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Douce plume acariâtre

L'ARBRE-ROY

L'ARBRE-ROY

Le royaume est en paix depuis presque cinq ans déjà, tous ses habitants sont heureux. À part bien sûr ceux qui ont fait des armes leur métier. Chez ces derniers, ne perdant pas espoir, les plus hautes étoiles comme les simples liserons cousus sur les épaulettes, la troupe manœuvre joyeusement, fière d’avoir survécu au dernier carnage et se délectant par avance de l’odeur de la poudre des prochaines batailles.

Messire le Roy a de nouveau confirmé des accords d’amitié avec pratiquement tous les royaumes aux alentours et enfin les petites gents du peuple affichent un sourire non feint. Plus l’affreuse peur que ne viennent par surprise les sergents recruteurs pour emmener de force tous les hommes encore jeunes et bons pour le combat. Et maintes fois quelques plus vieux aussi ! Sans compter des pas même adolescents qui à peine pourraient porter leur tambour en première ligne d’attaque ! Avec un peu de chance quelques uns revenaient, parfois au bout de plusieurs années. Des qui à peine osaient raconter les horreurs qu’ils avaient vécues.

Plus de peur non plus pour toutes les femmes qui avaient eu la malchance de vivre sur le chemin des conquérants, ou des batteurs en retraite. Le sort de ces malheureuses était dicté par avance si elles n’avaient pas eu la chance d’avoir bien su se cacher. Quelle bravoure pour un homme armé que d’abuser d’une forte femelle sachant bien se défendre ! La lâcheté doit être inscrite en caractères ineffaçables dans le génome de ces animaux appelés humains.

Et cela durait… depuis toujours !

Le royaume est en paix.

Comble de bonheur, Dame Nature semble vouloir elle aussi poser sa touche de félicité personnelle. Les récoltes sont bonnes et les braves paysans ont engrangé des réserves suffisantes pour remplir les panses les plus gloutonnes.

Cet hiver passé ne fut point rude et le bonheur absolu arrive un beau jour de miracle. Quand sur toutes les places de toutes les villes et de tous les villages, la population rassemblée n’en crut pas ses oreilles en écoutant les aboyeurs…

-Oyez, oyez braves gens ! Par décision de notre bon Roy Enrique V le Bien Aimé, en cet an de grâce trois mille dix-huit après le premier confinement, les taxes et impôts qui trop souvent vous écrasaient, non seulement n’augmenteront pas, mais seront réduits de moitié.

Avec l’aide de Dieu, les guerres qui appauvrissaient les finances du royaume ne reviendront pas avant bien longtemps. Ainsi Sa Majesté, que le Tout Puissant la protège, a donc décidé que ses sujets enfin méritaient l’accès au bonheur sur ses terres sans qu’il leur soit nécessaire d’attendre celui du ciel.

Comment ne pas écouter les vivats qui s’élèvent ? Bientôt le peuple en liesse chante et danse, la corvée des travaux aux champs se transforme soudainement en une joie ; dans les échoppes et sur les étals l’abondance revient comme par miracle alors qu’elle demeurait cachée sous une épaisse couche de peur, celle du lendemain. Et si cette paix, avec l’euphorie qui lui correspond, est communicative, alors dans bien peu de temps les autres royaumes pourront en jouir car s’ils ont, pour la plus part, signé des traités avec le royaume, ils continuent hélas à guerroyer entre eux.

Dieu tout là-haut doit être content. Il y a hélas toujours un méchant « mais » qui se cache quelque part. Celui qui se dévoile en un fatidique jour revêt la parure d’un triste bémol.

Le Roy est malade.

Seraient-ce les malédictions, ourdies par les fabricants et les marchants d’armes, qui porteraient leurs fruits empoisonnés ? Car il est certain que le goût du sang convient mieux aux méchantes babines guerrières que celui du miel. Les empêcheurs de tourner en rond se prennent à espérer des jours meilleurs pour eux. Le retour des batailles, des pillages, des bénéfices colossaux donnés par la vente des armes et de leurs munitions. Et que dire de l’ego incommensurable ragaillardi par les possibles victoires. Dans l’ombre on se frotte les mains, les sourires se font narquois, des yeux malicieux et cruels se plissent en regardant le bonheur des futurs combats. Dès le Roy disparu, son fils devrait pouvoir être manipulé à souhait. Un homme jeune certes, mais qui aurait du prendre femme depuis longtemps et qui passe grand temps à « méditer » comme il aime à dire . En place de se consolider dans le maniement des armes ? Quelle horreur !

L’héritier du trône bien que toujours resté discret est aimé de tous, sauf des militaires donc, eux qui sans trop oser le clamer avec force le traitent de poltron dans leurs conversations privées. Sa renommé de pacifiste, le mépris pour les faits de guerre qu’il a toujours eu mal à dissimuler, évidement l’ont rendu très populaire des modestes gens. C’est d’ailleurs lui qui fut le brillant émissaire des mille six cent cinquante troisièmes pourparlers de paix de Genève. Avec lui, demain ne peut que devenir radieux. Bon parleur mais aussi bel homme ! Toutes les demoiselles du royaume en âge de convoler rêvent donc d’épousailles avec ce prince charmant. Ce personnage de haute lignée qui aurait un jour dit que l’élue de son cœur ne serait pas forcement de son rang ni même de petite noblesse. Et que l’amour ne devrait en aucune manière être une affaire entendue entre les États. Surtout pour soi-disant favoriser des paix durables ! Les résultats du passé ont prouvé l’ineptie de ce concept.

Ian n’a que vingt-deux ans à peine révolus. Mais dans l’histoire, certaines têtes couronnées ont déjà tenu fermement le sceptre du pouvoir suprême alors qu’ils n’étaient pas encore pubères. Dire qu’ils ont gouverné serait une gageure ; ce ne furent toujours que des marionnettes dont conseillers ou proches parents tiraient les fils dans l’ombre. Avec des résultats catastrophiques pour le pays la plus part des fois. Dire aussi que Ian se sent prêt pour monter sur le trône serait cette fois un mensonge. Il pencherait plutôt pour se détourner de cette obligation.

Son rêve utopique n’est que de devenir un arbre !

Attention, pas n’importe lequel. Un de ceux qui imposent, qui culminent, que l’on voit de loin. Un si grand et si fort qu’il serait nécessaire de réunir nombreuses personnes pour pouvoir l’enlacer. Un arbre à qui l’on viendrait confier ses peines, ses chagrins mais aussi raconter ses joies, ses amours, ses secrets. Une force de la nature tranquille qui transmettrait à tous ceux qui viendraient le contempler, un calme et une sérénité sans pareil.

Mais un homme ne devient pas arbre. Et un arbre ne peut diriger un royaume.

Est-ce bien certain ?...

Le peuple pleure son bon Roy. Le premier monarque défunt qui ne veut pas d’un tombeau fastueux où le marbre rappellerait pour les générations à venir à la fois son visage et ses exploits autrefois guerriers puis pacificateurs. Avant de s’en aller, il a seulement formulé le simple souhait que ses cendres soient répandues sur les champs, les vergers et les vignes du royaume.

Et ainsi son fils se promet d’accomplir un jour prochain ce dernier désir. Ian ne gardera pour lui qu’une minuscule boîte en bois contenant quelques grammes de ces impalpables restes paternels. Dans son cœur, celui qui fut aimé de pratiquement tout son peuple vivra toujours.

Les puissants du royaume restent pragmatiques : le trône ne doit pas rester vaquant !

-Le Roy est mort,vive le Roy !

Dignitaires, nobles et religieux s’empressent d’organiser le couronnement du nouveau monarque mais Ian se montre pataud, peu intéressé. Il repousse sans cesse la date de la cérémonie pour lui prévue fatidique . Enfin poussé par toute une cour ne vivant que de basses flatteries, monde qui lui est insupportable, le futur Roy clôt l’échéance. Si tout est prêt, ce sera pour demain dimanche.

Au petit matin, muni d’un seul précieux trésor, il s’éclipse du palais et marche vers la Grande Forêt. En son centre, il est une étonnamment vaste clairière, sans autre végétation qu’une belle herbe qui à peine perd de son vert intense en été. Bien des habitants du royaume attribuent à ce lieu paradisiaque des vertus extraordinaires, voir magiques. Là, Ian deviendra arbre.

Au cours de pérégrinations qui l’ont conduit avec son père vers le lointain orient, quand tous deux préparaient des accorts de paix, Ian s’est initié aux bienfaits de la méditation. Guidé par on ne sait quel fluide, c’est au centre précis de la clairière que le prince enfouit bientôt la petite boîte de bois contenant le minuscule souvenir encore matériel de son bien-aimé père, dans une bonne terre meuble et grasse, preuve qu’une eau peu profonde doit y courir. Regardant vers le levant, il s’assoit dans la position du Bouddha et, en commençant par la tête puis descendant vers ses extrémités, peu à peu il fait entrer tout son corps en vibration.

En quelques secondes, la couche supérieure de son aura, cet or irradiant que seuls certains sont capables de discerner, s’éloigne de lui, illumine l’herbe de la prairie. Bientôt il semble que toute la clairière puis la forêt s’associent à ce bain de lumière.

L’homme n’est plus l’homme. L’univers entier l’habite autant que lui-même se fond dans les immensités, dans les poussières d’étoiles et les densités invisibles qui demeurent inconnues des scientifiques, dans les espaces prétendus vides où rien ne peut exister, rien ne peut vivre. Une onde pénètre la terre sous son séant et se transforme en matière. Elle creuse, rampe et s’insinue entre de gros blocs de pierre à la recherche de l’eau. Une source autrefois affleurant le sol où venait s’abreuver le bétail et qui rassasiait aussi les habitants alentours. Miracle d’une eau pure s’étant volatilisée en surface au début d’une guerre. Laquelle ? Il y en a eu tant que plus personne ne peut aujourd’hui répondre à cette question. Et par quel étrange phénomène a-t-elle disparu, on ne le sait pas !

A la lisière, Petit Simon, un jeune paysan contemple médusé cet incroyable spectacle. Tout le monde est parti pour festoyer ; mais les collets posés, eux n’attendent pas. Sinon le goupil se régale de lapins ou de lièvres attrapés bien facilement.

Un spectacle féerique ! L’héritier de la couronne entièrement dénudé, assis et demeurant maintenant immobile, semblable à une statue de pierre et tous les environs qui semblent s’associer dans une curieuse vibration, une lumière que Petit Simon n’avait jamais connue auparavant baigne désormais la clairière et le bois tout entier.

Au bout d’un très long moment, sans faire le moindre bruit, le seul spectateur du miracle se détourne puis s’enfuit en courant vers la ville.

Une ville mise sens dessus dessous par les nobles et les ecclésiastiques qui aidés des militaires cherchent en vain un Prince s’étant volatilisé. On hurle, jure, on maudit, donne des ordres contradictoires, coure sans savoir où, fouille jusqu’au moindre minuscule recoin, instaurant la plus grande pagaille jamais vue dans les murs de la cité.

Petit Simon décide d’aller parler du fabuleux spectacle de la clairière. Les sages oreilles de son grand-père savent tout écouter avec patience et les conseils qui suivent sont toujours de bon aloi.

Le vieux sabotier ne dit mot pour interrompre son petit-fils. A la fin du récit il le prend par la main.

-Viens, guide-moi ! Allons parler au Prince !

Stupéfaction en arrivant sur les lieux ; le miracle a grandi, l’arbre est déjà bien formé. Du côté du levant on peut nettement distinguer une tête dans l’écorce et celle-ci sourit aux visiteurs.

-Votre Majesté, ils sont tous devenus fous dans votre royaume. Que faut il faire ?

-Aller les voir, racontez ce que vous avez vu et entendu, dites leur qu’ils viennent me trouver chaque fois qu’ils devront prendre d’importantes décisions. Je leur donnerai toutes réponses aux innombrables questions qu’ils ne manqueront pas de me poser. Je promets de gouverner mon peuple avec sagesse. Le feuillage qui me culmine vaut toutes les couronnes d’or sertissant des pierres précieuses.

Sans montrer le moindre étonnement, grand-père et petit-fils s’en allèrent après s’être prosternés et confondus en remerciements.


-Jamais !

De quoi aurions-nous l’air si nous obéissions à un vulgaire végétal ? Dieu nous a mis sur cette terre et nous l’a donnée en possession . C’est le Diable en personne qui s’est emparé de notre Prince puis l’a transformé en un arbre. Il ne peut y avoir d’autre explication.

Et la justice a décidé !…

Lorsque la procession entra sur la clairière, le beau temps fit subitement place à de sombres nuages, étrangement bas. Ceux qui marchaient vers le centre, l’Arbre-Roy comme objectif, en restèrent stupéfaits et stoppèrent leur progression ; mais le premier magistrat ordonna de continuer. Le bourreau devait accomplir sa tâche et peu importait le ciel du moment.

Ce dernier marchait derrière juges et ecclésiastiques, sa cagoule noire et pointue percée de deux trous, celle redoutée de tout le royaume, lui tenait horriblement chaud et ses chausses d’un coup semblaient peser plusieurs livres chacune. Il avança avec difficulté et dépassant tous le monde s’appuya sur le tronc du condamné. Dans sa tête une voix lui parla de forme distincte en articulant chaque mot :

-Ne fais pas ça bourreau. Celui que tu veux abattre n’a commis aucun forfait et tu le sais fort bien !

C’était donc vrai, tout ce que l’on racontait depuis peu! Cet arbre parlait !

L’exécuteur des hautes comme des basses œuvres, un homme à la carrure exceptionnelle et doté d’une force peu commune en tomba sur les genoux et posa sa cognée devant lui.

-Homme, si tu ne veux pas accomplir ta tâche un autre le fera à ta place et tu seras accusé de trahison. Celui qui te succédera te tranchera alors la tête ; aussi vrai que je suis juge. Debout !

-Pardonnez-moi Illustrissime Seigneur Juge, ma journée fut rude hier et vous m’en voyez un peu fatigué.

-Debout et prends ta hache !

Aboyeur. Lisez la sentence !

Le roulement de tambour rompit un silence pesant.

«  Sur plainte de la Sainte Église et par ordre de la Haute Cour de Justice, le végétal que certains ont déjà eu l’audace de proclamer Arbre-Roy doit être coupé. De plus, la sorcellerie ayant été reconnue à l’unanimité comme facteur aggravant, il sera immédiatement brûlé après son abattage »

-Bourreau, exécutez la sentence !

Jamais la cognée n’avait paru si lourde ; son premier coup traversa l’écorce et entama profondément la chair. Aussitôt un déluge tomba sur la clairière, la grosse hache resta plantée et tous les participants de la cérémonie se réfugièrent près du tronc, s’abritant sous le dense feuillage.

-Monsieur le juge, si j’abats cet arbre maintenant, nous n’aurons plus rien pour nous abriter. Et bois tant mouillé jamais ne brûlera !

Le cardinal intervint l’air grave :

- Bourreau, cela suffit, si tu persistes sur le chemin que tu as choisi, dès demain je ferai en sorte que tu sois jugé. Mieux que quiconque tu sais que tout acte de justice abouti au châtiment.

Arrière vous tous ; vous n’êtes que des peureux pour seulement quelques grosses gouttes de pluie !

Reprends ta hache et coupe !

Malgré sa vigueur, l’exécuteur eut du mal pour extraire son outil de l’encoche ; de cette aberration que personne un instant n’imagina comme une plaie. Sans penser davantage à ce qu’il faisait, il porta un deuxième coup de toute la force dont il était capable.


 

Dans un fracas assourdissant la foudre tomba, tuant sur le champ tous les processionnaires…

Et la terre commença à trembler dans le royaume.

 

 

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