Ce temps donc, qu’aucune pointeuse ou patron ne vérifie, se dilate ou se contracte en fonction de mes nécessités du moment. Dans un train, je le mets le plus souvent en hibernation  et tel un homme en méditation, voudrais ne penser à rien.
      Seul dans le wagon, assis le dos à la marche sur le premier siège, cela me permet de surveiller discrètement  tous ceux qui s’y installeront bientôt. Eux sont des gens normaux, ils regardent le futur et scrutent la direction où le train avance. Le paysage doit paraître différant vu d’en haut, l’horizon du bleu de la mer est plus lointain, alors le peu d’anonymes passagers monte à l’étage,  je reste isolé…et m’assoupis.
      Comment vider son esprit quand la plume de l’écrivain démange la main en permanence ? Tout est sujet à nouvelle, à roman. Pour la poésie, là j’avoue humblement que cela n’est pas dans mes cordes. Je suis trop rationnel peut-être, trop pragmatique. Hier une histoire de mots s’est couchée sur le papier via le clavier de mon ordinateur, seulement trois pages et demi pour décrier l’hypocrisie qui me semble –opinion strictement personnelle-, le maître-mot gouvernant le monde des humains.
      Quand mes yeux s’ouvrent, je ne vois plus qu’elle.
      Assise une rangée devant moi mais bien à droite en diagonale. Aucun obstacle ne s’oppose pour que je puisse la contempler entièrement. Il faut me retenir pour que cela ne soit pas trop ostentatoire, dissimilons, dissimulons. Jeune, à peine plus de vingt ans, rousse à la chevelure longue et ondulée comme toutes les filles à notre époque, un nez légèrement en trompette rehaussé d’une paire de lunettes à grosse monture. Elle porte des bas noirs horriblement troués. Non, ni vieux et usés mais ajourés de ces déchirures volontaires que les petites nanas d’aujourd’hui aiment à arborer.
     Une fine bande noire maintient chacun des bas au dessus des genoux bien apparents et l’on peut voir la chaire très banche de ses cuisses, haut, très haut. La diagonale empêche une vue que tout homme cherche inconsciemment.
      Depuis ma plus tendre enfance mes yeux ont eu la fâcheuse tendance à ne pas pouvoir regarder chacun du même côté. Le droit, trop faible, s’obstinant à vouloir contempler ma gauche alors que son compagnon de vision faisait bien son boulot  en balayant toutes les directions sans préférence politique. Des corrections apportées par des spécialistes en blouses blanches ont fortement réduit cette désagréable anomalie mais il en reste encore quelque chose. N’ayant aucun moyen de dissimuler mon handicap, il fait partie intégrante de ceux que j’ai finis par accepter avec ma maigreur, ma voix curieuse et souvent trop forte.
       Pourquoi mon strabisme ne va-t-il pas dans l’autre sens ? Je pourrais ainsi mieux loucher sur un spectacle qui se refuse. A défaut de parvenir à mes fins, je contemple le plus discrètement possible l’ensemble du personnage qui fait semblant de s’apercevoir de rien. Car elle sait. Elle sent mon regard mais n’en laisse rien paraître. Belle ? Si ses lèvres ne formaient pas une moue de dépit ou de lassitude et esquissaient ne serait ce qu’un sourire, elle pourrait l’être. Mais pour moi, ces horribles bas troués si vilainement coupent le charme. Il me semble que cette fille est déjà trop vieille pour s’affubler de telle façon ; rien que ce détail m’aurait éloigné si j’avais toujours mes vingt ans. A soixante six, y compris avec les cuisses du blanc laiteux d’une rouquine, mon observation détaillée intéresse seulement l’écrivain injustement méconnu que je suis.
        Vais-je me rappeler de cette petite demain matin ? Probable que non, malgré le sac rouge écarlate posé à son côté qui tranche sur le gris neutre du siège. Cette tache très voyante, comme attirante, qui n’a pas réussit à monopoliser mon regard fixé trop souvent ailleurs. 
        Elle se lève et enfile une veste de grosse laine tricotée puis se coiffe d’un bonnet qui couvre aussi ses oreilles…c’est qu’il fait froid dehors. À la prochaine station elle va quitter mon champ de vision et je ne penserai plus jamais à cette éphémère apparition  Quand elle passe à mon côté, je l’ai déjà oubliée.
      Mon train redémarre doucement m’emportant vers la chaleur de mon sweet home après les dix minutes d’une voiture qui m’attend au parking de la gare.
      Derrière la vitre sur laquelle mon front s’appuie, une femme s’évanouit, les passagers fraîchement débarqués semblent s’affoler. Sur l’autre voie du quai, un train de marchandise passe à vitesse réduite. Il n’aurait pas du s’arrêter mais il va le faire. Quelqu’un n’a pas emprunté le passage souterrain.
                   

         Autrefois cela était possible, la fenêtre ouverte, un sac rouge écarlate aurait regagné tout seul la place qu´il occupait  un instant auparavant. Il frappe la vitre juste à la hauteur de mon visage horrifié.

 

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