Douce plume acariâtre

                                                      L E   M U N I C I P A L
       


                                 Les parapluies.

 

               Il pleut sans interruption et à grosses gouttes depuis dix heures du matin.
               La journée ne sera évidement pas bien bonne pour tous les vendeurs ambulants et pour tous ceux qui ont loué un stand à la foire. Une nuée de parapluies pourtant déambule dans les rues du centre de Mollins de  Rey, cette petite ville banlieue de la mégapole de Barcelone, en pleine Fête de la Candelera.
                Mais ce n’est pas seulement la pluie qui gâche la journée des artisans et des vendeurs de tous poils, tous ceux qui ont payé, trop cher d’ailleurs, quelques mètres carrés de trottoir à la municipalité. Certains n’ont qu’un simple poste et d’autres plus fortunés ont la chance d’être abrités des intempéries sous un stand confortable. Mais  froid et humidité sont presque allégrement partagés en commun. Non, ce n’est pas seulement la météo… la crise est là. Les recettes se ratatinent aussi vite que ne flambent les prix des poste de vente. Déjà six heures du soir et toutes les escarcelles restent maigrelettes.
                Les vendeurs de tout et de rien, comme ceux qui proposent des montagnes de nourriture en tout genre, mais toujours soi-disant de fabrication artisanale, font contre mauvaise fortune bon cœur. Enric avec son épouse Montserrat sont du nombre, ils regardent la pluie tomber inlassablement, sachant qu’elle ne cessera pas et que l’on n’y peut rien.
                Que faire d’autre, Montse vend dans la rue depuis vingt cinq ans, il lui serait très difficile de retourner à une autre forme de travail. Les désagréments météorologiques de certains  week end (jours de vente) sont compensés par une grande liberté d’horaire en semaine, moment où les autres, à leur tour, sont au charbon.
                 Le couple s’est connu sur la magnifique île de Majorque. Elle y vendait, profitant de la saison touristique, le soir à Cala d’Or et sur certains marchés hebdomadaires, comme celui de Santany. Il avait son petit voilier ancré à six kilomètre à Cala Figuera. Un mois après la naissance d’Alicia, le sloop a été vendu et,… direction la péninsule pour tous les trois.
                            -Tu verras, Montse, avec ma peinture, nous pourrons toujours vivre.
                  Tu parles ! Grossière erreur, le peintre barbu vagabond, toujours pieds nus, qui écoulait aquarelles et acryliques en bonne quantité en profitant d’une certaine image, fait fiasco quand il a quitté son île. Fini les touristes Allemands emportant un petit souvenir de vacance vers leur grand nord. Alors, comme il faut nourrir trois bouches  et payer les maçons construisant la maison, Enric à son tour est devenu artisan.
                  Tous deux ils ont fabriqué des bonnets de fourrure synthétique, des lampes à huiles parfumées puis se sont spécialisés dans des articles pour enfants. En personnalisant des bandeaux pour les petites filles, ils ont, pendent des années, très bien gagné leur vie mais la mode change, il leur a fallu rapidement trouver autre chose. La Montse, qui n’a pas que de mauvaises idées, a acheté des milliers de poupées, elles vont être à leur tour personnalisées. Un modèle pour les filles, complété bientôt par un autre pour les garçons ; tout ce petit monde est aujourd’hui bien protégé de la pluie.
                Il peut sans interruption et il fait froid, enfin ce n’est pas une température arctique, mais ce début  février est plus rigoureux qu’à l’accoutumé. Enric a aujourd’hui plus de soixante deux ans, n’ayant presque jamais cotisé à une quelconque caisse de retraite, il lui faut bosser, encore et pour longtemps ; tenir dans les rigueurs de la rue en faisant bien attention à la santé, ne pas prendre froid pour rester disponible à la vente.
                  Il pleut sur la ville et une nuée de pépins, souvent gris ou noir pour les messieurs et multicolores pour les dames, s’entrechoquent  en défilant entre les étales des artisans aux sourires un peu fanés, dans toutes les rues du centre.
                  Poupées pour les filles, pour les garçons aussi, poupées qui rient quand on appuie sur le petit mécanisme enfoui dans leur poitrine. Les adultes aussi parfois veulent s’amuser ou les pendre dans la voiture. Elles sont là, bien rangées en ordre alphabétique attendant sagement de partir vers leurs destinées de poupées.
                 Parfois, un parapluie s’arrête et quelques Euros bienvenus viennent gonfler la caisse qui désespérait. Il y a quelques mois seulement les recettes étaient bonnes, quelle différance aujourd’hui…..
                  Il pleut, ceux qui ont la chance d’avoir la toile d’une tente les abritant, comme Enric maintenant, regardent les plus défavorisés, mal protégés par des plastiques où de grosses poches d’eau s’accumulent sans cesse. C’est précisément le cas du vis-à-vis qui vend, essaye plutôt de vendre d’excellents pots de confiture. La jeune commerçante pousse à l’aide d’un balai, une poche qui éclate à terre comme les bombes à eau que des garnements farceurs jettent parfois. Mieux vaut ne pas se trouver au dessous, ce n’est plus une douche mais un bain vertical qui vient d’en haut.


                                 

 Le municipal

                  Ils se promènent par paire, on les reconnaît de loin ; comme parapluie, ils n’ont droit  qu’à une simple casquette plate. Heureusement que leurs blousons aux vives couleurs réfléchissantes sont imperméables. Mais l’eau ne les épargne pas. Peut-être pour cela paraissent-ils d’une permanente humeur de dogue. Lui et elle, policiers municipaux de Mollins De Rey font leur travail malgré les intempéries, la ronde de surveillance et de dissuasion. A leur ceinture tout un bataclan qui les oblige à marcher pratiquement bras écartés, comme des cowboys prêts à dégainer. Les pistolets sont d’ailleurs bien là.
                 Elle  s’arrête juste en face d’Enric, lui tournant le dos et parle avec la voisine de la femme aux confitures. Lui, reste à quelques mètres. Elle recule, pile au moment où de nouveau le balai s’élève. Aïe aïe aïe, dans deux secondes le bain vertical arrive. Enric aurait du crier, il ne l’a pas fait. C’est par geste qu’il veut attirer l’attention. Mauvais mime, cela va lui couter cher, très cher.  
- Vous vous moquez de la police ?
                    Monsieur le municipal a les yeux durs, Enric comprend immédiatement que l’homme n’intervient pas seulement pour plaisanter. Il s’est avancé de deux pas et fait face au vendeur de petites poupées, bien campé sur ses pieds écartés, les deux mains sur son ceinturon de cuir noir où est pendu le pesant bric à braque nécessaire à son importante fonction.
                                  -Pardon ?
                                  -Je répète, vous vous moquez de la police ?
                                  -Mais non voyons, pas du tout, j’ai seulement essayé par gestes d’empêcher  que votre collègue ne se fasse doucher.
                                   -C’est faux, je vous ai bien vu ! Vous vous moquiez dans le dos de mon équipière, profitant qu’elle ne pouvait vous voir.
                Alors, patiemment Enric explique, l’eau, la  grosse poche formée et la marchande de confiture poussant par en bas.
                                   -Demandez donc à la vendeuse, ici même, en face de moi.
                  L’homme ne s’est pas avancé pour se renseigner sur quoi que se soit, il veut faire du mal, aucune explication ne pourra le satisfaire. Il se fout des confitures et de la possible douche, aujourd’hui quelqu’un doit trinquer. Son obstination malsaine doit porter ses fruits.
                                     -Vos papiers !
                                     -Mais enfin, c’est ridicule.
                                     -En plus vous me traitez de ridicule, des insultes maintenant ?
                   Evité de rentrer dans son jeu, cet homme est visiblement fou à lier, c’est dans la ville très proche de San Boi de Llobregat, où se situe le plus important centre psychiatrique de la région, qu’il devrait aller. Le cœur d’Enric qui pourtant en a vu d’autres se sent opprimé dans sa cage thoracique qui pousse un grand soupir ; un nœud se resserre sur son plexus et il sort ses documents d’identité.
                                  -Je ne vous ai pas traité de ridicule, c’est la situation qui le devient.
                  La collègue continue son papotage, toujours inconsciente d’etre le centre d’une polémique et la pluie qui s’en fout éperdument, tombe encore, inlassable. Momentanément abrité sous la toile de tente du poste d’Enric, le policier municipal ne se mouille plus. Il va en profiter pour se défouler.
                                  -Etranger en plus, vous êtes Français ?
                   Question idiote qui ne mérite pas de réponse. Moins l’on parle face à cette visible agression mieux cela vaudra. Par radio, l’homme à l’uniforme communique les coordonnées du simple vendeur de poupées, vérification indispensable… et s’il était recherché ? Grosse déception, le Français n’est pas un fugitif, qu’à cela ne tienne, il faut s’arranger pour l’encabaner tout de même. Alors vient l’assommoir, le coup de grâce.
                                  -Je vous ai vu, c’est un geste obscène que vous avez fait à ma collègue.
                   Ne pas lui dire qu’il est fou, ne pas lui dire, ne pas l’insulter, se maitriser à tout prix. Mais cette dernière accusation fait chanceler Enric  plus encore quand le policier mime en commentant ce qu’il prétend avoir vu.
                                  -Vous avez fait le geste de la tirer par sa queue de cheval, puis de prendre ses hanches en bougeant votre bassin comme dans un acte de copulation. Je vous ai vu. Je vais appeler pour que l’on vous embarque.
                    Non ce n’est pas un cauchemar, cette fois ci c’est grave, Enric devient livide et conteste avec extrême difficulté..
                                  -Vous vous trompez monsieur l’agent, si vous avez vu ce geste pourquoi en m’abordant, prétendre que je me moquais seulement de la police. Je n’ai de ma vie fait pareille chose, ni vis-à-vis d’une policière, ni d’ailleurs d’aucune autre femme.
                   Encore un clou à enfoncer de la part de l’uniforme jubilant maintenant :
                                   -Avouez votre geste et le juge au tribunal en tiendra compte.
                                   -Jamais, ceci n’a existé que dans votre imagination.
                     Le nœud sur la poitrine se serre encore d’avantage et le cœur fait mal, la coéquipière enfin s’avance et le municipal lui raconte.
                                    -Excuse-toi auprès de madame.
                   Difficilement Enric explique sa version des faits à la policière qui semble comprendre très bien la situation, presque incrédule après avoir écouté premièrement les accusations de  celui qui parait son chef. Enric n’en peut plus, il s’affaisse lentement pliant les genoux et s’assoit sur la chaussée ruisselante. Il ne sent pas son postérieur baignant dans l’eau pourtant froide.
 -Bon, c’est fini la comédie, debout simulateur !
                   Enric ne se relèvera pas, le choc est brutal dans la poitrine, une douleur intense également dans son bras gauche  le tétanise, la tête tourne. Il tombe sur le dos.
                   Ce n’est pas monsieur le policier municipal qui va téléphoner ou appeler une ambulance avec sa radio, ce sont des voisins qui jusqu’à présent n’osaient intervenir mais suivaient silencieusement la scène. La Croix Rouge espagnole évacue bientôt le vendeur de poupées. Et Montse son épouse revient de la longue pause café, elle coure derrière le policier et celui-ci lui conte sa petite histoire pour rire.
                                   -Mais vous êtes fou. Mon mari est incapable d’une telle imbécillité.
                                  - Comment ? Je suis fou ? Vos papiers !
                     La Montse ne perd pas son temps, elle plante là le triste sir et coure vers le centre mobile de la Croix Rouge, follement inquiète, elle sait qu’Enric à déjà eu de petits problèmes avec son palpitant comme il dit.


                      
                    Nul ne saura jamais ce qui a été écrit sur le compte rendu de la patrouille de police municipale ce jour là. Probablement un insignifiant RAS, rien à signaler. Le lendemain, un simple entrefilet, dans un journal local, mentionnera la mort d’un vendeur de la Fêtes de la Candelera à son admission aux urgences d’un hôpital, d’une bien banale crise cardiaque.
                     A la lecture de ce bref article, un policier municipal se fend d’un grand sourire, il se dirige vers une petite chambre transformée en bureau où trône son ordinateur. Il cherche un calepin de cuir et l’ouvre avec une visible jouissance.
                     Sur la première page, un seul mot et une croix en face…matraque…
                     Sur la deuxième page, trois mots et une croix en face…suicide en prison…
                     Sur la troisième page, quatre mots et deux croix en face…patrouille nocturne en solitaire…
                     Sur la quatrième page, seulement deux mots…crise cardiaque… Le policier saisit un beau stylo à bille en argent, acheté spécialement pour le petit  calepin et inauguré depuis plus de trois ans déjà, il trace avec application et délectation une deuxième croix à droite de la première.
                      Monsieur se demande, curieux et anxieux, quelle pourrait être la rubrique de la cinquième page.

                                                    

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NOTA  Cette aventure pourrait être cocasse si elle n’avait pas réellement été vécue par l’auteur. La fin quelque peu modifiée car, fort heureusement, la crise cardiaque n’est pas survenue …mais de peu, de très peu.

   
                   

 

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