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Douce plume acariâtre

 

                               

 

 

         

                      LIVRE UN.        LE CINQUIEME JOUR DE JEAN MANUEL

 

 

                       La vie d’un homme dure sept jours.

                       Le Premier va de sa conception à sa venue au monde.

                       Le Deuxième ira jusqu’à l’ouverture de ses chakras, à l’âge de sept ans environ.

                       Le Troisième ne s’achève qu’à la fin de la puberté.

                       Le Quatrième le mènera jusqu'à l’âge adulte.

                       Le Cinquième,  théoriquement le plus long, s’arrête au moment de la ménopause pour la femme, de l’andropause pour l’homme.

                       Le Sixième voit sa dernière heure avec la mort.

                       Pendant tout le Septième jour, l’âme infatigable cherchera un autre corps pour revenir.

 

 

 

 

 

                                                Argentine.

 

 

                               En ce début septembre 2004, ce ne sont pas encore les derniers jours de l’hiver et la température  ne monte que rarement au dessus du zéro, même quand le soleil culmine à son zénith. Il est seulement quatre heures du soir pourtant l’astre chaud va disparaître bientôt derrière les cimes de la Cordillère. Ingrid Costa quitte l’une des maisons de l’immense territoire de l’hacienda de son grand père maternel.

                  Le vieux pick-up Chevrolet quatre roues motrices enfile la piste qui descend en zigzaguant sur les flancs Est du plateau. La conductrice n’a pas encore les dix huit ans réglementaires pour posséder un permis de conduire, mais ce n’est pas grave. Toutes les terres aux alentours sont privées, les rares patrouilles qui parfois y font une intrusion ne se permettraient pas de contrôler « la gordita ». Elle est trop connue et son vieux parent qui dirige la région d’une main de fer, fait trembler politiciens de tous bords et policiers de tous poils.

                  Y compris quand elle rentrera  dans le gros bourg de Rio Pico, après soixante dix kilomètres de trajet, personne n’osera l’arrêter. Elle est partie un peu tard cette fois et heureusement qu’elle connaît bien la piste car il fera nuit très vite.  Riveté sous la droite du rudimentaire tableau de bord, un grand fourre-tout de cuir épais contient,  à part une puissante lampe torche, des fusées de détresse du type de celles couramment utilisées sur les  bateaux et un Colt américain calibre 35. L’arme est familière à la jeune femme et, en saison chaude, malheur aux serpents à sonnette qui croisent son chemin.

               Mais les animaux les plus dangereux  sont souvent à deux pattes… avec des chaussures ou des bottes aux bouts.  Pire encore quand ils sont vêtus d’un uniforme et munis d’armes de guerre qui renforcent leur virilité défaillante. Qui sait trop bien tuer ne peut savoir

aimer. Les récits de ceux des deux et trois générations passées racontent des histoires épouvantables qui débutèrent avec l’arrivée d’un certain général fin 1975. Détrônant la

deuxième femme de Perron, Isabelita, alors Présidente de la République, le tyran a commencé une abominable chasse à l’homme dans toute l’Argentine.

Klaus, le grand père, s’est échappé d’Allemagne en 1945, quelques semaines  avant l’anéantissement total du III° Reich, ancien nazi peut-être mais pas fier du tout, pleurant sur des exactions inconnues de son entourage qui le rattrapent parfois, surtout la nuit quand elles se transforment en douloureux cauchemars. Son actuation sous l’horrible Vidéla  lui a valu par la suite la sympathie et le respect de toute la population de ce petit recoin perdu de Patagonie et de celle du tout proche Chili où un autre taré sanguinaire sévissait aussi… un dénommé Pinochet.

              Chiliens ou Argentins, bien des hommes doivent aujourd’hui la vie  à l’ancien rebaptisé Claudio, toujours vigoureux pour ses quatre vingt douze ans. « La gordita » (petite  grosse en Espagnol) est fière de descendre d’un tel lignage.

                Les phares du vieux véhicule n’éclairent guère et le projecteur d’appoint fixé sur le toit de la cabine a probablement son ampoule cassée, alors Ingrid conduit doucement. Quelques grosses pierres barrent le chemin.

                             -Il ne manquait plus que cela.

                 En cette saison, les éboulements sont pourtant rares, ils arrivent plus fréquemment au dégel, au milieu du printemps. La jeune femme descend du pick-up pour évaluer la situation, certaine qu’avec les phares et le bruit du moteur  aucun animal  n’osera s’approcher.

                             -Les ornières sont vraiment trop profondes pour pouvoir contourner, je vais sortir le treuil.

                  L’attaque est fulgurante, deux hommes surgissent et font tomber la  lampe torche, une seconde d’incompréhension puis c’est le premier cri de peur qui va se répercuter sur la proche falaise. Tous les autres cris seront de douleur. Un troisième homme est apparu et les coups pleuvent littéralement sur Ingrid qui hurle maintenant.

                  L’ayant immobilisée ; ils lui baissent son pantalon de cuir, puis celui de son survêtement avant d’arracher son collant.

                             -On va se faire une grosse truie !

                             -Lâchez-moi, mon grand père Claudio vous arrachera personnellement les couilles.

                  Un des trois hommes arrête aussitôt ses deux accolytes.

                            -Tu es de la maison de l’Allemand, le vieux Claudio ?

                            -Je viens de vous le dire.

                   Celui qui vient de questionner parait diriger l’équipe et il ordonne de relâcher Ingrid.

                            -Qu’est-ce que ca peut foutre chef ?

                   Un bon coup de poing stoppe les velléités de rébellion du subordonné.

                            -Pas touche, jamais ! Compris ?

                            -Oui  chef !

                            -Excusez nous mademoiselle, je pensais que vous étiez une quelconque fille de militaire, il n’y aurait pas eu de pardon dans ce cas. Quand ils attrapent l’un des nôtres, ils le torturent jusqu’à la mort. Pardon pour votre pick-up, nous en avons réellement besoin. Nous vous laissons la trousse d’urgence et votre lampe.

                            -Donnez-moi la couverture qui est pliée sur la banquette ; s’il vous plait.

                    Les trois hommes filent avec la  Chevy après avoir déblayé sans trop d‘efforts les pierres qu’ils avaient eux même placées deux heures auparavant.

                            - Elle pourrait nous reconnaître un jour.

                            -Non Juanito, ce n’est pas demain la veille qu’on nous choppera. Mais au cas où, il est idiot d’avoir du sang sur les mains, surtout de celui là, il est noble, pas comme le nôtre.

                A peine le véhicule disparu dans l’obscurité, au prix d’un effort remarquable pour son état, la gordita se traine vers le proche ruisseau et brisant la glace  peu épaisse qui le couvre en cet endroit, elle lave ses plaies en retenant maintenant ses larmes malgré sa souffrance. Un peu de mercurochrome puis elle se rhabille tant bien que mal et fouille ses poches. Ce qu’elles contiennent été comme hiver, de jour comme de nuit, en tous lieux,  va se révéler une fois de plus fort utile ; un beau couteau suisse multi-lames offert par papa pour son anniversaire l’année passée et un briquet tempête Zippo plaqué or où sont gravées ses initiales. Brindilles et petit bois fort heureusement ne manquent pas et bientôt un feu va ronfler qui pourra la réchauffer.

                   Merci le vieil Eusébio qui m’a enseigné l’art de faire du feu, y compris avec du bois un peu humide, et merci malgré tout au chef des trois salopards pour la couverture. Pour ne pas avoir passé un moment beaucoup plus désagréable aussi, perdre sa virginité du fait d’un viol doit être épouvantablement choquant, laissant sans doute un traumatisme pour fort longtemps, voire toute une vie.

                    A neuf heures du soir  maman s’inquiète ; là-haut et sur la piste le téléphone portable n’a pas de couverture et elle donne l’alerte. Une patrouille  de policiers accompagnée de soldats part en recherche avec une puissante Toyota tout terrain et, prévenu par radio, l’aïeul chef de clan descend lui même avec deux hommes,  tous trois fortement armés.

                    A  onze  heures et demie la bonne nouvelle s’étend sur les ondes, Ingrid est retrouvée, traumatisée mais vivante et capable de marcher par ses propres moyens, avec difficulté mais c’est bon signe.  Quant au véhicule il faudra dès demain faire des recherches aériennes ; encore un coup des voleurs de peaux de bétails. Ils tuent des bêtes, les dépouillent sommairement de leurs cuirs  puis acheminent leur sanguinolent butin vers la toute proche frontière chilienne avec des camions qu’ils ont volés. Ici ces délinquants particuliers ont leur nom bien spécifique, on les appelle les écorcheurs.

                   Au dispensaire du bourg, le docteur va désinfecter, panser, réconforter avec la famille réunie mais il demandera le lendemain matin une avionnette sanitaire pour transporter la jeune femme à Comodoro Rivadavia, la capitale patagonne, au bord de l’Atlantique, loin vers l’Est.

                             -Il est nécessaire de faire de plus amples examens, quelques jours en observation et  nous serons rassurés. Je vais lui administrer un puissant sédatif.

                     Trop puissant peut-être, Ingrid ne se réveille qu’à onze heures et demie, bien au chaud dans une austère chambre d’hôpital. A ses côtés le grand sourire de sa mère et un homme en blouse blanche

                             -Alors, mademoiselle, bien dormi ? Vous allez mieux ?

                             -Pourquoi devrais-je aller mieux ? Que fais-je ici ?

                             -Vous ne sentez rien ? Aucun mal, vous ne vous rappelez de rien ?

                 Et maman questionne en pleurant.

                               -Mon amour, ton…accident d’hier soir ?

                            -Alors je suis certainement  tombée sur la tête, mais maintenant mon corps flotte, je me sens comme sur un petit nuage. Dites moi docteur Estéban, je n’ai rien de cassé au moins ?       

                             - Non, rassurez-vous.

                  Puis, regardant sa blouse qui ne porte aucun nom, aucun badge, le médecin demande étonné.

                             -Comment connaissez-vous mon nom ?                       

                             -Aucune idée docteur, je le sais et c’est tout !

                             -Madame, votre fille a encore besoin de repos, laissons la tranquille.

               Incroyable, cette jeune a du écouter mon nom pendant son sommeil et elle l’aura enregistré.

               Non, tu te trompes docteur Estéban, tu n’es que le premier d’une longue liste de témoins d’une inimaginable métamorphose. En avance sur la plupart des humains, avant ses dix huit ans accomplis, Ingrid Costa entre dans son cinquième jour, mais elle ne connaît pas encore cette bien étrange forme de diviser le temps, de diviser la vie.

              Celle qui plus jamais ne permettra qu’on l’appelle gordita, apprendra aussi en quelques semaines ce que beaucoup de gens, bien que mourant très vieux, oublient de vivre : le cinquième jour, un cycle essentiel, et que d’autres enfin, bien que très tôt disparus l’ont pleinement vécu.

                Ingrid est de retour, Eusébio, le vieux péon en pleure de joie. C’est lui qui s’occupe du cheval favori de la  « petite demoiselle » comme il l’appelle avec tendresse, Bravo, le presque sauvage, qui ne se laisse monter par personne d’autre que sa maîtresse adorée.

                            - Petite Señorita, il faut que je vous parle.

                            -Je t’écoute Eusébio.

                             -Dites-moi ce que je pense.

                            -C’est impossible, tu te moques de moi. Tu es devenu fou ou quoi ?

                            -Maintenant, regardez autour de moi, très près de moi, en me fixant presque, mais sans me voir…si… essayez,  essayez  encore !

                            -Mon Dieu, comme c’est bizarre, il me semble te voir briller, comme si une couche de lumière t’enveloppait.

                             -Aujourd’hui  Petite Señorita, vous êtes devenue quelqu’un d’autre. Écoutez-moi ; vous allez apprendre beaucoup de nouvelles choses. Depuis longtemps déjà je sais que vous êtes prédestinée pour cela, et je pourrais enfin partir pour mon septième jour quand vous serez formée. Il vous faudra un an, peut-être un peu moins car vous êtes douée. Vous devez apprendre…il le faut.

                   La vision de l’aura d’un vieux péon édenté et qu’elle pensait totalement inculte, empêche Ingrid de se moquer de ces paroles incompréhensibles. Autour de l’homme apparaît de plus en plus nettement une première enveloppe d’un bleu argenté très lumineux, rayonnant, puis se démarquent d’autres couches aux belles couleurs resplendissantes et des cônes d’où paraissent s’échapper, ou entrer, des formes étranges  d’énergie.

                            -C’est incroyable, c’est cela que l’on nomme des chakras ? Je sais que je vais désormais moins m’intéresser à Bravo et  beaucoup plus à Eusébio, peut-être mon cheval sera-t-il jaloux ?

                            -Non car il saura ce qui se passe.

                            -C’est vrai que ton papa était Chamane…

                            -Oui petite Señorita, maintenant, dites-moi ce que je pense !

                            -Tu penses à ta maman qui te faisait trotter sur ses genoux quand vous étiez à Buenos Aires.

                            -Et oui.

                     Inconcevable ! La jeune femme a énormément de mal à réaliser ce qui lui arrive et se met à pleurer, abondement. Le vieux métisse l’enlace de ses bras et la berce doucement. Pour la première fois il la tutoie

                            -Evacue ma petite, c’est ton ignorance qui s’en va avec tes larmes.

                       Recherches terrestres et survols aériens ne vont pas permettre de retrouver le pick-up et encore moins les écorcheurs. Soit les hommes ont bénéficié d’une complicité parmi les douaniers, la police ou les soldats qui gardent la frontière, soit ils ont jeté le véhicule dans un ravin et les « fourmis » lourdement chargées ont pris le relais pour franchir de difficiles cols enneigés. Les hommes mâchent continuellement leur noix de cola pour résister au froid et à la fatigue, ils acheminent leurs fardeaux  surtout par mauvais temps, quand les patrouilles de gardes restent bien au chaud dans leurs postes. Tout ca pour quelque misérables Pésos qui à peine suffiront aux modestes besoins de leurs respectives familles.

                 A cause d’Ingrid le grand-père, pour une fois, officiellement demande une enquête, sans trop attendre de résultats, jamais auparavant il ne l’a fait, sachant que les écorcheurs sont avant tout des pauvres gens ayant pratiquement aucune autre ressource, de plus il n’est pas d’accord sur le sort qu’ils subissent quand ils se font prendre. Lui également connaît les exactions de la gente en uniforme de part ces contrées. Un policier, en sa présence  interroge Ingrid qui se surprend à mentir.

                            -Señorita, avez-vous remarqué quelque chose de particulier sur ces trois salopards ?

                            -Non, il faisait déjà bien nuit.

                            -Pas d’accent qui puisse les confondre ?

                            -Chiliens sans aucun doute, mais rien de remarquable.

                   Il y a de longues années qu’Ingrid n’a menti, depuis sa prime jeunesse quand vainement elle voulait dissimuler une peccadille,  mais aujourd’hui elle ne rougit pas en le faisant. Bien sûr, la forme de traîner sur les mots de fin de phrases, la modulation de la parole plus qu’un véritable accent a trahi le parler si caractéristique des habitants de l’île de Chiloé. Indubitablement, deux des hommes  en étaient originaires et le troisième, sans aucun doute maintenant car tous les détails de l’agression lui sont revenus, le chef donc, venait surement du  Nord du Chili ou bien c’était un Péruvien du sud. L’oreille ne trompe pas.

                    La jeune femme a pardonné, mentalement elle est paradoxalement reconnaissante car l’attaque qu’elle a subie vient de déclencher un phénomène extraordinaire. Par contre, suivant les conseils d’Eusébio, elle ne dira rien à personne de sa transformation intérieure, celle de l’extérieur, tous pourront la remarquer car en  moins d’un an la gordita va perdre les quelques vingt  kilos superflus qui la caractérisaient.

                  C’est une femme à  la belle silhouette qui part pour Buenos Aires en juillet 2005  pour entrer en faculté de médecine dès la rentrée suivante. Quelque petits sanglots en quittant sa Patagonie natale ; d’autant plus, que dotée désormais de pouvoirs hors du commun, elle sait que son grand père vénéré va s’éteindre bien vite et qu’à peine une semaine plus tard, Eusébio le suivra pour son voyage du Septième Jour. Ce qu’elle a assimilé en dix mois, lui donné une joie intérieure qui ne peut s’effacer, même face à la mort et ce, pour toujours.

                 En janvier 2007 Ingrid Costa rencontre  Xavier, son aura est belle, dans les couleurs qui la composent il n’y a aucune mauvaise tache, l’harmonie règne, pas de vilaines choses ne passent par son esprit, de celles que la femme peut lire dans les pensées de la plupart des hommes qu’elle croise sur son chemin. Il est ingénieur métallurgique fraîchement diplômé ; malgré la difficulté d’allier études et vie de mère de famille, à la grande joie de son récent compagnon fou amoureux, elle lui demande de lui faire un enfant.

                  Le beau prénom de Bienvenido (Bienvenu) ira comme un gant au petit garçon qui ouvre ses yeux en un jour vraiment très spécial, le 29 février 2008 ; date on ne peut plus facile à retenir et qui permet de ne souffler des bougies d’anniversaire que tous les quatre ans, enfin c’est ce que l’on raconte pour s’amuser un peu.

 

                   La famille jouit de confortables revenus et il n’est heureusement pas nécessaire au couple de travailler ; papa, sans aucun problème d’une quelconque fierté machiste, reste au logis pour s’occuper du bébé. Peu à peu, Ingrid révèle le don apparu depuis son agression et son compagnon ne va en prendre ni peur ni ombrage. Une seule constatation de  Xavier fait rire Ingrid.

                            -Il vaut mieux que je fasse attention en regardant d’autres jolies femmes que toi. Il m’est interdit d’avoir des envies…

                  Grand-père n’avait jamais voulu que ses enfants et petits-enfants ne parlent Allemand, probablement par honte de son passé ; Ingrid a donc choisi comme deuxième langue, après l’Anglais obligatoire, le Français que jamais elle ne s’est vraiment efforcée d’apprendre correctement. Papa, d’origine italienne, lui-même ne parle plus la langue de ses aïeuls. Une chose extraordinaire que l’étudiante en médecine découvre, c’est qu’elle lit les pensées…quelle que soit la langue de l’individu qui l’intéresse. Y compris quand cette dernière lui est totalement inconnue

 

 

 

 

                                                          France

 

 

                 Il est fini, depuis déjà un peu plus d’un an, le beau temps où  tous les matins à sept heures, Jean Manuel Sauveur enfourchait son scooter 125 cm3, une très vieille Vespa qu’il bichonnait avec amour. Heureux, il partait souvent en sifflotant, laissant son engin prendre de la vitesse dans la faible descente qui conduit au village, pour ne pas faire de bruit, pour ne pas gêner ses uniques voisins.

Manu pour les intimes, embrayait doucement en deuxième après avoir parcouru quelques dizaines de mètres et, sans presque accélérer, arrivait au bas de la côte. Au stop, il avait le choix de prendre à droite et de filer directement sur l’usine située au bord de la petite départementale à seulement cinq kilomètres, mais quelquefois il lui arrivait  de tourner à gauche et de passer acheter son journal au bar tabac librairie Les Marronniers, sur la Place… des marronniers.

Il était toujours le premier à la boîte ; normal quand on est chargé d’ouvrir les portes, de débrancher les divers systèmes de sécurité, d’allumer les lumières et de rapidement faire une inspection visuelle des lieux avant l’arrivée de tous les ouvriers et ouvrières et de tout le personnel de bureau. Pendant les huit  heures suivantes il était responsable des vérifications de qualité et des expéditions. Les chaussures de la maison avaient acquis une réputation bien méritée. Depuis huit générations, les cuirs soigneusement triés et le soin apporté à leur fabrication donnaient un produit fini impeccable, sans d’autre reproche qu’un certain prix.

                 Ce genre de chaussures de ville  que l’on pouvait plusieurs fois ressemeler avant de s’en séparer tristement tellement elles avaient été confortables.

   Après une journée continue interrompue du traditionnel casse croûte de dix heures et des trente minutes consacrées au repas à midi et demi, la sonnerie de seize heures enchantait l’ensemble des troupes impatientes de se disperser car même si l’ambiance de travail était  bonne, il est notoire depuis la nuit des temps que de bosser est une contrainte !

Manu était alors le dernier  à quitter l’usine, refaisant en sens inverse les opérations du matin. Il arrivait alors dans son sweet home, simple maison confortable entourée d’un lopin de terre.

 Quelques coups de bêche pour faire pousser des petits oignons, de belles salades, des tomates de Provence juteuses et fortes en goût et quatre rangs de patates. Sans trop charger bien sûr une colonne vertébrale hélas trop fragile. Seulement  trois beaux arbres à surveiller, à élaguer au moment opportun. Les deux pommiers aux fruits si acides qu’ils n’étaient bons que pour la compote, le cerisier alimentant les excellents clafoutis de maman et les maux de ventre des enfants tant les grosses billes rouge foncé étaient irrésistibles.  Toujours content, le contremaître transformé momentanément en ouvrier agricole, allait enfin prendre ses vieilles pantoufles imprésentables mais qu’il adorait.

 

 

 

            Il est fini depuis déjà un peu plus d’un an, le bon temps où il regardait la télévision en restant attentif  aux enfants afin qu’ils ne chahutent pas  avant de terminer leurs devoirs. Rémi le grand et Pistache la petite, surnom donné depuis  qu’un pinceau de peinture verte lui était tombé sur le museau, étaient heureusement studieux et assez obéissants. Isabel arrivait vers six heures et demie, parfois sept heures, souvent fatiguée et Manu se levait pour l’aider à préparer le repas familial du soir puis à mettre les couverts sur la table.

Le dimanche, la voiture était sortie du garage et toute la petite famille partait dans le Diois tout proche chez Pépé Sauveur juste après Châtillon, ou bien chez Pépé Mémé à Saint Marcelin ou parfois encore de l’autre coté du Rhône dans les forêts ardéchoises. Jamais on ne manquait de saluer Monsieur et Madame George sans S qui hélas restaient souvent seuls dans leur grande maison. A la retraite, l’ancien gendarme devenu presque aveugle ne pouvait plus conduire et son épouse jamais n’avait passé son permis. Les Sauveur étaient bien tristes de laisser leurs gentils voisins et de ne pas pouvoir les emmener de temps en temps, d’autant plus que leur unique fils était brouillé avec eux pour une obscure raison d’héritage.

Il est très très loin le bon temps où l’usine faisait vivre une soixantaine de familles aux alentours, plus bon nombre de fournisseurs.

 

 Tout a commencé en 1985 quand l’euphorie d’avoir un président de la république socialiste n’a hélas pas empêché la première restructuration. Grincements de dents et pleurs ont accompagné des mises à la retraite anticipées et de difficiles reclassements dans d’autres usines.

Les baskets ont conquis le monde des adolescents d’abord, puis celui des adultes et alors de nouveaux modèles sont sortis tous les jours, y compris pour les tous petits. Cette soi- disant  chaussure  faite on ne sait où  a écrasé une ancestrale production et peu importe si le premier bâillement, avec des cuirs si étirés, si traités, si synthétiques parfois, entraîne une obligatoire mise à la poubelle sans scrupule ni tristesse.

Les nouvelles machines ne vont pas pallier au savoir-faire des vieux remerciés d’une modeste enveloppe. L’excellente qualité va s’envoler elle aussi et les ventes vont continuer leur chute en une pente de plus en plus raide.

Les chinois sont ensuite arrivés. Le rouleau compresseur à trois Francs six Sous contraint en 2OO6 à de nouvelles mesures draconiennes ; pour soit disant survivre Monsieur le PDG va délocaliser la production en Pologne. Il va lancer de nouveaux modèles haut de gamme ici dans le petit village, à quinze kilomètres d’un Romans sur Isère tout aussi affaibli par la même épidémie. Seulement vingt familles désormais ont pour unique ressource la fabrique de chaussures.

 

Il n’y a pas eu de reprise du travail après la trêve du jour de l’an en 2007.

 

               Petit à petit, les conditions de vie dans le foyer des Sauveur vont tourner en un imbuvable vinaigre. Pire encore quand Isabel va être congédiée de son travail à mi-temps dans un hyper marché très connu de Bourg les Valences. Codes-barres et caisses automatiques n’ont jamais la grippe et ne risquent pas de tomber enceinte. En septembre il reste seulement huit ans  à payer pour l’hypothèque du home sweet home entouré du lopin de terre, quand un jour, pétant les plombs, Manu le doux, le gentil mari de toujours prend la voiture et ne revient qu’une semaine plus tard en pleurant.

Madame ne lui pardonne pas la bonne chaude-pisse rapportée de la courte escapade  et les piqûres d’antibiotique dans les fesses nécessaires à son éradication. Depuis son glorieux service militaire, de la génération des derniers obligatoires, Jean Manuel ne se souvenait plus que cette triste maladie existât encore. Quel con et quel chanceux aussi, en réfléchissant bien, il aurait tout aussi bien pu ramener un virus beaucoup plus méchant, fatal serait le mot exact.

                 Début novembre, Isabel quitte le domicile conjugal accompagnée de Rémi et de Pistache tous deux en larmes. Ils vont rejoindre à Saint Marcelin les grands parents qui travaillent sur six hectares où les noix sont fameuses et où leur petite production de fromage est écoulée par l’intermédiaire d’une coopérative. Jean Manuel aurait eu besoin ce jour là d’un autre sauveur que l’alcool qu’il va choisir….heureusement pas pour longtemps.

                 Dans son malheur, le nouveau solitaire a de la chance. Son père lui aussi possède quelques terres non loin de Die, aux pieds des hautes falaises blanches du  massif des Glandasses. A soixante-quatre ans le vieux Sauveur, dont personne ne se souvient du prénom,(et pourtant il en a trois !) monte son troupeau d’une toute petite centaine de bêtes bêlantes sur le plateau du Vercors pour la bonne saison, laissant seule sa baraque presque délabrée au milieu d’une vigne redevenue  vierge depuis belle lurette. Manu retourne chez ce vieux sauvage avec sa belle Vespa et une simple valise. Un ami lui apportera plus tard tout son outillage de bricoleur soigneusement entretenu.

                 Pour vivre avec le père, il faut bosser. Ne jamais ménager sa peine. Deux hectares et demi de friche dont la moitié en pente raide  jamais ne pourront être rentables, du moins c’est ce que tout le monde y compris le vieux, a toujours dit. Ce dernier ne vit que pour ses bêtes qui le lui rendent fort mal. Les bénéfices engendrés par un aussi petit troupeau  se calculent très rapidement ; ils sont proches du zéro absolu ! Mais les nécessités de l’ancien sont à l’échelle de ses revenus et jamais il ne s’est plaint de son austérité.

               Un paquet de tabac par semaine pour bourrer la grosse bouffarde qu’il a lui-même taillée puis polie, une lame Gilette de temps en temps, une savonnette tous les…. ffffffft  (peut-être plus encore), et un mini baril d’OMO lave plus blanc pour son linge quand celui-ci pourrait pratiquement marcher tout seul : tout ceci constitue les dépenses aléatoires ; pour les besoins quotidiens, lait et fromage assurent la base de sa nourriture. Des collets judicieusement posés apportent la viande en quantité plus que suffisante. Que la pêche soit ouverte ou fermée, les belles truites de la Drôme, parfois de gros barbeaux, donnent un peu de variante aux menus. La marée-chaussée et les gardes-pêche ou chasse, bien que soupçonneux n’ont jamais réussi à le coincer.  Les fréquents surplus sont revendus à des restaurateurs du coin ou parfois seulement échangés contre quelques sympathiques  bouteilles. Aucune des nombreuses et succulentes baies sauvages qui abondent  n’est laissée pour compte.

                Le vieux Sauveur a dit :

                             -Fiston, tu t’démerdes, y faut pas qu’tu m’coûtes un sou. D’ailleurs, j’l’ai pas ! Si t’avais pas fait l’con, t’en s’rais point là !

                 Il a parlé là… pour un bon bout de temps.

                Manu n’est pas au désespoir, l’usine en fermant lui a octroyé un pécule substantiel mais qui risque de fondre rapidement. Alors tous les deux ou trois jours au début, puis toutes les semaines, les guichets d’une ANPE débordée et dont le personnel lui-même n’a plus l’air d’y croire, reçoivent la visite d’un homme qui, au moins les premiers temps, a encore confiance. Et les allocations de chômage, elles-aussi, donnent une mensualité que bien des travailleurs pourraient lui envier.

                  La municipalité de Châtillon en Diois accorde un permis de construire sur des plans déjà anciens et, profitant d’une inactivité forcée, Jean Manuel va s’initier au beau métier de maçon, puis ayant payé un véritable charpentier, il va faire appel à quelques copains pour devenir également couvreur, plombier,  enfin électricien. Le vieux,  bien que toujours ronchonnant, est malgré tout content de voir que sa bicoque se transforme en quelque chose de plus douillet, de plus décent, et pour lui pur soixante-huitard plus bourgeois aussi. Cela ne l’empêche pas, milieu mars de remonter sur le plateau avec ses bêtes.

                  La maison d’antan, au dessus du village, le nid d’amour construit peu après leur mariage, le couple aujourd’hui séparé ne va pas la vendre ; mise en location pour un prix légèrement inférieur à celui du marché, les traites de l’hypothèque sont payées sans aucun problème et les deux époux  ont la sagesse de ne pas se disputer pour des questions d’argent. Ni d’un coté, ni de l’autre une procédure de divorce n’a été entamée ; sans aucune obligation légale, Manu expédie un chèque chaque mois pour, dit-il, les enfants.

 

                              

 

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                  Le vieux Sauveur, vient  de remonter sur le plateau depuis un mois déjà; comme chaque année ses bêtes sont là-haut les premières à brouter une herbe fraîchement réveillée des rigueurs de l’hiver. Au milieu du mois d’avril 2008, en sortant d’une nouvelle entrevue infructueuse  avec un conseiller de l’ANPE, Manuel remarque une jeune femme pleurant silencieusement sur un banc, un sac à dos posé devant elle. Vingt cinq ans tout au plus, agréable sans être d’une  beauté affolante, ses yeux légèrement bridés trahissant une probable origine asiatique.

                             -Quelque chose qui cloche mademoiselle ?

                 Question idiote, quand tout va bien il est rare que l’on pleure ainsi ; alors pour se rattraper, Manu questionne de nouveau.

                              -Si je peux vous aider en quoi que ce soit ?…

                            -J’ai seulement faim, je n’ai plus un rond, mais à par ça  Madame la marquise, tout va très bien, tout va très bien.

                          -Avec un peu de chance, les flics ne nous arrêterons pas car je n’ai qu’un seul casque pour vous emmener sur ma Vespa. Je n’habite pas trop loin et le frigo à gaz… je n’ai pas encore l’électricité, est bien garni. Il y a même une chambre disponible où vous pourrez dormir ; demain sera un autre jour. Alors… ?

                Les larmes ont séché, la jeune femme regarde Manu, le jaugeant quelques secondes et son avis doit être favorable car elle accepte l’invitation avec cependant une étrange remontrance.

                          - D’accord, je vois que vous n’allez pas me sauter dessus tout de suite !

              -Ni plus tard non plus, je n’ai jamais forcé qui que ce soit. Comment vous appelez-vous ?

               -Brigitte, Brigitte Borras.

               -BB, vous avez une légère pointe d’accent qui nous vient d’où ?

               -De la Lorraine, d’une petite ville dont les faubourgs sont carrément à cheval sur la frontière allemande. Creutzwald, pour mieux vous situer, c’est assez près de Metz.

                         -Je ne connais pas du tout ce coin là, d’ailleurs à part une courte semaine de vacances au nord de l’Espagne, je ne suis jamais sorti de mon trou. Je m’appelle Jean Manuel Sauveur.

               -Et bien, pour aujourd’hui et pour moi, votre nom est bien mérité.

               -Appelez-moi Manu, comme tout le monde.

Heureusement pas le moindre pandore sur la route, ni policier municipal, ni CRS. La chance est avec eux sur les vingt cinq kilomètres parcourus pour filer sur une maison en pleine transformation, dans un désordre impressionnant mais  qui se réveille enfin après plusieurs décennies de triste laisser-aller.

                -Désolé Brigitte, pas d’électricité donc pas de télé, en fait il y a bien un générateur mais il est un peu fatigué. Heureusement que vous ne vivez pas ici, vous risqueriez de vous emmerder, pardon, ennuyer.

                - Avec tout le boulot qui reste à faire entre ces murs, ce serait un comble.

                -Vous n’êtes pas sous mon toit pour bosser.

                -Cela sera pour moi la manière de payer le gîte et le couvert.

  Pendant quelques secondes Manu pense à une toute autre forme de payement mais se traite aussitôt de salopard. Il  fait découvrir à Brigitte une partie du domaine attenante à la maison en se promenant parmi les mauvaises herbes qui l’ont envahi. Il fait encore grand jour à huit heures du soir et elle demande un peu gênée.

             -Excusez-moi, j’ai un peu… non, j’ai très faim.

             - Quel con je fais, allez, on va manger !

               Au cours d’un repas tout simple, fromage, saucisson et tomates crues, le tout accompagné d’un vin de terroir fort acceptable, la jeune femme ne se dévoile pas. Rien sur le chemin qui l’a conduit jusqu’ici. Par contre, Manu quant à lui… raconte. L’usine, la débâcle et la fermeture, la fuite idiote du home sweet home, sans la chaude-pisse, le départ d’Isabel avec Rémi et Pistache ; il est maintenant pratiquement au bord des larmes.           

                            -Manu, vous ne me questionnez pas sur ma vie ?

             -Si vous devez me dire quelque chose, cela viendra de vous, cela ne me regarde que si vous voulez partager, vous n’êtes pas recherchée par les flics  au moins ?

              -Si je l’avais été, je n’aurai pas accepté de monter sans casque sur la Vespa, au premier contrôle j’étais foutue.

             -La chambre de mon père est restée bien aérée, elle en avait besoin, elle est à peu près présentable. Si vous voulez vous doucher, vous n’aurez que de l’eau froide, je n’ai pas fini l’installation des serpentins de cuivre pour capter la chaleur du soleil.

             -Brrr, je vais essayer.

             -Soyez pudique, la porte de la salle de bain n’existe pas encore.

             -C’est égal, aucune importance.

Alors que Brigitte est sous la douche, apparemment en claquant des dents car le  brrr se fait plus fort, une musiquette caractéristique retentit, elle émane d’une pochette de toile restée sur la  table.

             -Brigitte ! Téléphone !

                  Toute nue, elle accourt pour prendre la communication.

                           -Allo…ah, c’est toi Marie, tu es gentille de te préoccuper pour moi, mais tout va bien, je suis dans le midi, près de Valence et je crois que j’ai trouvé du travail… écoute, tu es pire que maman, tranquillise-toi. Encore une fois, tout va bien, salut à Robert et aux enfants.

                 A aucun moment elle n’a essayé de cacher sa nudité et pose la question en regardant Manu bien en face :

                            -Je vous choque comme ca ? Excusez-moi mais j’attendais quelqu’un d’autre au téléphone, c’est pourquoi je suis venu très vite et telle que vous me voyez.

                            - Ce n’est pas désagréable rassurez-vous, je ne suis pas habitué mais pas choqué non plus. Allez vite enlever le savon qui reste.

               Mazette, le coté pile vaut bien le coté face, beau popotin ! Attention  petite, le Manu il est bien gentil, mais ce n’est pas le bonhomme de bois des Galeries Barbès.

                              -Je vais me promener un peu avant de me coucher.

                 Jean Manuel va s’endormir en pensant à des formes féminines  vraiment appétissantes, en se posant pas mal de questions aussi sur celle qui dort déjà à l’autre bout du couloir. Il n’y pas encore de porte non plus aux chambres.

                Aucune nécessité de réveille-matin, le coucou biologique est précis, vers six heures et demi les quinquets s’entrouvrent et oh stupeur, une bonne odeur de café vient chatouiller les narines d’un Manu éberlué.

                             -C’est pas possible, elle est déjà debout ?

                La table est dressée, des tranches de pain ont été toastées sur une grille posée au-dessus d’un feu léger  dont les braises s’éteindront bien vite dans la cheminée. Après les bonjours patati patata, le petit déjeuner est attaqué allègrement.

                              -Excusez-moi, vous avez un truc pour le café ? C’est pourtant le mien mais il me semble bien meilleur qu’à l’accoutumé.

                             - Et oui, c’est ma mère qui me l’a enseigné : une minuscule pincée de sel avant de visser le couvercle de la cafetière. Atttttention, très important, point trop n’en faut, sinon c’est dégueulasse.

                             -J’essayerai de m’en souvenir. Ce matin j’ai prévu de commencer la taille de la vigne. Ce n’est pas précisément le bon moment mais elle est tellement sauvage que l’année prochaine, avec un peu d’effort et une meilleure taille, la production pourra reprendre. Mon grand père faisait un excellent vin et vendait une partie de son raisin pour faire de la Clairette.

                             -Connais pas !

                             -La Clairette de Die est une sorte de mousseux local, elle pétille tout autant que le Champagne…Pour parler d’autre chose, hier soir je n’avais pas que les yeux ouverts, malgré moi je vous ai entendu converser avec je ne sais qui. Vous disiez avoir trouvé du boulot : pas d’accord Brigitte, il n’est pas question que vous restiez ici et encore moins comme salariée. Mademoiselle, n’essayez pas de vous incruster, je veux bien vous dépanner quelques jours, mais cela s’arrêtera là.

                           -Rassurez-vous, au moment même où vous penserez me mettre à la porte, je reprendrai mon sac à dos et… bye bye Manu. J’ai menti au téléphone à ma sœur aînée pour la rassurer, elle se fait toujours un sang d’encre à mon sujet.

                           -Ca marche, je redescends vers dix heures pour le casse-croûte ; au fait, on pourrait peut-être  se tutoyer, je ne suis pas si vieux que ça.

              Dès que le soleil a franchit la crête de la falaise il se réverbère et les premiers rangs du haut de la vigne deviennent un véritable calvaire tant le mercure du thermomètre monte vigoureusement. Ce n’est pas étonnant donc si ce coteau était autrefois le premier de toute la région à être vendangé; rapidement Manu est en nage et  de grandes auréoles  marquent sa chemisette. Sans compter la main qui n’a pas le geste adéquat et qui fatigue…puis c’est bientôt le bras tout entier qui s’endolorit. Et cette maudite colonne vertébrale, ce disque affaissé  entre deux lombaires…cela promet d’être dur, très dur. Bientôt dix heures, la pause sera vraiment la bienvenue. Mais ?…Mais qu’est ce qu’elle fout là ?

                Brigitte monte en chantonnant, panier sous le bras, la tête couverte d’un vieux chapeau de paille aux innombrables déchirures, la jupe bouffante et un chemisier …assez décolleté. Prévoyante, elle a noué une petite laine sur ses hanches.

                                    -Si tu ne vas pas à Lagardère, Lagardère ira t’à toi. Je vous, pardon, t’ai apporté le casse-dalle, votre…  ton pain n’est pas fameux il te faudra remettre le vieux four en marche, ce serait une honte que de ne pas en profiter.

                   Manu ne peut s’empêcher de regarder le corps de la jeune femme, si frais, si tentant et ses yeux s’arrondissent quand au fond du panier apparaît un autre sécateur. La reprise du travail ne va hélas pas tarder pour l’homme déjà fatigué.

                   C’est pas possible, elle va deux fois plus vite que moi, et sa coupe est parfaite, exactement au bon endroit.

                            -Tu n’as jamais entendu parler du vin de Moselle ?

                           -Un peu, il n’est pas très connu, du moins par chez nous.

                           - Et bien c’est un tort, depuis l’âge de dix sept ans j’ai appris la taille, mais bien avant j’avais déjà vendangé. Il m’a fallu très vite gagner ma croute pour aider mes parents.

                           -On dirait que je suis bien tombé avec toi.

                            -J’ai bien d’autres talents cachés.

               Manu se surprend à rougir comme un adolescent, elle s’en aperçoit et part d’un grand éclat de rire.

                             -Manu…

                             -Oui ?

                             -Demain, si tu veux et sans m’incruster, je continue la taille et tu arranges la salle de bain, pas la porte… je m’en fous, mais l’eau chaude m’irait réellement bien mieux.

                             -D’accord.

 

 

 

                Il y a seulement une semaine que Brigitte est arrivée et elle parait avoir vécu toute sa vie ici ; la maison, toujours en permanent chantier, a désormais un petit côté coquet où la touche féminine est indéniable. Un air de fête rafraichissant s’en émane et, miracle pour l’an de grâce 2008, arrive enfin l’électricité. Il ne sera plus nécessaire d’utiliser le vieux générateur bruyant, fumant, un peu  gourmand en gasoil et décidemment trop capricieux. Tout l’outillage de bricolage va pouvoir être utilisé sans crainte de constantes coupures de courant.

              Manu propose d’acheter une télévision mais Brigitte lui conseille plutôt d’emprunter de bons bouquins à la bibliothèque municipale. Le vieux vélo, qui rouillait pendu à un énorme clou dans une soupente à l’incroyable bric-à-brac, est retapé, et la jeune femme s’occupe désormais de faire les courses. Elle a fixé pour cela une grande cagette de plastique sur le porte -bagage.

               Elle revient de Châtillon en sifflotant. Derrière la bicyclette, une boule de poils trotte en haletant et la langue pendante.

                           -Je te présente Coco, il me suit depuis que j’ai dépassé le poulailler abandonné à l’entée du village.

                           -Très bonne idée, Coco je te souhaite la bienvenue.

               Boudiou que cette nana est appétissante !

                          -Pourquoi ne le dis-tu-pas puisque tu le penses si fort Manu ?

               Encore une fois un rougissement de collégien d’un homme ébahi qui s’entend bredouiller :

                          -Comment sais-tu ce que je pense ?

                          -Secret Manu, secret.

                Pas possible c’est une véritable diablesse.

                          -Non Manu, je n’ai pas pacté avec le Malin.

                          -Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible, tu me fais peur.

                          -Et cette peur est bien triste pour moi. Il y a longtemps que je me suis aperçu que je lisais les pensées de mes vis-à-vis, et, depuis le début, cela n’a jamais été très drôle pour moi. Tu entends : surtout pour moi. Les hommes ont tous dans la tête, à de rares exceptions près, l’idée de me sauter. La plupart des femmes quant à elles, pensent à mes fringues, à ma coupe de cheveux en me traitant de libertine, de dévergondée et bien souvent aussi de pute. Ma désinvolture les fait toutes saliver. Merci Manu d’avoir pensé que mon coté pile est tout aussi charmant que le face mais plus jamais tu ne devras avoir peur de moi.       

                           Arrête mon vieux, tu ressembles aux tomates du potager.

                 Jean Manuel est cramoisi et il a du mal à articuler.

                          -Alors, chaque fois que…que…  enfin que…, tu as su ?

                          -Oui, mais j’ai lu que tu es toujours amoureux de ton Isabel et je vois que tu as encore peur. Je  réponds aussi à la question que tu ne m’as jamais posée, mes yeux un peu bridés me viennent de mon arrière-grand-mère maternelle, elle était indochinoise.

                             -C’est vrai que j’ai encore peur, je te soupçonne maintenant d’avoir une multitude de connaissances dans un domaine où je suis le plus ignorant des hommes, la spiritualité par exemple.

                Brigitte ne répond pas à une question à peine dissimulée mais son regard est significatif et Manu est horriblement mal à l’aise, essayant vainement de ne penser à rien. La  jeune  femme est capable de le décortiquer, à tout moment, sans même la possibilité de pouvoir cacher quoi que ce soit, de pouvoir se recroqueviller dans une quelconque coquille protectrice ;  situation  nouvelle, vraiment insolite…

                              -Mon Sauveur, s’il te plait, sans oublier ce que tu viens de découvrir sur moi, fais l’effort de me considérer comme une personne normale. Tu vois en fait, ce sont toutes les autres qui sont anormales.  Toi même d’ici peu seras capable de lire les pensées. Tu seras capable d’ETRE. Ce verbe si beau quand il n’est pas suivi d’un adjectif ou d’un attribut du sujet.

                             -Moi ? Tu déconnes ?

                             -Pas du tout mais ne t’affole pas, tout est prévu, programmé, c’est vrai que ma venue ici va changer ta vie, elle changera celle de plusieurs milliers d’autres personnes aussi.  D’ici quelque temps tu vas recevoir une très mauvaise nouvelle mais beaucoup de bonnes choses vont en résulter.

                             -C’est pas possible, tu prévois aussi l’avenir ?

                            - Un peu, mais disons plutôt que mon intuition ne me trompe guère, jamais serait le terme plus approprié. Relève la tête, arrête le bouillonnement de ton cerveau, il n’est pas en état d’assimiler aussi rapidement un pareil chamboulement. Ne t’inquiète pas cela va très vite venir.

                              Ah, tant qu’à faire, si tu as des idées polissonnes à mon égard, dis-le moi carrément, il n’y a rien d’anormal à cela. Attention ce n’est pas pour ca que je te dirai forcément oui…. tu sais…j’aime une femme qui me le rend mal, elle préfère les hommes et c’était son coup de fil que j’attendais impatiemment le premier soir de mon arrivée ; mais passons à autre chose…

                              Dis Manu, y compris avec un aussi beau nom de famille, il faut bien manger non ? J’ai une faim de louve.

                En savourant une excellente salade de riz aux tomates, œufs durs, fromage de brebis ayant longuement macéré dans une huile d’olive parfumée à la farigoulette, Monsieur

Sauveur se pose pour la première fois de sa vie des questions sur son nom. Serait-il prédestiné ?

                            -Tu m’as raconté que je pourrai moi aussi… enfin quoi…être comme toi. Que devrais-je faire pour y parvenir ?

                            -Mange, Manu. L’une des premières choses qu’il te faudra apprendre c’est de respirer correctement.

                            - ??? Tu veux dire qu’à quarante deux piges je ne sais pas encore le faire ? C’est dingue ton truc.

                            -Mange Manu et fais moi confiance. Encore une fois chasse cette peur, tu ne risques rien de ma part. Je vais te recommander un petit livre de yoga, celui avec lequel j’ai commencé moi-même ; tu verras, c’est beaucoup plus facile qu’on ne le pense et rapidement tu apprendras à mieux te connaître, à chasser tes angoisses, à ouvrir et à équilibrer tes chakras. Du moment où je t’ai vu à Die, j’ai su que tu étais celui que je cherchais, celui par lequel des choses hors du commun vont arriver.

                            Non Jean Manuel Sauveur, rassure-toi, personne jamais ne te crucifiera, mais tu mériteras ton si beau nom.

                            -C’est pas possible.

                            -Ne pleure pas Manu, c’est un conte de fée qui vient à ta rencontre.

                            -Qui es-tu réellement Brigitte ?

                            -Mais…seulement la fée, idiot !

 

 

                 Amenés par pépé, Rémi et Pistache sont venus passer tout le mois de juillet, heureux de retrouver leur papa, Isabel apparemment n’a pas profité de la séparation pour essayer de positionner les jeunes contre un odieux mari ayant vilainement péché. Mais elle n’est pas venue…Tout d’abord hostiles à la nouvelle présence féminine, jour après jour, les enfants de Manu sont conquis par la gentillesse et la simplicité de Brigitte. Ils sont étonnés de cette relation où le sexe n’est pas présent mais finalement en sont bien contents. Apparemment personne ne veut leur imposer une deuxième maman ni voler leur papa.

 

                  Le premier jour du mois de septembre, juste au moment où une visite à l’ANPE est prévue, une fourgonnette de la gendarmerie fait sont apparition et s’arrête devant le symbolique portail de bois rafistolé qui barre le chemin d’accès à la maison. Le contournant facilement, car il n’y a encore aucune clôture, deux uniformes bleus bien caractéristiques s’avancent en faisant crisser les gravillons sous leurs grosses chaussures. Coco ne cesse d’aboyer, les dents menaçantes en reculant vers les pieds de Manu. Le maréchal des logis questionne.

          -Monsieur Jean Manuel Sauveur ?

                            -Oui, c’est bien moi, que se passe-t-il ? Vous prenez un café ?

                            -Non merci Monsieur, nous avons une très mauvaise nouvelle à vous communiquer. Votre père est décédé.

                            -Oh mon Dieu, non… Mais…mais que lui est –il arrivé ? C’est… pardon, c’était pourtant un vrai roc.

                           -Probablement en voulant sauver une de ses bêtes tombée dans un trou sur le plateau, c’est une équipe de spéléologues qui a découvert le corps au fond d’un puits d’entrée. Ses deux chiens hurlaient à la mort quand ils sont passés par hasard, allant explorer une grotte toute proche. Ce n’est malheureusement pas la première fois qu’un pareil drame se produit.

                 Le vieux Sauveur est parti, Manu laisse échapper quelques larmes qui disparaissent bien vite.

                           -Pas encore soixante cinq ans c’est un peu jeune quand même.

                  Brigitte arrive, elle a écouté la courte conversation.

                           -Il n’y a pas d’âge Manu.  

                           -Madame...mademoiselle ? 

                           - Mademoiselle Brigitte Borras.

                  Le simple gendarme sort un petit calepin et y inscrit quelques mots avant de le rempocher.

                            -Le corps de votre père est à votre disposition à la morgue de Die. Nous nous sommes informés qu’un testament est déposé en l’étude de Maître Dunant à Luc. Recevez nos sincères condoléances monsieur, au revoir mademoiselle.

                            Ah, rassurez-vous pour les bêtes, un de ses amis s’occupe d’elles, le Founan comme on l’appelle. Son père était au maquis aux côtés de votre grand-père et il raconte que le Sauveur l’a tiré d’un très mauvais pas, il lui doit la vie. Soyez-donc tranquille.

 

 

                                 

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                              -Asseyez-vous messieurs dames. Monsieur Jean Manuel Sauveur vous allez prendre connaissance du testament de feu monsieur votre père, monsieur Auguste Gabriel Martin Sauveur, né le 6 juillet 1943 à Valence et décédé officiellement le 26 août 2008 à Saint Agnan en Vercors. Document allographe déposé en mon étude le lundi 21 janvier 2008, à seize heures trente.

                   Maitre Dunant sort d’une enveloppe une feuille de papier quadrillé où Manu reconnaît l’écriture incertaine de son père.

 

                           Moi  Gabriel Auguste  Martin Sauveur sein de corps et d’esprit legue tout mes biens a mon fils unique Jean Manuel. A ma mort il devrat me faire insinéré et je voudrais qu’il jete mes cendre dans la Drôme. Mon propre pere a moi m’a laissé une vrai fortune en or, des pieces napoléon que j’ai jamais touché.

 Pandant toute sa vie mon pere il a acheté tout les mois une piece et des fois souvent deux sauf quant il a fait le maquis pandant la guerre. Avant qui mort y ma dit que tout ca ca cerat pour son petit fils alort j’ai rien touché. Je te dit pas ou que sont  les pieces tu les trouveras dans ton jeudi. Tout c’est a toi mon fils pardonne a ton vieux fou de papa qu’a jamais bien sut commant il falait te dire qui t’aimais.

             

                                                             Fait a Châtillon en Diois le 19 janvier 2008 ;

 

              Poste scribtom ya un plan pour les terres qui date de 1972 a la mairie de Châtillon. 

               

         

 

                  Le notaire énumère ensuite une quantité de parcelles de terrain, pour la plupart de faibles dimensions, mais sur lesquelles  Auguste Gabriel Martin a toujours payé les insignifiantes taxes. Ce ne sont que des friches, non considérées comme terres agricoles et encore moins  à bâtir. Quelques unes sont ici même à Luc en Diois        

                           -Monsieur Sauveur, votre père m’a parlé d’un plan de remembrement dont il n’a jamais rien voulu savoir et combien il regrettait cette attitude. Verbalement je vous transmets sa joie si vous pouviez être moins idiot que lui. Pardonnez-moi, c’est en relisant mes notes que je vois que c’est l’expression qu’il a lui même utilisée,

                         Je reste à votre disposition monsieur Sauveur, j’ajoute à titre personnel que dans cette étude sont passés toutes sortes de gens parfois inqualifiables mais votre père, malgré son manque d’instruction, m’a paru un homme remarquable, et croyez-moi, j’ai l’œil.

                             -Merci maître.

                    En sortant, Manu est plus qu’ému, il a du mal à contenir ses sanglots et s’appuie sur Brigitte  en relisant la lettre.

                           -C’est dingue, mon père n’a déposé ce testament qu’en début d’année et il y a presque cinquante ans qu’il montait sur le plateau du Vercors. Ce que tu m’as prédit s’est réalisé ; dis moi… tu crois qu’il savait qu’il allait mourir ?

                             -Question à laquelle je ne peux pas répondre ; mais tu le sauras peut-être un jour.

                             -Et cette histoire du jeudi, de mon jeudi ? Qu’est ce qu’il a bien voulu dire, je n’y comprends rien. Les Napoléon, il m’en avait vaguement parlé mais j’ai toujours cru que c’était un peu du pipeau.

                              -Moi, je sais pour le jeudi. Et pour les pièces, encore une fois, ne crains rien de moi, n’oublie pas que je suis une bonne fée.

                              -Je ne crois pas aux fées…mais en réfléchissant, peut être que je devrais changer d’idée sur le sujet. Comment mon père avait-il ces connaissances, tu as vu son écriture malhabile, pleine de fautes d’orthographe ?

                              -Tu trouveras les réponses tout seul. Tu ne veux pas savoir ce qu’est le jeudi ?

                              -Très drôle ! C’est le jour qui suit le mercredi, celui qui précède le vendredi et, accessoirement, le quatrième jour de la semaine.

                              -Non, Monsieur Manuel vous vous trompez. C’est le cinquième jour de la semaine.

                            -Tu te fous de moi ?

                          -Pas du tout, regarde donc une encyclopédie ou un simple dictionnaire. Le septième jour est celui, dit-on, où Dieu se reposa. Celui que les Juifs appellent le Sabbat et où les plus pratiquants d’entre eux se reposent également.

                             -Alors le dimanche ?

                             -Invention chrétienne, une de plus pour essayer de gommer le passé, faire oublier jusqu’au judaïsme du Christ. C’est en réalité le premier jour de la semaine. Il y a tellement de mensonges évidents dans toutes les religions, que je me demande comment les hommes peuvent encore gober toutes ces sornettes.

                            -Tu ne m’as jamais parlé de ça, tu es Juive ?

                          -Ni Juive, ni Catholique, ni Musulmane, ni Protestante, ni Bouddhiste, ni rien du tout. Je n’aime pas les chaînes Manu, mais mes parents m’ont portée sur des fonts baptismaux. Pour ma défense, à un mois et demi je ne pouvais pas faire grand-chose. Et comme j’étais encore bien malléable à l’âge de douze ans, ils ont fait rebelote avec ma première communion. Il n’y aura jamais rien de plus. 

                             -Achète-moi le petit bouquin de yoga, s’il te plaît

                             -C’est déjà fait. Regarde-moi et dis-moi ce que je pense.

                             -Je vois que tu es rayonnante.

                             -C’est très bien, excellent, c’est un bon début, mais il te reste encore beaucoup de travail.

 

 

 

 

 

                                République d’Afrique du Sud

 

 

 

              Téo Riebeeck pourrait être fier de ses ancêtres ; Jan l’un des ses très lointains aïeuls est considéré comme le père fondateur de la ville qui l’a vu naître il y a vingt quatre ans de cela. Depuis le quinzième siècle le lieu a quelque peu changé, c’est aujourd’hui une grande                                             mégapole dont une artère principale porte son nom ainsi qu’une place centrale où trône la statue de Jan. La ville s’appelle Le Cap, à un jet de pierre de Bonne Espérance, à la pointe Sud du continent africain.

                  Téo est trop jeune pour avoir connu les durs moments de l’apartheid, il imagine  mal que ce fléau inhumain ai pu exister dans un aussi beau pays que ses yeux ne cessent d’admirer. Cette époque est révolue, heureusement, mais quand il a présenté Lili dont il  s’est amourachée, maman a failli avoir une crise cardiaque.

                             -Une noire chez les Riebeeck !

                   Papa lui n’a rien dit, tout le monde feint d’ignorer qu’avant son mariage c’était la couleur de peau qu’il préférait. Il est bien entendu de mauvais ton que d’en parler…alors on en chuchote seulement. Madame a accueilli Lili avec froideur, se retenant difficilement pour cacher sa contrariété, voir son dégout. Monsieur s’est empressé d’embrasser la jeune noire en pensant peut-être trop fort qu’il remplacerait volontiers son chanceux de fils s’il en avait un jour l’opportunité. Heureusement que la jeune femme s’était bien préparée pour cette très divertissante réception.

                  Ce n’est pas une « amourachette » de petite ampleur qui unit le  jeune couple sud africain. C’est un beau et profond sentiment, un amour sincère, une complicité rare pour leurs âges, une entente totale dans tous les domaines. Téo est passionné par les bateaux, surtout s’ils sont en bois, plus encore quand ce sont des voiliers. Papa, à la grande fureur de maman, n’a rien dit quand son petit dernier a suivi les études qui l’intéressaient. « Le travail manuel de charpentier de marine n’a rien de déshonorant ! », il a d’ailleurs toujours ajouté qu’il y voyait  une certaine noblesse. Ah…si grand-père l’avait lui-même laissé vivre sa vie ! Stan serait parti bien loin pour oublier l’abominable enfer de l’absolue séparation entre les races, surtout que les noires étaient si belles, si tentantes….et elles le restent !

                  Papa est heureux pour Téo, il a aidé financièrement pour qu’avec sa dulcinée, son fils achète un  appartement dans le quartier de Clifton, lieu ancien et huppé séparé du centre de la ville  moderne par l’universellement connue montagne de La Table.

   Monsieur Téo Riebeeck au nom si prestigieux travaille donc de ses mains dans un tout proche chantier naval. Il y a encore heureusement de nombreux amateurs de vieux voiliers en bon bois dont ont fait les arbres malgré les progrès incessants de l’acier, de l’aluminium et bien sûr du plastique. Lili, si tout va bien, pourra dans quelques mois, enseigner le Français. Avec un peu de chance, sans taper papa Stan, le couple économisera suffisamment pour qu’elle puisse réaliser son rêve de petite fille. Voir « pour de vrai » le monument qu’enfant elle admirait dans une boule de cristal, avec cette fois de véritables flocons de neige. Téo lui a promis qu’ils dineraient en amoureux un jour prochain, tout en haut de la tour Eiffel.

              Ce que le couple n’a pas encore prévu, pas encore imaginé, c’est le moyen de transport qu’il va avoir l’opportunité d’utiliser pour se rendre en France. Leur intention est des

plus classique, deux billets d’avion aller et retour, en charter évidemment, achetés au meilleur prix sur Internet, il faut attendre premièrement la fin des études pour Lili, dernier examen en mai, et d’avoir un gentil petit pécule surtout que la vie parisienne est, paraît-il, assez chère. Alors Téo, à chaque va-et-vient de sa varlope, à chaque coup assené avec son herminette, se plaît à confondre le copeau qui se détache avec un mignon billet de banque.

 

                                      

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               Dix-neuf mètres de chêne, de hêtre, d’acajou, de teck, du frêne et deux mats de pin d’Oregon, le grand qui culmine à vingt mètres  au dessus du pont et l’artimon planté au milieu du cockpit s’élevant  jusqu’à presque quinze.  Pratiquement vingt-cinq tonnes en ordre de marche, telles sont les caractéristiques essentielles du  ONE MORE TIME.*

                Le travail est dur pour établir toutes les voiles ; deux focs, la trinquette, la grand voile et l’artimon ; par beau temps un génois ou encore si l’allure le permet, un spinnaker et les quatre  matelots ne sont vraiment pas de trop. Le skipper Garth Beechop était autrefois internationalement connu, du moins des amateurs de rugby ; il a des années durant brillé au poste de demi d’ouverture des fameux Alls Blacks. Garth aujourd’hui reconverti en loup des mers, est également le propriétaire du magnifique ketch qu’il veut mener sur les traces de la flibuste en mer des caraïbes. Le charter de grand luxe y est une activité florissante. L’aspect extérieur du voilier  est déjà exceptionnel mais les aménagements intérieurs touchent au domaine du raffiné. Edwige, la compagne de l’ex rugbyman, embarquera à Saint George’s à la Grenade et elle exercera le contraignant travail d’hôtesse ; un cuisinier créole a déjà été prévu pour compléter l’équipage.

                Avant de commencer sa première saison de charter, Garth s’est promis de découvrir l’Angleterre et la France par la mer. Une toute autre chose que les rapides visites effectuées lors de ses tournées avec les Blacks. La route la plus courte en partant de Nouvelle Zélande serait de franchir le cap Horn puis de remonter l’Atlantique dans toute sa longueur mais le lutteur d’autrefois a choisi encore la difficulté ; habitué du rentre-dedans il est parti cap à l’ouest, contre les vents et contre le courant. Passer la pointe sud de Madagascar et remonter le canal de Mozambique avant de rejoindre la Mer Rouge, enfin la Méditerranée par Suez, tel est l’objectif.

               Les informations à la radio annoncent une recrudescence des actes de piraterie au large de la Somalie. Un  voilier français, moderne et beau, dernier cri de la navigation pour grands riches,  vient d’être capturé en vue du payement d’une forte rançon. Par prudence,  il va falloir contourner l’Afrique par le sud et doubler Bonne Espérance. Ne pas rester près de la terre pour profiter du  courant des Aiguilles, favorable mais levant souvent une mer très forte. La navigation sera difficile, éprouvante pour le bateau mais aussi pour les hommes.

                 Juste en face de la ville du Cap le mouillage d’une petite île, Robbeneiland,  permettra à tous de souffler un peu. Et le paysage est si beau ! Les cartes indiquent qu’en cette période, les probabilités de vent d’Est  sont presque nulles. Attention Garth, un bon marin ne baisse jamais la garde, il y a toujours des exceptions aux règles. Un violent vent de terre se  lève en un instant. Trois des hommes sont sur l’île pour faire des photos du ketch  qui n’a pas laisser filer assez d’ancre. Pas suffisamment de bras pour partir en catastrophe. Malgré la mise en marche du puissant moteur diesel, One More Time s’échoue et talonne durement sur les cailloux, heureusement plats en cet endroit.

                 Prévenu par radio, environ trois quarts  d’heure plus tard, un remorqueur est sur place et sort le voilier de ce très mauvais pas.  Une voie d’eau est apparue au niveau de la jointure des premiers bordés avec l’étambot ; de plus, aux vues des importantes vibrations, l’hélice est certainement faussée. La réparation sera délicate.

 

         * One More Time = une fois de plus, ou encore une fois, en Anglais.

 

 

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                                                       Chine.

 

 

 

                   Le brestois Mathias Merle fait partie depuis trois ans du personnel du consulat français de Nankin. Il est tout particulièrement chargé d’affaires commerciales, il aide notamment les industriels français désireux de s’implanter dans l’immense Chine méconnue en leur facilitant de complexes démarches administratives. 2 M, comme tous l’appellent couramment, dirige une équipe d’une dizaine de personnes et vu l’attrait grandissant d’un pays au foudroyant développement, il est en permanence débordé de travail, toujours pressé, toujours stressé.

                   A trente-quatre ans, Mathias voit déjà ses cheveux blanchir quelque peu et s’éclaircir à un rythme tirant sur le crescendo. Sans cesse en mouvement, il ne prend pas le temps de bien aimer ; trop fatigué pour contenter madame aussi souvent qu’elle le désirerait. Cette dernière, de quelques années son ainée, va de plus en plus souvent chercher des compensations en dehors d’un foyer familial qui file inéluctablement vers une rupture prévisible. La pente est raide et aucun des deux époux ne semble vouloir la remonter vraiment. Connaissant les escapades de sa blonde Josette, 2M décide de se venger  en étant à son tour infidèle…Les adresses ne lui manquent pas, de ravissantes call girls sont fréquemment appelées pour satisfaire certaines exigences des nombreux hommes d’affaires en déplacement, et des femmes aussi d’ailleurs. L’une d’elles est d’une beauté à couper le souffle de tout homme, elle répond au nom charmant de Houan Youann  qui signifie littéralement  Jardin Fleuri.

                  Le diable prend possession du corps et de l’âme de Mathias qui va en oublier  sa respectable condition de diplomate. Les délices qu’il découvre vont lui faire perdre toutes retenues. Sa connaissance de la langue chinoise s’agrémente rapidement  de mots et d’expressions jusque là inconnus mais sa disponibilité au travail devient problématique. 

                Monsieur le premier consul qui le supervise doit sévir bien à contrecœur car c’est   un remarquable talent qui s’étiole aux vues des résultats ayant jusqu’à présent largement dépassé les espérances. Une urgente mutation s’impose, retour sur  Paris. Les facultés  linguistiques de cet individu y seront peut-être moins exploitées mais resteront utiles. Oublie-t-on combien la tête d’un Breton est dure ? 2M ne veut rien savoir, il démissionne de son poste de fonctionnaire et pour couper tous les ponts, demande un divorce qu’il sait désormais inévitable. Quelle bonne idée que de ne pas avoir d’enfant !

                  Au premier janvier 2009, heureusement monsieur Mathias Merle ne grossit pas les chiffres impressionnants, bien que pourtant toujours faussés à la baisse, des demandeurs d’emploi. Un passeport qui n’est plus celui des diplomates en poche, il s’embarque pour Taïwan avec une seule idée en tête : une tardive vocation de jardinier spécialisé en horticulture le poussera dorénavant à tout faire pour sortir sa dulcinée de derrière la Grande Muraille. Miracle, elle aussi est amoureuse! !

                  De substantielles économies permettent une confortable installation et la création d’une modeste académie privée d’étude de la langue française ; la ville de Kaohsiung n’est pas universitaire et il est certain que les élèves ne vont pas affluer en masse, aucune importance pour Mathias. Dans le port, les bateaux de pêche sont nombreux, beaucoup d’entre eux « fricotent » un peu avec les rouges du continent, améliorant ainsi leurs revenus par une lucrative contrebande. Il paraît  également que c’est par leur intermédiaire que s’organise une efficace filière d’évasion de  mauvais méchants communistes voulant retrouver la liberté.

                Monsieur Niang Yao habite une minuscule maison jouxtant la toute nouvelle académie. Ce vieillard à l’âge indéterminé parait fort étrange, il se déplace constamment escorté de deux hommes  aux impressionnantes carrures et la plupart des gens qui le croisent s’inclinent avec respect sur son passage, alors Mathias en fait tout autant ce qui a paru étonner le vieux chinois la première fois… plus même, il en a souri.

                L’un des deux malabars voudrait-il apprendre  la belle langue de Voltaire ? Non, il est seulement mandaté par le curieux voisin pour une invitation. L’honorable Français ferait-il l’honneur de partager le thé d’un humble vieillard cet après midi ? Vers cinq heures trente, par exemple ? Comme Monsieur Muscles n’attend pas la réponse, Mathias, qui connaît le ton, mesure les subtilités sous entendues de la proposition, conclut donc que cela ressemble presque à une injonction. Il va bien entendu s’empresser d’obtempérer, plus par curiosité que par crainte d’ailleurs.

                 Monsieur Niang Yao, à cinq heures trente tapantes, le reçoit. C’est une servante qui le débarrasse  de sa veste de cuir et s’efface aussitôt, les deux gardes du corps ont disparu. La maison paraît encore plus petite de l’intérieur mais les rares meubles sont des plus raffinés, tous d’époques très anciennes, de pures merveilles d’incalculables valeurs. Contrairement à la coutume qui veut que l’on parle de tout et de rien en se saluant longuement, le vieil homme entame le vif du sujet à l’étonnement de Mathias.

                            -Monsieur Melle, je n’ai pas la chance de parler votre langue et mon Anglais est trop rudimentaire, je ne peux m’exprimer qu’en Chinois, mais cela n’est pas important car vous le comprenez parfaitement, n’hésitez pas à me faire répéter si un quelconque détail vous échappe. Je connais tout de vous, y compris de vos amours difficiles et je vais vous aider. Votre belle s’échappera de l’abjecte geôle rouge, une communiste de moins, ce n’est pas grand-chose, mais c’est déjà ça. Sachez que je dispose de tous les moyens et qu’il ne vous coutera pas un sou d’accepter ma proposition.

                            - Excusez-moi, qui êtes-vous et quel piège cela cache-t-il ?

                             -Malgré l’impertinence de votre première question, je vais y répondre. Mon vénérable et illustre père était très intime de Tchang Kaï-Chek et ennemi jusqu’au fanatisme de l’ignoble Grand Timonier Mao Tsé-toung ; sachez également que j’ai autrefois exercé d’importantes fonctions dans l’administration. Pour votre gouverne, il n’y a aucun piège dans mon intervention, seul le hasard a fait de vous mon voisin et vous m’avez plu. Sans mon aide, ces coquins de pêcheurs vous auraient escroqué, vous prenant toutes vos économies sans vous ramener votre aimée.

                    Sachez encore que je sais tout de Houan Youann, je peux y compris vous apprendre qu’elle est forcée pour être call-girl et qu’elle rend compte aux services spéciaux de ces maudits rouges. Elle a beaucoup pleuré votre départ.

                     Ne restez pas ainsi bouche bée. Comme moi vous n’aimez pas le sucre dans votre thé, voulez-vous un petit alcool de riz ?

                             -C’est l’âme de Confucius qui a mis mes pas dans votre ombre, je vous serais éternellement reconnaissant Monsieur… ?

                            -Niang Yao, l’éternité n’existe que dans le présent intrépide jeune homme.

                     Du coté de Nankin, un obscur fonctionnaire se frottera bientôt les mains de contentement. Ce Monsieur Ufong qui ne reçoit ses ordres que du ministère de l’intérieur devra laisser filer l’un de ses meilleurs éléments hors du territoire de la toute grande et toute puissante République Démocratique Populaire. Peut importe si ce vieux fou sénile de Niang Yao sur son île  pensera tirer les ficelles d’un jeu intéressant. Taïwan pourrait être envahie quand bon semblera aux vénérables hauts dirigeants du Parti…la révolution continuera et sera encore triomphante. Avec la puissance actuelle du pays plus personne au monde n’osera lever le petit doigt et intervenir.

                      Le Jardin Fleuri, bien manipulé, pourra finalement servir encore plus en allant se promener en France.

 

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                                Argentine                                                   

                                

 

             En ces premiers jours de  mai 2008, Ingrid Costa n’est pas encore médecin mais la toux de son mari ne lui semble pas de bon augure. Ce dernier, revenu de la Cordillère où il a visité une exploitation de bauxite,  transpire abondamment  et en quelques jours seulement il parait avoir vieilli de dix ans. Une visite aux urgences d’un hôpital s’impose. Après une analyse de sang, le premier diagnostic est confirmé, Xavier souffre d’une pneumonie bactériale que l’on doit immédiatement traiter avec force antibiotiques.

           Un remarquable sens olfactif développé  depuis sa plus tendre enfance, fait découvrir  à l’étudiante un phénomène probablement inconnu de tout homme jusqu’à ce jour, ou en tous cas jamais décrit par qui que ce soit. Ingrid se souvient des interminables balades sur les plateaux montagneux  bordant la Pampa  ou bien dans les immenses forêts où Eusébio lui a fait découvrir une multitude de différents  parfums, de terres, de plantes en infinies variétés, de sèves, d’animaux parfois invisibles mais qui laissent toujours leurs marques territoriales, d’eaux paraissant toutes semblables  pourtant très différentes les unes des autres tant les terrains traversés étaient peu comparables. Pendant la maladie de Xavier, son odeur corporelle s’est radicalement transformée.         

             Et si le corps humain dégageait des molécules différentes pour chaque maladie ? Que l’on puisse les identifier immédiatement en possédant une importante base de données stockées sur des ordinateurs ? Ne pourrait-on pas établir un diagnostic immédiat pratiquement infaillible ? L’on éviterait ainsi des erreurs qui entraînent une mauvaise médication, avec évidemment  de désastreuses conséquences pour les patients, voir funestes. Ingrid pense avec netteté et conviction que tout cela est possible. Son nez devient bientôt capable d’identifier des odeurs caractéristiques pour des maladies déterminées. Mais qui d’autre peut confirmer ce que perçoit la futur médecin…hélas personne.

             Chaque fois qu’elle parle de sa découverte avec un étudient ou un pratiquant plus confirmé, celui-ci se met à rire et la femme qui lit ses pensées se voit systématiquement traitée de folle à lier.

           Qu’à cela ne tienne. Tout en continuant son expérience olfactive, elle prépare un dossier sur le thème, bien décidée à frapper à la porte du ministère de la santé publique ou celui de la recherche scientifique ou tout autre si nécessaire.  Ingrid Costa va connaître les mêmes railleries sur son passages de la part des petits fonctionnaires d’abord, puis de quelques rares responsables difficilement contactés par la suite. Quelques lettres adressées à de hauts dirigeants vont toutes rester sans la moindre réponse.

            Bientôt quatre années consacrées aux études de médecine ; plus de la moitié d’un parcours difficile est effectué avec succès pourtant la Patagonne ne veut plus continuer sur cette voie. Elle s’inscrit en faculté de science où très rapidement elle se fait remarquer par ses professeurs qui découvrent avec stupéfaction une élève surdouée, plus que motivée et progressant à une allure vertigineuse.

           Xavier a trouvé du travail dans une fonderie d’aluminium appartenant à un holding français. Plutôt par curiosité que par réel intérêt professionnel,  le nouvel employé du groupe  découvre le plaisir d’étudier la langue universellement connue d’un lointain et minuscule hexagone. Les cours sont gracieusement payés et n’imposent pas une trop grande contrainte. Rapidement l’ingénieur possède des notions qui dépassent, et de loin, celles qu’avait acquises son épouse pendant sa période d’enseignement secondaire.

             Un jour, il va faire un petit commentaire qui ne tombera pas dans l’oreille d’une sourde.

                                  -Dis donc ma belle tu  crois que ton idée sur les odeurs  serait  bien accueillie en France ? N’est-ce pas là le pays des parfums, des « nez » ? Il parait même qu’une école est spécialisée dans ce domaine si particulier, il me semble avoir vu quelque chose sur le thème à la télé.

    Au même moment, aux pieds des blanches falaises des Glandasses, Isabel débarque sans crier gare, Manu est absent et elle tombe nez à nez avec une Brigitte toujours aussi court vêtue, souriante et chantante. Les enfants avaient prévenu que la belle était bien jeunette, comment pourra-t-elle lutter avec sa quarantaine plus que tassée ?  La bonne résolution qu’elle  a apportée s’efface en un clin d’œil. En faisant demi-tour sans donner le moindre mot d’explication, l’épouse séparée se donne une bonne conscience. Celle d’une aventure vécue en renouant une ancienne relation amoureuse avec le fils d’un voisin de son père. Deux fois seulement la femme trop seule a cédé, mais en repartant furieuse elle se promet de rattraper le temps perdu. Plus d’hésitation pour faire autant de galipettes que celui qui rapidement va devenir son ex mari. Cette jouvencelle l’a probablement embobiné, ensorcelé.

            Quand Jean Manuel Sauveur rentre, Brigitte explique la courte visite et la volte-face incompréhensible ; avant que l’homme ne se mette à pleurer, elle lui demande doucement, avec beaucoup de chaleur dans la voix :

                                      -Mon Sauveur, tu vas tout recommencer à zéro et, la première des choses… tu vas me faire un enfant.

            Une étrange vibration envahit le corps de Manu en même temps qu’une sensation de chaleur. Ses traits déformés par la contrariété s’apaisent et le bonheur le pénètre. Il  sait maintenant, d’une forme définitive qu’enfin son Cinquième Jour est bien arrivé.

 

                               

 

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                                                Afrique du sud

 

 

 

             Au Cap, One More Time vient d’être gruté et repose sur son berceau. Son skipper et l’équipage constatent les dégâts occasionnés par le récent échouage en présence du chef de chantier.

               La mèche du safran, un rond d’acier de dix huit centimètre de diamètre, est tordue mais il sera possible de la redresser. Une pale de l’hélice est cassée et l’axe est à refaire. Cela n’est rien mais… la pièce de bois qui reçoit le presse-étoupe est pratiquement arrachée et c’est un miracle qu’il n’ait pas eu là une plus importante voie d’eau. Deux membrures sont fendues à leurs jointures avec l’étambot et quelques premiers bordés à bâbord vers la poupe sont aussi à changer sur plus de trois mètres. Un travail délicat que le chantier va confier dés que les experts de l’assurance donneront leur feu vert, à son meilleur élément, peut-être même le seul suffisamment qualifié  malgré sa jeunesse, Téo Riebeeck.

              Un autre problème monte à bord d’One More Time, fort heureusement que le voilier est à terre car cela  pourrait être beaucoup plus grave en mer. La zizanie fait son apparition quand le propriétaire skipper, en toute mauvaise foi, essaye de reporter son erreur, celle qui a conduit à l’accident, sur les membres de l’équipage. L’ambiance tourne très vite au vinaigre et les hommes sont débarqués. Garth Beechop se retrouve seul. Les langues se délient en commentant l’histoire du beau ketch et la réputation de l’ancien joueur de rugby, sport on ne peut plus vénéré en Afrique du sud, n’empêchera pas la difficulté de recruter un nouvel équipage. La vieille superstition des marins trouve de l’eau à son moulin quant au nom même du voilier One More Time : pourquoi pas encore une fois un échouage, et, avec moins de chance, beaucoup plus de dégâts….

              L’ex demi d’ouverture des Blacks décide de faire convoyer  le bateau par un professionnel qui lui-même se chargera de trouver des hommes. Le départ se fera dés la bonne conclusion des essais après les réparations. Eprouvé et humilié par ce qu’il considère comme un échec, Garth rejoindra son ketch en Méditerranée dans le sud de la France, comme il l’avait prévu dés le départ de l’aventure. Confiant dans les possibilités du chantier il retourne en Nouvelle Zélande ; ce qui de nouveau lui vaut l’inimitié des marins qui ne se proclament pas d’eau douce.

             Un vrai capitaine se doit de surveiller les réparations de son navire !

             Ce gars là était peut-être bon sur la pelouse, mais il ne vaut rien sur l’eau !

 

 

                                          

 

 

 

                                                             France

 

 

              Dans le Rhône,  Craponne s’étend  le long d’une départementale qui file sur l’ouest en partant de Lyon et en direction des premiers contreforts du Massif Central. Le gros bourg d’antan est devenu cité dortoir de la troisième ville de France, faisant partie désormais de sa communauté urbaine.

               Aurélie Ponce est prête à quitter sa belle et grande maison. Elle vient de vendre malgré la crise qui frappe les transactions immobilières et, chance inouïe en cette période, au prix demandé, celui correspondant réellement à la valeur de la maison. Argent qu’hélas il lui faudra partager avec l’homme qui d’ici peu elle l’espère, sera son ex époux.  La fin d’un cauchemar vécu comme un véritable calvaire se termine enfin.

             Les quelques années qu’elle vient de passer ont été épouvantables, l’homme de sa vie est parti. Envolé pour roucouler auprès d’une belle métisse, de vingt cinq ans sa cadette, qu’il a connu sur la lointaine île de la Réunion. Pourtant tout avait bien commencé pour eux. Un travail de conseiller en investissement dans une prestigieuse  institution financière avait permis des gains importants. Immédiatement invertis dans une vielle bâtisse, celle-ci s’était transformée peu à peu en une vaste et confortable demeure.

             Plus de vingt ans de vie commune, deux filles âgées aujourd’hui respectivement de seize et quatorze ans et puis un funeste jour…tout s’est écroulé.

             Noémie, l’aînée est passionnée de plongée sous marine, son physique d’ailleurs se prête à ce sport. Elle a hérité de son père d’une bonne carrure accompagnée de la force correspondante. Attention,  l’adolescente n’en reste pas moins extrêmement féminine, et fait tourner la tête de bien des garnements de son âge, et de certains plus vieux aussi. Son futur lui parait tout tracé ; elle sera prof, monitrice de plongée plus précisément.

              Premièrement réussir son Bac puis passer une épreuve obligatoire pour tous ceux qui  veulent enseigner le sport : « le tronc commun ». Une école de renom dans la belle ville de Die, département  ensoleillé de la Drôme, l’intéresse particulièrement  pour cette difficile préparation.

             Précisément quelques kilomètres plus à l’Est de cet établissement dédié au sport et à la nature, Jean Manuel Sauveur ne sait plus à quel Saint se fier. Brigitte lui a annoncé que son amie voudrait les rejoindre. Tout là-haut dans le Nord de la France, à la suite d’une des  innombrables  restructurations d’usine, cette dernière se voit réduite à un chômage forcé. Les intérims sont toujours les premiers à trinquer dans ces cas là. 

  •                                      - Manu, encore une fois écoute-moi ! J’ai suffisamment d’amour en moi pour pouvoir le partager…et toi de même car mon amie Danielle elle aussi voudrait un enfant. Cela te fait peur un ménage à trois ?

                 Des  mois auparavant, la suggestion aurait probablement fait rougir Manu, mais aujourd’hui, le voila qui se met à rire.

                                          -Heureusement que ma femme n’est pas restée ici, Tu veux me transformer en taureau reproducteur ? C’est incroyable ! Dis, elle est comment ta copine ?

                                         - Trente ans, blonde, heu…un peu enveloppée, gentille et super rigolote.

                                         -Et bien dis lui qu’il y a de la place chez Manu, plus on est de fous, plus on s’amuse !

                    En guise de remerciement Brigitte se jette sur lui et le force, enfin presque, à un gros câlin. Il semble à Jean Manuel qu’une métamorphose profonde de son corps et de son esprit est en cours. Brigitte n’est pas une diablesse et il n’est pas non plus le vieux docteur Faust et pourtant…il se sent réellement rajeunir. Il est bien aux côtés de sa nouvelle compagne si douce, si sensuelle et qui lui a pourtant avoué préférer les femmes ; finis les longs moments d’insomnie  à tourner sur lui-même seul dans son lit

                   Cette nuit là, Manu va recevoir une visite plus qu’inattendue. Comme l’ange Gabriel est peut-être apparu autrefois à Marie, le vieil Augustin, dont il ne reste ni les cendres, parle à son fils. Il lui tient des propos vraiment étranges ; Manu n’éprouve aucun étonnement, aucune peur.

                                  - Sauveur, tu vas être père encore de nombreuses fois, mais plus que tout, tu seras un guide. Celui qui apportera à l’humanité une autre forme de société où, comme dans la chanson de Brel, l’Amour sera roi.

                                   Il n’y aura pas d’autre loi que d’aimer son prochain.

                                   Que de ne pas faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas qu’il nous fasse.

                                    Personne ne dirigera ces hommes.

                     Personne ne les manipulera.

                     Personne ne leur inculquera une idée, un dogme, une foi, une croyance, une religion.

                     Ils ne seront soumis à aucune autre obligation que le respect mutuel.

                     Ils resteront toujours libres de décider de leur futur.

                     Jusque dans leurs transactions économiques, car ils ne pourront se défaire immédiatement de l’argent, l’équité sera pour ces hommes un souci majeur.

                     Il n’y aura pas de famille et les enfants à naître seront de tous et de toutes. Fruits d’un amour commun, fruits d’un nouvel arbre dont les racines s’étendront inexorablement sur notre  belle planète, et en d’autres points de l’univers Tous seront frères et sœurs.                       

                     La vie sera saine ; peu de place pour la maladie qui sera finalement vaincue avec des moyens tout à fait naturels.

                     Enfin, ils retrouveront un don que tout homme a perdu, oublié dans une profondeur cérébral, étouffé par une épaisse couche de bourrages de crâne, de préjugés, d’enseignements trompeurs et fallacieux. Ils pourront lire la pensé.

                    Parfois l’impureté pourra les frôler, mais jamais elle ne pourra les pénétrer.

                   Quelques années après être entrés dans leur cinquième jour, ils partiront essaimer. Les racines du nouvel arbre seront fortes, rien ne pourra les arrêter.

                     

    Jean Manuel Sauveur ne peut se réveiller car, à sa grande stupeur, il voit qu’il ne dort pas. Ce n’est pas un rêve quand son père le quitte après un dernier grand sourire. Il se lève et file vers la petite pièce sommairement aménagée en bureau où règne un indescriptible fouillis habituel à Brigitte, ici seulement.

    Posée sur la table, bien en évidence devant l’écran éteint de l’ordinateur, une feuille de papier quadrillée blanche se détache par son contraste. D’une main tremblante Manu la saisit délicatement. Quelques lignes d’une écriture irrégulière et maladroite, bien reconnaissable…  mais il n’y a plus une faute d’orthographe. Le texte reçu verbalement quelques minutes auparavant  y est copié. Les yeux de Manu s’écarquillent puis immédiatement se transforment  en une abondante fontaine.

                     Brigitte, debout dans l’embrasure de la porte apparaît tout sourire.                                                                                                                                                                      

                                 -Manu, je suis enceinte !

                    Si en ce moment précis Manu avait encore des doutes sur une éventuelle mission, il n’a désormais plus aucune raison de nier l’évidence, aucune peur non plus ne viendra jamais entraver ses décisions. Il se met à vibrer de tout son corps comme il est écrit dans ce paragraphe incompris du livre de yoga. Un instant une sensation de défier la pesanteur semble le faire presque léviter, un grand sourire qui ne s’éteindra pas s’empare de lui.

                     Tous ceux qui dorénavant vont approcher Jean Manuel Sauveur seront frappés par un rayonnement émanent, ceux qui serreront sa main toujours ouverte pour aider son prochain, sentiront une étrange chaleur les envahir. Brigitte pleure de bonheur à son tour.

                                     

     

     

       

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                                 - Incroyable cette technologie française ! Mike Kaabeston pense en admirant le paysage vert qui défile alors qu’il fonce à deux cent quatre vingt dix  kilomètres heure  à bord d’un TGV ; parti de Paris il ya vingt minutes, en moins de deux heures maintenant il sera à destination.

                 -Quelle épopée et quel changement brutal de vie va être le mien !

                      Le jeune homme est chanceux, il n’a jamais manqué de rien. Son père, petit propriétaire terrien n’avait que huit mille hectares ; pour un australien qui se consacre à l’élevage des moutons c’est pratiquement un minuscule lopin. A sa mort due en partie à l’excès d’alcool et aussi, il faut le reconnaître à ce maudit serpent tigre qui l’a mordu, deux frères ne se sont pas résolus à diviser l’héritage. L’aîné a gardé la terre et un compromis âprement discuté a transformé Mike en simple employé agricole ayant part des bénéfices de l’exploitation.

    Tout s’est rapidement dégradé, un désaccord permanent sur la gestion a séparé les deux frères. Le cadet s’est mis à fréquenter  les bars de la petite ville de Birdum somme toute pas très éloignée car elle n’est qu’à cent trente kilomètres de la maison.

    Au Kango’s-Bar, un soir en pratiquant son sport favori, le jeu de fléchettes, Mike plus éméché qu’à l’accoutumée fait un pari stupide.

                -Tiens, il y a là une grande carte du monde, je balance une flèche et là où elle se plante, j’irai vivre. Si elle fait plouf dans du bleu, je m’engage dans la marine.

                -Hé Mike, dans l’antarctique qu’est ce que tu fais ?

                -Empereur des manchots !

                -Nous sommes tous témoins !

    Un petit hexagone au nez pointant vers l’ouest dans l’atlantique n’a pas eu de chance, c’est lui qui s’est fait troué de l'ardillon de fer. Si l’on considère que le parieur visait l’Angleterre, la quantité de bières ingurgitées n’a pas trop dévié le tir.

                -La France ! Youpiiiii ! La France, à toi les p’tites femmes de Paris !

                      Un des  jeunes soulards présents propose.

                 -Mes parents ont une carte routière de la France, ils ont passé leur voyage de noce là-bas. Je la ramène demain et tu balances une autre flèche.

                                 -OK, c’est ma tournée !

                     Et ainsi fut fait 

                                -Dans quel patelin vais-je me fourrer ? Die ? Oh les gars, vous croyez qu’il y a des kangourous là-bas? Peut-être aussi des moutons ? Dés demain je fonce me faire délivrer un passeport et réserver mon billet d’avion.

                     Curieux, le jeune Australien va longuement naviguer sur internet et découvrira une terre promise pleine d’enchantement, de soleil et de couleurs.

                       Dans un mois Mike aura vingt trois ans, il sait qu’il n’y pas qu’un pari stupide qui l’a poussé à s’expatrier ; une nécessité profonde depuis peu lui tarabusque les idées. C’est comme si un poinçon en permanence le piquait en répétant inlassablement :

                                 -Tu dois partir, tu dois partir, tu… Ta destiné est extraordinaire Mike, ne craint rien,  pas de peur, fonce, vas-y, vas-y.

                        Alors il est arrivé à Paris au beau mois d’août, en 2009.

                                -Que c’est beau ! Je devrais rester  pour vivre ici.

                       Quel contraste avec les vastes étendues de son pays natal ; il y a là-bas des coins où l’on peut marcher plusieurs jours sans rencontrer le moindre humain. Ici la densité de cette  mégapole  paraît alarmante. Finalement la foule parisienne lui aurait donné le tournis. Et puis cette voix qui pousse, qui pousse : «  - Die, mon ami, dans la Drôme ».

                        Le TGV silencieux et sans presque aucune vibration, comme si les rails n’existaient pas, emmène un homme qui s’assoupit et rêve. Une étrange lumière le guide vers l’infini et un mot français dont il ne connaît pas la signification, chante en son oreille et danse devant ses yeux clos. SAUVEUR, SAUVEUR., SAUVEUR. A côté du dormeur, une jeune femme blonde comme il les aime le réveille en regagnant sa place. Un peu enveloppée, pas franchement belle mais de grands yeux bleus espiègles s’excusent en s’élargissant de désarroi.

                                 -Pardon monsieur.

                                 -No, no probleme, sorry. I don’t speak French.

                                 -My English is not perfect but…mi name is Danielle and you?

                                 -Mike.

                      C’est  donc en Anglais que va se poursuivre la conversation et, oh stupeur, les deux voyageurs se dirigent vers la même région, Valence. Il raconte tout, elle lui dit aller vivre chez une copine. Ils sont tous deux exactement sur la même longueur d’onde, comme s’ils pouvaient communiquer aussi par la pensée.

                                -Où habite votre amie ?

                                -Châtillon en Diois

                       Elle pense à m’inviter, ses yeux ne peuvent dissimuler, je dois lui plaire…

                                  -Comment s’appelle-t-elle ?

                      Je devrais lui proposer de venir avec moi, ce gars-là n’a certainement pas le moindre point de chute dans la région.      

                                 -Elle s’appelle Brigitte et vit chez un mec super qui s’appelle Jean Manuel, Jean Manuel Sauveur, sur des terres qu’ils remettent tous les deux en valeur.

                       Mike Kaabeston devient d’un blanc crayeux, il retient malgré lui sa respiration, puis ne pouvant plus se contrôler, pleure comme jamais auparavant il ne l’avait fait. Il  rentre sans transition préalable, presque brutalement, dans son Cinquième Jour de vie.

                        Rien d’étonnant donc que de voir quatre couverts posés sur la table chez Manu ce soir là. Bon présage, Brigitte  a enfourné pour la première fois très tôt le matin même. Un beau pain, comme hélas il n’en existe plus guère,  trône au milieu des convives. Toutes les autres boules croustillantes et d’une merveilleuse odeur d’autrefois ont déjà été vendues, réparties dans le voisinage par la jeune femme avec sa vieille bicyclette en tirant une légère remorque rafistolée aux roues bien en huit.

    Jean Manuel voit de suite qu’il ne sera pas le père de l’enfant que désire Danielle, Mike n’a d’yeux que pour elle. En partageant le repas, pratiquement aucune parole n’est échangée, le sourire est sur toutes les lèvres  et la symbiose entre les quatre devient palpable. Tous sont capables de communiquer par la pensée

                      Manu sait aussi qui va s’occuper des moutons du vieux Sauveur.

    Le lendemain, la grange qui abritait jusqu’alors un invraisemblable amoncellement de vieilles choses poussiéreuses, commence une nouvelle vie. La charpente de poutres vermoulues est enlevée précautionneusement et la bétonnière reprend du service pour jointurer les grosses pierres, redonnant une solidité à des murs qui en en avaient bien besoin.  Manu tenait toutes prêtes des esquisses qu’il s’empresse d’emporter chez un architecte de ses amis connu par l’intermédiaire de l’avocat  parisien Simon Deschamps. Ce dernier est un voisin qui possède  une magnifique propriété jouxtant le terrain hérité du vieux Sauveur.  Une extension du permis de construire  sera ainsi bientôt déposée à la mairie.   

     

     

     

     

     

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                    Dans une navigation difficile au près parfois serré, ONE MORE TIME  a remonté un Atlantique qui s’est montré peu clément. Heureusement il s’est faufilé juste entre deux ouragans. Bien qu’il ait échappé à des vents dévastateurs, la mer a toujours été grosse du 8° jusqu’au 22° parallèle Nord. En tirant des bords, bateau et équipage se sont fatigués mais Téo Riebeeck est fier de son boulot, pas une goutte d’eau ne s’est infiltrée à bord du côté de l’étambot et des bordés changées au Cap.

                    Le nouveau skipper, en tant que capitaine a pu marier Téo et sa belle Lili toute contente d’avoir réussi ses examens et de partir voir la tour Eiffel…sans avoir à débourser un seul centime pour le voyage. L’abominable mal de mer qui l’a laissée d’une jolie couleur grise tirant sur le vert pomme pendant  les deux premiers jours,  s’est heureusement estompé et si ses talents de cuisinière laissent encore un peu à désirer, elle a fort bien réussit à faire manger correctement  les six ventres de marins, trois hommes et deux femmes toujours affamés plus elle-même, cuisinière du bord et participant parfois à la manœuvre. Vue les conditions de navigations, deux hommes supplémentaires auraient été bienvenus

                    Les colonnes d’Hercule[1] sont en vue, vent portant et courant favorable le splendide ketch va s’engouffrer en Méditerranée, petite mer soi-disant tranquille après les difficultés du grand large atlantique. Attention, les tempêtes d’été y sont redoutables !

                  Quand le vent souffle à force dix et souvent davantage sur le cap Creus, au nord de la Catalogne espagnole, juste avant l’entrée en eaux territoriales françaises, tous les marins du coin vous diront qu’il ne faut surtout pas insister. En attendant un temps plus clément, abrités dans la baie de Rosas y compris certains petits cargos ne se risquent pas à affronter l’obstacle  tant la mer est dure, mauvaise, avec des lames souvent de  six et huit mètres de hauteur…rarement mais cela arrive, dix et douze. Le pire, c’est que ces vagues sont très rapprochées l’une de l’autre et les navires sont littéralement boxés. Pour One More Time ce sera le tout dernier round.

                     En prenant trop tard la fuite, le voilier malmené et il faudra plus tard l’avouer devant les assureurs aussi surtoilé, va très brutalement empanner ; dans un sinistre craquement le grand mât se casse. Une coéquipière tombe à la mer, elle ne pourra être récupérée et jamais son corps  ne sera retrouvé. Le skipper va pour lancer un S O S quand l’artimon à son tour se brise à la hauteur des premières barres de flèche.

                      Tant bien que mal, pour ne pas partir à la dérive au large, le moteur est mis en route. Un triste One More Time en perdition se maintient avec difficulté près de la côte. A l’aide d’une VHF portable les secours sont prévenus mais ils arrivent trop tard. Pratiquement impossible à manœuvrer, ce qui reste du voilier va se fracasser sur les rochers peuplant en dents meurtrières les abords de la petite ville de Cadaquès. Trois hommes et deux femmes, tous  fortement traumatisés seront pris en charge par la Croix Rouge espagnole ; ils ont eu beaucoup de chance  que le bateau ait été solide, qu’il ne se soit pas de suite désintégré. Dés la première accalmie les curieux se transformeront en pilleurs d’épave, terriblement tentés par la facilité ils voleront tout ce qui peut être encore récupéré.

                       La superstition des marins du Cap, en Afrique du sud, était fondée. Le bateau a mérité son nom… hélas d’une bien triste façon. Toute la paperasse administrative effectuée avec les affaires maritimes espagnoles puis avec la compagnie d’assurance de nouveau sollicitée, le skipper et l’autre couple membre de l’équipage sont rapatriés. Léo et Liliane continuent en direction la Tour Eiffel. A Rosas, ils vont prendre un train puis changeront deux fois avant d’atteindre enfin Paris.

                         Un peu de désespoir au cœur pour le couple mixte de couleur en découvrant qu’au pays des Droits de l’Homme les contrôles policiers sont une routine par trop coutumière. Pire qu’ils s’appliquent de préférence à la gente  basanée ou noire. Deux uniformes  interpellent le couple de jeunes Sud Africains à sa descente du train à la Gare de Lyon. Après examen des passeports le gradé interroge.

                              -Vous êtes entrés comment en France ?

                              -D’Espagne par le train, nous sommes venus d’Afrique du Sud en voiler.

                      Un mot de trop. Le fonctionnaire, probablement la tête emplie des reportages de la télé concernant l’acheminement de la drogue en Europe, appelle un panier à salade. Il prétend la nécessité d’une vérification d’identité plus approfondie. Pendant le trajet qui conduit le couple vers le commissariat le plus proche Téo va insulter vertement et sans retenue la police française, ignorant que l’un des ses gardiens a de solides connaissances du Néerlandais, proche de l’Africanders. L’homme va porter plainte pour injures à fonctionnaire dans l’exercice de sa fonction. La visite parisienne du charpentier de marine et de sa tendre épouse, commence plutôt mal.

                      Liliane libérée contacte immédiatement son consulat qui dépêche l’un des avocats parfaitement bilingue et habituellement mandaté pour de semblables cas. Maître Simon Deschamps va donc se charger de défendre le jeune Sud Africain à qui l’on retire son passeport et qui reste libre, mis à la disposition de la justice avec l’interdiction de quitter Paris. Le repas en haut de la tour Eiffel, bien qu’excellent, laisse un petit gout d’amertume. Les flocons de neige manquent à l’appel, malgré toute l’aventure la réalité est plus belle que le rêve de la petite fille d’autrefois, loin, loin en Afrique du Sud.  

       Au Cap justement, Stand Riebeeck se démène et…le bonhomme fait son poids ! Son nom prestigieux sonne durement aux oreilles de Monsieur l’Ambassadeur de France, à tel point qu’à Paris les poursuites engagées contre son fils Téo sont abandonnées, échangées contre une simple remontrance. Son avocat n’aura donc pas à plaider la cause d’un client au demeurant fort sympathique  et accompagné d’une si jolie femme. Quand Liliane lui demande :

                              -Paris nous a quelque peu déçu par son accueil, connaîtriez-vous un petit coin de France super tranquille où nous pourrions nous remettre de nos émotions ?                        

                 C’est tout naturellement qu’il va proposer :

                             -Vous connaissez la Drôme ? Non bien sûr ! Ma femme et mes deux filles y sont en ce moment, toutes les trois parlent Anglais, la maison est grande ; vous m’avez conté vos péripéties qui m’ont fasciné et monsieur le premier consul m’a affirmé que vous étiez des gens très bien, alors vous serez les bienvenus. Ah, évitez dorénavant d’insulter les flics, pardon les policiers, …ni en  Africanders, ni en Anglais, ni en rien du tout !

     

     

     

     

                                                 Taïwan.

     

     

                              -Monsieur Niang Yao, honorable vieillard, encore des promesses, toujours des promesses ? Vous ne devez pas mesurer le niveau de mon impatience ! Cela fait au moins douze mille fois que vous prétendez que ma bien aimée va sortir de Chine et comme la sœur Anne, je ne vois toujours rien venir.

                              -Je me fâcherais de vos propos si je ne vous connaissais bien ; pour les douze mille fois… il me semble que vous exagérez un peu. Vous avez une sœur ?

                              -Non, c’est une expression française référant à un conte pour enfants qui s’intitule Barbe Bleue ; en tout cas, vous m’annoncez vraiment une bonne nouvelle aujourd’hui ?

                              -Réjouissez-vous monsieur Melle, votre Jardin Fleuri vogue en ce moment même sur un bateau de pêche en direction des îles Pescadores où l’un des nôtres l’attend, vous pourrez probablement la serrer sur votre cœur demain en fin de matinée.

                     Mathias, fou de joie  prend le vieux chinois à bras le corps, le soulève comme s’il n’était qu’une paille et l’embrasse avec exubérance.  Les gardes rapprochés, les deux malabars toujours sur la défensive dégainent leurs armes…avant d’esquisser à leur tour de grands sourires, les premiers que 2M n’ai jamais observés.

                              -Excusez-moi monsieur, mon émotion m’a fait faire n’importe quoi

                 -Voyez-vous, le plus difficile n’a pas été de la faire échapper, elle. Beaucoup plus compliqué pour ses parents, d’ailleurs nous n’avons pas encore pu les faire sortir de Hong Kong et les services spéciaux de ces maudits rouges sont omniprésents. Ils mettent beaucoup d’agents sur cette histoire. Les deux fugitifs doivent rester tranquilles pour le moment, en attendant que les choses se tassent.

                                 Monsieur 2M, vous permettez ? J’aime beaucoup ce surnom. Il nous a paru trop facile de contacter votre dulcinée… nous avons donc conclu que les salopards de communistes eux-mêmes étaient intéressés. Qu’ils allaient certainement profiter de la situation pour espionner en France. Comme il est évident qu’ils gardent toujours un moyen de pression sur leurs agents en mission à l’étranger, nos efforts se sont orientés vers papa maman de Jardin Fleuri. Hélas, je vous confirme que de ce côté-là, ce n’est pas brillant !

                                -  Vous êtes, honorable vieillard, l’homme que je vais vénérer jusqu’à ma mort.

                                -Jusqu’à la mienne sera largement suffisant. Par contre, avant que cette grande faucheuse ne m’emporte dans mon dernier voyage, je voudrais exaucer l’un de mes vœux, connaître votre pays monsieur Melle. Je ne me suis déplacé que deux fois au cours de ma vie. En Corée du Sud et au Japon. La Flance, avec ce que vous m’avez raconté, m’attire maintenant.

                                -Respectable vieillard, vous avez une merveilleuse idée. Rien ne me fera plus de plaisir que de vous accueillir un jour chez moi. J’ai hérité de ma mère une minuscule maison entourée d’un terrain où la lavande abonde, c’est mon seul point d’attache actuellement. Presque dans le sud de la France, dans un département qui s’appelle la Drôme ; quand j’étais petit mes parents m’y emmenaient en vacances et j’en garde un excellent souvenir.

                                -J’adore la lavande. Vous m’avez dit la Dlome ? Montrez-moi, s’il vous plaît, où cela se situe.  

                              -La Drôme, avec ce R, R, R que je me promets de vous faire prononcer un jour.

                               -Monsieur Mel,l,l,le, si tous les Français sont comme vous, il doit être très divertissant de vivre dans votre pays.   

     

     

     

                                              San Francisco, Californie.

     

     

              Even Miller reste un écorché vif, sa haine est permanente : contre la société en général, contre tous les hommes en particulier. Les beaux parleurs surtout l’exaspèrent, qu’ils soient politiciens ou religieux et pire encore les philosophes transformés par son esprit tourmenté en masturbateurs mentaux. Jamais au grand jamais les paroles n’effaceront son amertume et sa révolte, jamais elles n’empêcheront à d’autres de vivre l’enfer qu’il a connu. Il n’y plus aucune manière de communiquer avec ce vieil homme qui file sur ses soixante quatre ans.

                         Even est né en France d’une mère Française ; fruit d’un amour débarqué sur les plages de  Normandie et d’une trop jeune fille dont le cœur et le corps ont été saoulés de joie par le début de la retraite des Allemands

                     Après la prise de Berlin et quelques mois plus tard la capitulation japonaise, le beau sergent victorieux est revenu voir un Calais dévasté. Contrairement à beaucoup d’autres il a reconnu l’enfant et malgré les bâtons dans les roues de la part de l’armée et de l’administration américaine, le couple est parti s’installer à Cincinnati dans L’Ohio à  la limite du Kentucky. Papa s’était engagé pour la durée de la guerre ; la reprise du travail dans une fabrique de machines-outils, fer de lance de la production industrielle de la ville, l’a considérablement ennuyé. Il rempile donc pour de nouveau se battre, cette fois-ci sur un front plus asiatique.

                          En 1953 alors que la guerre est presque finie et que les pourparlers de cesser le feu sont en cours, sur une sanglante colline baptisée Pork Chop monsieur Miller désormais adjudant, va glorieusement laisser sa peau face à une mitrailleuse nord coréenne. Il abandonne derrière lui, Even de huit ans, Katty de cinq et le ventre de nouveau arrondi d’une veuve éplorée.  Merci l’armée américaine d’avoir permis de décorer de belles médailles la salle à manger du bien trop petit appartement familial.

        Merci maman d’avoir eu l’intelligence de parler Français à ses enfants. Cela aurait pu servir, aurait seulement…A dix sept ans, afin d’éviter la peine de prison méritée pour une peccadille Even s’engage à son tour, imitant papa mais au grand désespoir de maman. De toutes façons trois ans plus tard, il serait parti enrôlé de force pour le Vietnam. Il va user ses bottes de Marine’s dans la jungle ; très vite terrifié par les atrocités d’une guerre injuste et perdue d’avance, il tombe comme des milliers d’autres soldats autour de lui, dans les affres de la drogue.

                        Échappé l’un des derniers d’un Saïgon  chutant en piqué, le sergent Miller dans l’horreur va voir l’inefficacité de la toute puissante et orgueilleuse US Army en pleine déconfiture, en pleine débandade. Toutes les belles paroles des politiciens assurant que l’honneur était sauf ne l’empêcheront plus jamais de penser que son merveilleux pays est « de la merde ».

                         Les chemins de Katmandou, les piqûres d’héroïne aux Indes pour quelques roupies seulement, la faim dans bien des pays, le colossal effort de sa désintoxication, de nouveau l’incroyable bêtise de partir guerroyer en Angola, tout a fait d’Even…un miraculé. Cheveux blancs, sec comme un coup de trique, grand et voûté, les yeux profondément enfoncés dans les orbites, l’homme fait presque peur.

        A son âge il est encore obligé de travailler, sa plus que modeste pension militaire à peine pouvant payer son loyer. Avec ses soixante-quatre ans  il relance  sans trop de succès le vieux métier de cireur dans une grande avenue commerciale de San Francisco…

     

     

        Les chaussures qui se posent devant lui n’ont pas été fabriquées par ici, elles ne sont pas italiennes non plus. La jeune femme toute vêtue de noir qui s’assoit confortablement pour un  astiquage de qualité ne doit pas franchir le cap de la trentaine, sa mise est simple, sobre mais certainement de grande facture. Silencieuse elle regarde son cireur s’activer en s’appliquant pour donner un brillant hors du commun à des chaussures qui par ailleurs n’en avaient pas réellement besoin.

                                -Excusez ma curiosité Mademoiselle, Vos godasses, elles viennent d’où ? J’en ai rarement vu d’aussi belles !

                               -Produit Français, Even.

                               -Hein ! Comment savez-vous mon prénom ? 

                               -Vous le pensiez à l’instant. Et vous disiez « mon vieux Even Miller, largue cette putain de vie qui ne t’a donné que des emmerdes ».

                               -Mais c’est impossible ! Qui êtes-vous, belle dame capable de lire les pensées des gens ?

                              -Une nana comme les autres, venue vous faire rentrer dans votre Cinquième Jour.

                               -J’aime pas les salades ! Vous ne seriez pas une de ces tarées dangereuses de n’importe quelle secte par hasard ?

                               -En ai-je l’air ?

                               -Non mais vous me faites peur. C’est quoi vot’truc du cinquième jour ?

                               -Ce qui vous empêchera de larguer votre putain de vie comme vous l’avez si mal pensé.

                    Even Miller ne comprend rien de ce qui lui arrive, les chaussures sont maintenant comme il aime à les laisser, plus que parfaites. Tout comme si sa volonté était soudainement annihilée il se lève en disant :

                                -Allez, en route mauvaise troupe, je vous suis mademoiselle… ?

                                -Myriam ; nous filons au commissariat du district vous faire établir un passeport.

                    Sans regarder une seule seconde derrière lui, notre homme abandonne le siège de cuir confortable et la tablette repose-chaussures qu’il avait personnellement décorée de salamandres dorées, enseignes de son modeste commerce. Il emboite le pas de la belle en noir, regardant le pli impeccable du pantalon.

                                -Destination, Myr…Mademoiselle ?

                                -Vous allez connaître le pays d’où sont venues ces confortables chaussures. Il y a hélas longtemps qu’elles ne sont plus fabriquées.

                        Par quel prodige la permanente révolte qui le ravage, la rage interne qui le ronge et qui bloque là, dans la poitrine au niveau du plexus, par quel miracle ce nœud  douloureux se défait-il ? Il n’a pas de réponse à la question. En tout cas Even se sent calme, détendu comme il ne se rappelle pas l’avoir été depuis… toujours il paraît. Son dur visage se transforme et un sourire s’y affiche.

                               -Vous voyez que l’on peut vivre sans haine !

                     Cette nana est vraiment incroyable, extraordinaire.

                               -Vous aussi monsieur Miller, vous êtes un être d’exception. Avec toutes les aventures que vous avez vécues, vous n’avez jamais songé à écrire un livre ?

                               -Si, maintes fois, mais je ne m’en suis jamais senti capable.

                               -Au boulot mon vieux, cela sortira tout seul, vous allez vous étonner avant de passionner bien des lecteurs. Au fait, ma mère est banquière, oui ce n’est pas une profession exclusivement masculine, et mon père est éditeur en Suisse. Autre détail, la maison qu’il dirige s’appelle La Salamandre Dorée.

                              -Ah bon… rare coïncidence, dîtes-moi c’est quoi le cinquième jour ?

                              -Vous venez d’y rentrer aujourd’hui, mais pour le comprendre, il vous faudra encore beaucoup de travail, votre retard est considérable.

                              -Alors c’est à mon tour de dire « au boulot mon vieux ».

     

     

     

     

     

     

                                            

                                                   Dans la Drôme

     

     

     

                       Yves Garrant et son épouse Mireille enfin vont pouvoir récupérer des terres qui depuis bien longtemps étaient incrustées  au milieu des leurs. Le père de madame n’est plus de ce monde et le vieux Sauveur également est parti l’année passée. Ces deux loustics aussi bornés l’un que l’autre n’avaient jamais voulu s’entendre. En échange il faudra laisser au voisin éloigné des lopins également disséminés chez lui à une vingtaine de kilomètres à vol d’oiseau de Luc en Diois, juste au pied des Glandasses.

                      Le notaire Maître Dunant a conseillé les Garrant pour qu’un difficile remembrement touchant deux communes différentes, puisse se réaliser. Tout est fait désormais mais Yves voudrait pour une commodité compréhensible, conserver le droit de laisser ses ruches sur les terres qui appartiennent maintenant à monsieur Jean Manuel Sauveur. Les deux hommes se connaissent bien désormais et Yves est impressionné par un personnage doux, gentil, qui transmet une incroyable chaleur quand on lui serre la main. Brigitte, sa compagne, apparemment beaucoup plus jeune que lui, doit avoir accouché ou peu s’en faut.

                     Pour discuter des ruches Manu invite Yves et son épouse à déjeuner en ce premier samedi de mars 2010. Stupeur des Garent, la table de Manu est dressée avec treize couverts, mais heureusement y compris avec un de moins, ils ne se seraient pas montrés superstitieux. Le couple d’apiculteurs est charmé par la convivialité de tout ce petit monde, la conversation reste mesurée, de bon ton, à aucun moment n’est abordé un débat politique. Personne ne prononce un seul des gros mots qui presque toujours émaillent une conversation autour d’une bonne table. Tous ne sont pas seulement souriants, ils rayonnent. Certains des présents ne parlent qu’à peine Français mais semblent tout comprendre.

                      Gérard, un des  fils de Yves et Mireille, ne voulait pas venir dans cette galère, il ne regrette rien maintenant, ses yeux ne peuvent se détacher de Gaëlle, la cadette de monsieur l’avocat parisien. Elle n’a que dix sept printemps et, à cet âge-là, qu’un « vieux » de vingt quatre s’intéresse à elle la trouble. De plus, il n’est pas si mal ce gars …

                       Evelyne, l’ainée est jalouse ! Devant ses vingt ans, ce mal éduqué de Gérard devrait s’intéresser à elle, non à une jeunette inexpérimentée.

                                 -Inexpérimentée, mais déjà amoureuse !

                        Brigitte, sa voisine et compagne de Manu vient de répondre comme si elle s’était exprimée de vive voix. Du coup, Evelyne en laisse tomber sa coupe de Clairette et du blond liquide tache sa plus que courte jupette

                                -Mais, ce n’est pas possible ! Vous lisez les pensées ?

                                -Et oui…cela te fait peur ?

                                -Je ne sais pas, un peu bien sûr, c’est la première fois que je suis confrontée à cette situation. Si, comme tout le monde je sais que cela existe, une part de doute subsistant vient de s’effacer radicalement.

                                   -De tous les gens qui sont ici présents, je peux savoir le cheminement de la pensée mais, sache que personne n’arrive sous notre toit par hasard. Viens, je vais te parler pendant que mon précieux bébé prendra sa tétée.

                      A la fin du repas, d’autres bouteilles pétillantes sont débouchées et maître Simon Deschamps se lève en prenant la parole.

                                - Levons notre verre mes amis, trinquons pour un événement important qui changera la vie de notre petite famille. Nous avons décidé, tous les quatre en accord absolu, de nous installer ici. Finie la vie parisienne avec sa chape de pollution permanente, son stress quotidien. Quand on a la chance de pouvoir profiter d’un si beau paysage et le bonheur de si gentils voisins, il faut en jouir au maximum.

                      Celui qui applaudit le plus fort est sans aucun doute Gérard, inconscient que tous autour de lui feignent d’ignorer l’émoi qu’il manifeste. C’est à ce moment précis qu’une sourde douleur irradie le ventre de Danielle. La première des contractions est arrivée.

     

                       Près de l’ancienne maison des Sauveur désormais en vente, l’épouse du gendarme à la retraite est partie pour son dernier voyage, vers un monde soi-disant meilleur, l’ex adjudant-chef complètement aveugle se retrouve bien seul. Il n’ose se confier à son fils qu’il sait cupide, sans scrupule et fort capable de l’envoyer dans un mouroir rebaptisé asile d’anciens. Par l’intermédiaire du maire du village, c’est à Jean Manuel Sauveur qu’il va s’adresser. Depuis longtemps sa maison et surtout le grand terrain l’accompagnant, est enviée par un promoteur prêt à donner une somme rondelette.

                        Monsieur George sans S aura largement de quoi acheter un bout de terre constructible proche de la propriété de Manu.

     

     

     

                                     *********

     

     

     

                       Le cheptel s’est agrandi par des achats de bêtes. En octobre 2010, Mike redescend du plateau du Vercors avec plus de deux cent cinquante moutons biens gras dont la moitié est des agneaux immédiatement vendus.  Cet hiver, les femmes pourront filer la laine, comme autrefois.

                        Il est décidé de construire une vaste bâtisse abritant cuisine et salle à manger pour une communauté en plein développement. Un site semblable à ceux où l’on célèbre les banquets pour de nombreux convives. Aux premiers coups de tractopelle pour creuser les fondations une intéressante découverte archéologique est mise à jour. Immédiatement des moyens de fouille moins destructeurs sont mis en œuvre. Une magnifique mosaïque romaine, un carré d’environ trois mètres de côté se dégage petit à petit. Après quelques heures où tous se mettent à quatre pattes ; l’ensemble  est dévoilé.

                      Splendides couleurs représentant un homme et une femme, vêtus de la traditionnelle toge, rouge pour lui et jaune orangé pour elle. Ils élèvent au dessus de leurs têtes une vasque d’où débordent quantité de fruits et d’où s’envolent variété de différents oiseaux. Derrière ce couple de romains, probablement des notables, l’exacte reproduction des falaises blanches bordant le sud des Glandasses. Sous leurs pieds, une inscription en arc de cercle :

                                            QUINQUE DOMINIUM DIURNUS. Domaine du Cinquième Jour. Tout le monde pleure de joie, à chaudes larmes et sans retenue.

                        Manu, à l’exception d’un excès de vitesse n’a de sa vie enfreint la loi ; il faut un début à tout, la découverte ne doit pas être déclarée aux autorités compétentes. Cette mosaïque sera visible juste après la porte d’entée du futur bâtiment. Elle restera réservée au bonheur de ceux qui partageront leurs repas ici. Prévenu et enthousiasmé, Jean François Orthal, l’architecte, va dessiner à titre gracieux le plus bel édifice qu’il n’ait jamais conçu. Grand, original, avant-gardiste et complexe ; le toit soutenu par une impressionnante charpente de bois sans un seul pilier à l’intérieur. Seule manque l’argent pour la réalisation et Manu n’ose pas demander l’aumône.

                       Les réfections de la minuscule maison de monsieur George dans peu de temps seront terminées. L’ancien gendarme, faute de voir la mosaïque, se fait guider pour la fouler, pour la caresser du plat de la main Au moment précis où il y pose un premier pas il s’exprime soudain en latin… curieusement il n’a jamais étudié cette langue.

     

     

     

     

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                                  -Manu, il faudrait réparer la base du four, je crains un effondrement. La grosse lézarde s’élargit dangereusement de jour en jour. Je ne pourrai plus faire mon pain sans lui ! Et Gérard ne pourra plus le répartir avec le vélo et la remorque. Viens voir !

                                 -Dés que j’aurai  de l’aide, avec ma maudite colonne vertébrale… impossible tout seul. Mais….dis donc, cela sonne bien creux là-dessous……

     

                                -Téo, monsieur le charpentier de marine, tu vas pouvoir exercer ton talent pour une œuvre plus terrestre…Il y en a huit cent soixante quatorze, bien rangés et séparés les uns des autres afin qu’ils ne s’usent pas, pas de rayures donc pas de dépréciation. Huit cent soixante quatorze de ces si mal nommés Napoléon. Bien plus que suffisant pour réaliser notre beau projet. Nous allons bientôt accueillir ceux qui viennent à nous, de tous les horizons.

     

     

                       

                        

     

     

     

     

                                             Buenos-Aires.

     

     

                             La folle au nez fin est lasse de vains efforts, exaspérée de ne pas être prise au sérieux. Chaque fois qu’elle établit un diagnostic exact sa réussite est placée sous le signe de la lecture de la pensée, don que personne n’ose lui contester. Elle a pourtant trouvé des maladies que les médecins eux-mêmes n’ont pu confirmer qu’après analyses approfondies alors qu’ils s’étaient trompés au préalable. Mais comment lutter contre la mauvaise foi et l’arrogance de ceux qui se sentent supérieurs. Ils ont pour certains huit années d’études, voire davantage quelques fois. Impensable qu’un vulgaire tarin puisse les égaler.

                     Aujourd’hui encore l’on s’est moqué d’Ingrid. Seule la joie intérieure qui l’habite depuis  peu avant ses dix huit ans lui permet de tenir le coup. Les larmes au bord des yeux, elle ouvre le courrier Email sur son  ordinateur portable. Le premier des messages va la combler de bonheur  Par sécurité elle l’aurait jeté dans la corbeille mais la rubrique objet l’en a empêchée et son cœur bat très fort la chamade.

                                     OBJET : Sauveur et…Eusébio Domaine du Cinquième Jour.

                      L’antivirus ne détecte rien et le message incroyable est lu.

     

             (Message en Espagnol ici traduit.)

     

     

                  « Madame, nous connaissons vos recherches sur le diagnostic par l’odeur corporelle du patient.

                   Un groupe de personnes est prêt à vous héberger avec votre petite famille dans le département français de la Drôme. Un professeur du CNRS,  en totale collaboration avec vous, se chargera de créer votre banque de données. Nous ne pourrons pas vous rémunérer à votre juste valeur ; vos travaux, si vous acceptez,  seront à titre gracieux et les découvertes ne pourront en aucun cas être utilisées uniquement pour un profit pécuniaire déraisonnable. Et pourtant, nous savons que d’ici peu, vous serez parmi nous.

                  Sachez seulement, Madame, que le père de l’heureuse personne qui vous attend passe actuellement une partie de son Septième Jour aux cotés d’Eusébio, celui qui vous a formé. Sachez également Madame, que beaucoup de ceux qui vivent ici sont dans leur Cinquième Jour, bientôt ils y seront tous et il en sera de même pour ceux à venir.

                  A bientôt chère Ingrid. Laissez aller votre pensée vers les nôtres et toutes les informations que vous voudrez viendront à vous…sans consulter le moindre Email

                  Nous vous embrassons.

     

     

                                                Jean Manuel Sauveur.

                                          Domaine du Cinquième Jour.

                                          Châtillon en Diois.   Drôme France »

     

     

                    Le sourire revient, celui que l’amertume avait momentanément effacé. Elle ferme les yeux et de magnifiques falaises illuminées par un radieux soleil lui apparaissent, toutes blanches. A leurs pieds, un couple de Romains lève une vasque d’où s’envolent des oiseaux et d’où jaillit une multitude de fruits de toutes les couleurs.

     

     

     

     

     

                                                    Guyane Française

     

     

     

     

                     Sébastien Breton, un nom de famille qui provoquait les railleries de ses petits copains à l’école, est originaire de Kesseldorf un village alsacien non loin de la belle capitale Strasbourg où il a passé son enfance. « Monté » sur Paris pour des études scientifiques il va se marier avant de se rendre compte un jour que les hommes l’attirent beaucoup plus que les femmes. Ce que n’a pas supporté une épouse à qui le juge a confié les deux enfants.

                     Depuis plusieurs mois, ce savant totalement inconnu des médias est en mission d’investigation en Guyane  pour de complexes recherches délaissées par le monde de ses semblables. Ce sont les reptiles de toutes espèces qui l’intéressent mais plus particulièrement les serpents.

                     Cet animal injustement haï est extraordinaire dans sa sensibilité aux odeurs qui l’entourent. Sa vilaine langue fourchue qu’il ne cesse de montrer sans cesse à tout un chacun, n’est pas comme certains le prétendent de nature diffamatrice, blasphématrice ou mensongère. C’est en fait un formidable récepteur d’échantillons qu’il colle sur une cavité de son palais pour une remarquable analyse. Des centaines de données sont ainsi à la disposition du sinueux animal. Entre autres le degré d’humidité, la pression atmosphérique et les effluves du monde l’environnant. Peu de gens savent qu’un serpent est pratiquement aveugle et qu’il perçoit les vibrations soniques au travers de ses écailles mais surtout qu’il ne pourrait en aucun cas vivre sans sa langue.

                     Monsieur Sébastien Breton, chercheur au CNRS est LE spécialiste de la perception des odeurs chez les serpents. Mais il est loin d’avoir tout compris. Il se demande encore, émerveillé, comment ce reptile inclus le plus petit, peu détecter une odeur pratiquement cinq cent fois plus diluée que ne peut le faire un chien. Quand à l’homme…il a perdu son flair depuis qu’il est sorti de ses cavernes et qu’il a perfectionné ses armes de chasse.

                    Après une journée entière, où son œil a été maintes fois collé au microscope, laissant son épicrates cendria plus connu sous le joli nom de boa arc-en-ciel, le savant se consacre enfin à son courrier personnel sur son ordinateur. Un Email insolite qui va changer sa vie radicalement l’y attend.

                    

                     « Monsieur, lors d’une de vos conférences à l’Université Louis Pasteur de Strasbourg vous avez fort justement commenté qu’en aucun cas l’humain ne pouvait posséder un odorat ayant la même sensibilité que celui d’un chien et encore moins d’un serpent. Nous ne  nous opposons pas à vos dires, mais l’exception à la règle existe peut-être

                       Nous voulons vous faire connaître un cas très particulier. C’est celui d’une femme qui a pour ambition, en développant un don hors du commun, de servir non seulement la médecine mais l’humanité toute entière.

                       Vous êtes savant, votre curiosité naturelle trouvera auprès de cette femme ayant de solides bases de médecine et scientifiques, d’étonnantes réponses à certaines de vos questions. Nous vous communiquons l’adresse Email de cette personne qui vit actuellement à Buenos Aires.

                       Ne nous demandez pas comment, mais nous savons que nous sommes amenés à nous revoir.

                                   Cordialement. 

                            Jean Manuel Sauveur. 

                           Domaine du Cinquième Jour. Châtillon en Diois  Drôme

     

              Ps   Ecoutez mes pensées, je n’aurai désormais pas besoin d’internet, répondez moi de vive voie, je suis à votre écoute. »

     

     

                                -Encore un barjot qui veut me taper de je ne sais quoi !

                      La réponse est instantanée. Une voix masculine douce et mélodieuse résonne dans la tête du savant abasourdi. Au même moment devant ses yeux apparaissent de blanches falaises, puis un couple de Romains brandissant comme un grand vase d’où s’échappe une myriade de fruits, d’où s’envolent des oiseaux de toutes les couleurs.

                                 -Ne tirez pas de conclusions hâtives et erronées Sébastien, ce qui vous arrive est irrationnel donc difficile pour vous. Effacez vos craintes, vous allez vivre la plus merveilleuse des aventures.

                                -Incroyable, c’est moi qui deviens fou !

                                -Et non, et pour vous le prouver je vous envoie une photo de la mosaïque qui illumine notre Domaine du Cinquième Jour, votre domaine.

                     Quelques instants plus tard Sébastien Breton pleure devant son écran d’ordinateur, il a la chair de poule et tous les poils de son corps sont hérissés.

                                -Que c’est beau

                     En entrant à son tour dans son Cinquième Jour, l’homme sait déjà que toutes les questions qu’il se pose sur les croyances, sur le pourquoi du comment de l’homme, le to be or not to be cher à Hamlet, sur les mystères de la vie et de la mort. Bien des points d’interrogation qu’il a systématiquement refusés d’aborder par peur et qui le rattrapaient constamment vont à partir d’aujourd’hui trouver leurs réponses. La voix de Jean Manuel Sauveur lui parvient, réconfortante.

                               -Évacuez Sébastien, c’est votre ignorance qui s’en va avec vos larmes.

     

                                                    *******************************

     

                            

     

                      Au domaine, il n’y a toujours pas de clôture et le portail qui donne sur l’allée de gravillons reste maintenant toujours ouvert, plusieurs chiens aujourd’hui aboient et montrent leurs crocs en reculant vers la maison. Les deux gendarmes, ceux qui il y a presque deux ans, ont annoncé la mort du vieux Sauveur, refont leur apparition dans un espace d’aspect désormais beaucoup plus accueillant. Les mauvaises herbes se sont éclipsées, les bâtiments sont pimpants, les nombreux massifs de fleurs entretenus avec soin et amour, la vie bouillonne et bourdonne d’un air de fête permanente. Aujourd’hui c’est de la musique classique qui s’échappe d’une fenêtre, un bambin hilare  joue avec un chiot sur une pelouse bien verte, assez présentable pour un pareil climat.

                       La poignée de main de Manu est franche, les deux uniformes ne peuvent ignorer la chaleur qu’ils ressentent mais le devoir oblige.

                                -Bonjour monsieur Sauveur, Made…

                       Une fenêtre de l’étage s’ouvre.

                                -Je descends de suite

                                -Comment mademoiselle Borras sait-elle que nous venons pour elle ?

                                - Demandez-lui-vous-même maréchal des logis. Allez les chiens, couchez.

                     Obéissante, tous la queue entre les pattes, la petite meute s’éloigne en baissant le ton mais toujours menaçante. Brigitte apparaît un bébé au bras qui se rassasie goulument à un  sein généreux et découvert.

                               -Mademoiselle une plainte  a été déposée contre vous et contre monsieur Gérard Garant. Nous allions vous demander de nous accompagner mais vu la situation, peut- être pouvez-vous passer demain matin à la gendarmerie ? Vous êtes accusée, mademoiselle ainsi que monsieur Garant, de commerce illicite. Vous vendez du pain et les boulangers de la ville vous ont dénoncés tous deux.

                               Vous avez déjà eu des problèmes avec la justice ?

                               - Et vous me posez une question à la quelle vous avez la réponse. J’ai effectivement été condamnée pour m’être enchaînée à une voie ferrée, un convoi de déchets nucléaires devait passer nuitamment par une zone à haute densité de population en Allemagne. C’est pour défendre vos enfants, les enfants du monde entier, que j’ai écopé de deux mois avec sursis. Le train est passé malgré tout et d’autres repasseront, je ne veux plus lutter contre des moulins, Don Quichotte ne m’habite plus.  Vous savez aussi que je ne suis plus en période probatoire  depuis trois ans déjà.

                     Gérard est chez ses parents à Luc ou chez notre voisin l’avocat, nous passerons  tous deux vous voir.

                               -Vous avez une bien belle fille, mademoiselle.

                      Félicitation du plus jeune des gendarmes faite en lorgnant par trop le sein dénudé.

                               -Elle n’est pas à moi, c’est l’enfant de mon amie, le mien se roule dans l’herbe, juste derrière vous.

                      Ne pense pas si fort monsieur en uniforme, le couple qui te fait face te lit comme dans un livre ouvert : « Mais qu’est ce que c’est ce boxon ! Ce doit être la famille tuyau de poêle dans cette baraque. Ils se font probablement tous du rentre-dedans ; la laiterie à l’air avec la mioche d’une autre pendue. Et dire que c’est çà la France !

                      Il faudra consigner dans notre rapport que ces loustics là sont certainement dangereux. Et prévenir les RG de cette situation intolérable. »

                      Un coup de massue sous un képi fera longtemps bouillonner des neurones non préparés. Manu parle.

                                -Vous vous trompez brigadier, nous ne sommes pas des gens dangereux. Nous ne le serons pas non plus à l’avenir, à moins que l’amour et le respect de son prochain ne deviennent des délits. Au revoir messieurs. J’irai personnellement parler aux boulangers, dés demain moi aussi.

                       Dans la fourgonnette qui repart le brigadier  cramoisi ne sait que répondre à une question de son supérieur, sa gène attisera la haine qu’il ressent contre les hippys toujours à moitié à poil de ce curieux domaine sans clôture. Il les haïra davantage quelques mois plus tard quand sa propre fille attendra un enfant de Raymond Garant, le frère ainé du  livreur-vendeur de pain, ce redoutable délinquant……

     

     

                        Non loin de là sur la commune de Saillans,  monsieur Mathias Merle et sa compagne chinoise Houan Youann, le Jardin Fleuri rayonnant et enceinte de trois mois, se prennent à rire devant la tâche ardue qui les attend. La petite maison léguée à 2M par sa maman a  bien piètre aspect. Tout est à refaire. Dans cette place abandonnée depuis si longtemps les voleurs de tous poils ont sévi sans scrupule en faisant une véritable razzia….il ne reste rien. Si les tuiles se sont envolées, ce n’est certes pas le vent le responsable. Des fenêtres ? Il n’y a plus que des emplacements béants où subsistent les cadres de bois, les charnières ont été dévissées et les supports de volets carrément désincrustés.

                      A l’intérieur, c’est la désolation… sanitaires partis dans la nature…des morceaux de bois  incomplètement consumés dans la cheminée prouvent que les lieux ont fréquemment servis de réunions aux jeunes des alentours. De nombreux mégots jonchent le sol, la plupart d’entre eux de forme conique et fumés à en bruler les bouts des doigts. L’odeur du hasch et de la marijuana imprègne ce qui reste de plâtre  sur les murs.

                       Jardin Fleuri, dans son Français balbutiant résume parfaitement la situation.

                                -Y a du boulot comme tu dis !

                                -Surtout ne pas s’en faire, il nous reste en tout et pour tout mille deux cent trente Euros sans compter ma Rolex en or. Trouver du travail par ici ne sera pas facile et je doute que ma parfaite possession du Mandarin puisse me servir à quelque chose.

                               -Accepte-le mon amour, je peux travailler. Mes connaissances en massothérapie sont les fruits d’un apprentissage de toujours.

                               - D’accord, mais il faudra d’abord enseigner aux habitants du coin à différencier le massage chinois Shiatsu de la prostitution. Les gens ont des idées souvent tournées côté sexe tu sais ! En plus je connais les lois, travail au black alourdi d’un exercice illégal de la médecine peuvent te conduire en cabane vite fait bien fait. Un truc comme ça et c’en est fini pour la rénovation de ton permis de séjour. Il nous faut nous marier pour être plus tranquilles.

                               - Mais cela n’a rien à voir avec la médecine. C’est, en activant leurs efficacités, un complément aux traitements médicaux. Cela calme en grande partie la  souffrance et rétablit l’équilibre énergétique des malades ou des gens simplement fatigués.

                                -Je sais, je sais mon beau Jardin, mais va l’expliquer au toubib du village, et surtout au pharmacien ! Je le vois rigoler en apprenant que des pressions et des moxas sur les points d’acuponctures des méridiens peuvent remplacer ses sales produits chimiques. Bien, en attendant heureusement que nous pouvons vivre dans le combi Volkswagen aménagé. Quand nous ne pourrons plus acheter de l’essence nous le laisserons sur le, pardon sur « notre » terrain. Quatre mille mètres carrés sont largement suffisants.

                                 Avant de commencer quelques menus travaux, nous irons voir du côté de Châtillon un minuscule lopin plein de lavande qui appartenait aussi à maman, c’est à peine à une petite heure d’ici. Peut-être pourrions-nous le vendre ? Tiens, on y va demain, et pour fêter la dèche dans laquelle nous sommes,  restaurant ce soir. Le deuxième mari de ma mère ou le dernier, je ne m’en rappelle plus, était bien pote avec l’ancien chef, un gars de Lyon qui préparait des grenouilles comme personne et des escargots…humm, je te dis pas ! On verra ; peut-être que le  cuisinier d’aujourd’hui est aussi bon.

                               Tu sais, ici, les vieux du village doivent se souvenir de ma famille, il me faudra progresser à la pétanque pour bien m’intégrer ! En attendant allons donc secouer les amortisseurs de la VW……..

     

     

                                -Boudiou, je ne suis venu qu’une fois à Châtillon et il y a plus de trente ans de ça, je ne reconnais plus rien, nous devons aller un peu plus loin vers l’Est, puis au Nord. C’est aux pieds d’une des falaises si blanches que nous voyons par là…Je me rappelle que le terrain est pratiquement  dans une enclave en forme de fer à cheval entourée d’impressionnantes parois impossibles à escalader. Regarde là ! Je vais me garer et demander une carte de la commune au syndicat d’initiative.

                                -Mathias, fais attention à la moto derrière ! Trop tard, tu l’as fait tomber !

                                -Merde.

                       La Vespa parait toute neuve mais son immatriculation prouve le contraire. 2M et son Jardin Fleuri redresse ce deux roues de collection puis le « rebéquille »juste quand le propriétaire arrive. Curieusement, l’homme n’a nullement l’air  fâché. Encore plus incroyable, il se présente et tend une main ouverte et franche en souriant.

                                -Bonjour, je m’appelle Jean Manuel Sauveur et je vous attendais.

                      La poignée de main donne une forte sensation de chaleur, mais l’homme au sourire doit être probablement un peu dérangé dans sa tête. Comment peut-il nous attendre alors que nous ne connaissons personne ici, il doit nous confondre avec d’autres gens.

                                 -Non non, je ne vous prends pas pour d’autres ; Mathias, et vous vous êtes le Jardin Fleuri. Bien que cela ne se remarque pas encore je sais aussi qu’un petit garçon pousse dans votre ventre, mademoiselle. Il n’y pas de hasard, surtout avec moi ; vous cherchiez votre chemin et précisément… je suis le voisin de votre lopin de lavande. Alors…vous me suivez ?

                                 Ne vous inquiétez pas pour ma Vespa il n’y a pas de dégât, inutile de faire un constat d’assurance. Allez…au volant et suivez le guide !

                      Sur une dizaine de kilomètres, le couple franco-chinois abasourdi, médusé et se posant mille questions file le train à la si belle deux roues aux merveilleuses  et caractéristiques  pétarades des moteurs deux temps. Il est une heure de l’après-midi, tout le monde va bientôt passer à table.

                       Deux de plus deux de moins, à ajouté Manu… Vingt quatre personnes mangeront ensemble, toutes pleines d’égard pour les nouveaux arrivés. La belle chinoise ne peut guère s’exprimer alors le breton explique aux convives toutes les  péripéties qui ont conduit le couple jusqu’ici. Il est très gêné, se rendant parfaitement compte que son auditoire attentif n’est pas constitué de gens ordinaires. Brigitte, celle qui parait être la jeune compagne de Manu va dissiper une incompréhension toute naturelle en de telles circonstances.

                               -Certains de ceux qui vous écoutent, dont Manu et moi-même, sont capables de lire les pensées. Bientôt, tous sans exception pourront  en faire autant, nul ne vient sous notre toit par le fruit d’un hasard inexistant. Dans votre combi, vous vous êtes demandé que diable vous arrivait-il, maintenant encore une foule de questions vous assaille. Sachez que votre avenir est hors du commun, ne tremblez pas, aucune crainte ne doit vous posséder. Ici il n’y a pas de chaîne, pas de religion, pas de doctrine, pas de chef. Manu est en quelque sorte notre guide, il est l’amphitryon mais il ne nous impose rien. L’amour et le respect mutuel sont les deux fruits endémiques de notre, de votre domaine. Soyez les bienvenus au Domaine du Cinquième Jour, car la destinée pour l’un et le karma pour l’autre, vous ont menés à nous.

                     Intense émotion de Mathias, plus encore du Jardin Fleuri. N’ayant pas assez de connaissances en Français, elle a néanmoins tout compris. Les deux nouveaux arrivants ne peuvent retenir leurs pleurs.  Alors l’assemblée, avec un parfait synchronisme, à haute et intelligible voix :

                               -Evacuez, c’est votre ignorance qui s’en va avec vos larmes.

                      Et Brigitte rajoute :

                                -Venez tous les deux, j’ai encore quelque chose à vous dire, cela ne sera pas facile pour toi Jardin, mais il faut que tu saches.

                      Devant la chinoise une fois de plus incrédule, la compagne de Jean Manuel poursuit.

                                -En laissant filer mademoiselle hors de la Chine, un certain monsieur Ufong, pensait pouvoir la  manipuler. Il devrait la recontacter d’ici peu, son objectif ou plutôt celui de ses chefs, en menaçant les parents restés en Chine, est de la réutiliser dans son ancien métier de call-girl et de l’introduire chez certains politiciens, quitte à faire éclater votre couple !

                                 -Comment connaissez-vous ces détails ?

                                 -Je continue, hélas Jardin Fleuri vos parents ne sont plus de ce monde. Comprenant qu’ils seraient un obstacle à votre liberté, ils se sont tous deux suicidés au moment précis où les services chinois allaient les capturer. Ces derniers ont emporté leurs dépouilles et votre ami de Taïwan, monsieur Niang Yao n’est pas au courant de ce tragique événement. Il pense seulement que l’exfiltration des parents a échoué. Ne me demandez pas comment je le sais, mais cet ancien haut fonctionnaire, responsable du contre espionnage de son pays finira ses jours parmi nous.

                                 Si tu veux bien, je préfère continuer en te tutoyant. Pleure, ma belle, mais pas trop, tu ne subiras jamais plus une contrainte, et cela sera valable aussi pour ton bébé. Nous nous occuperons tous ensembles de votre désastre de maison à Saillans, joli village que j’aime beaucoup et dont est originaire Madeleine ici présente. Elle est sage femme à domicile. C’est elle qui m’a aidée à la naissance de mon fils Augustin, elle a aussi mis au monde la petite Océane, fille de Danielle, alors pour toi…

                                 Mais il est temps de commencer un certain apprentissage.

                                 Premièrement, les Sept Jours de la vie……..Allons à table, toi et  Mathias m’écouterez en mangeant….

     

                        Manu  a réussi, les boulangers de la petite ville ont retiré leur plainte. Un problème qui aurait pu nuire au domaine vient d’être écarté mais un mauvais pressentiment depuis quelques jours atténue le sourire permanent de l’homme. Ses enfants souffrent, il le sait. Que se passe-t-il du côté de Saint Marcellin ? Un appel sur son téléphone portable (qu’il ne porte que rarement), va lui révéler la cause de sa suspicion. Un drame se prépare.

                                 -Papa, viens me chercher s’il te plait. Je t’en supplie, je ne pourrai pas tenir longtemps dans cette situation.

                                 -Que se passe-t-il ma Pistache préférée ?

                                 -C’est Julien, le copain de maman, il ne manque pas une occasion de me toucher, de me frôler ; il essaie de me peloter en prétendant avoir grande tendresse pour moi. C’est horrible papa.

                                 Quand je me suis confiée à maman, elle s’est mise à rire en pensant que je me faisais du cinéma et que j’exagérais. Je n’en peux plus et ne sais pas quoi faire. Au secours papa !

                                 -J’arrive avec un avocat dés demain matin. Tiens bon mon amour !

     

                    Isabel est outrée et Julien rouge de colère vocifère son démenti en postillonnant.

                                -Manu, tu es un ignoble salopard qui a monté toute cette abracadabrante histoire pour récupérer ta fille. Comme tu ne peux plus rien avec Rémi aujourd’hui majeur, tu as mijoté tout ca pour t’emparer de Pistache.

                                 Isabel ne te laissera pas faire. Et le lycée ? Tu as pensé aux études de ta fille ? Il n’est pas bien recommandé de changer en cours d’année scolaire !

                         Maître Simon Deschamps s’exprime lentement, sans hausser le ton, calmement.

                                -Excusez moi de vous préciser messieurs dames qu’en de pareilles circonstances, il est très rare qu’une jeune enfant mente. Les statistiques judiciaires nous le prouvent. Évitez dans un premier temps, que nous soyons obligés de faire ouvrir une enquête policière. Cela peut nuire à tous et donner à cette affaire délicate une publicité indésirable.

                                -Il n’y a pas d’affaire ! S’exclame Isabel.   

                     Julien, encore empourpré, s’empresse de saisir la perche qui lui est tendue.

                               -Laisse la filer, qu’elle oublie ses inepties calomnieuses. Qu’elle parte avec son père, de toute façon pour le lycée cette fainéante devra redoubler sa troisième.

                               Quelle honte pour moi, quand je pense que je considère cette petite comme ma propre fille !                      

                                 -L’inceste existe hélas monsieur, murmure Jean Manuel.

                                 - Fumier !

                        Julien bondit, prêt à donner du poing.

                        Manu ne bouge pas d’un millimètre mais son regard stoppe l’assaillant. Déconfît, en marmonnant des paroles de vengeance, celui-ci fait demi -tour et part en claquant la porte 

                                 -File préparer quelques affaires ma fille, nous t’emmenons dés maintenant.

                         Rémi descend l’étroit et bruyant escalier de bois qui mène aux chambres de l’étage.

  •                   -Moi aussi je pars avec vous, il n’est pas question que je me salisse en tapant sur ce  type odieux.
  •           Isabel s’effondre en larmes, la tête appuyée sur la table de merisier marquetée. Son ex époux plein de tendresse  la console, se penchant près de sa nuque découverte, il lui murmure :                                                                                                                                                                                                  

                                -Il y aura toujours de la place pour toi au Domaine du Cinquième Jour.

                     Tout en sachant  qu’elle ne viendra pas avant fort longtemps…et qu’elle n’y restera pas non plus.

     

     

     

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                      Dans l’avion, au-dessus des nuages d’une dépression de l’Atlantique nord, Even Miller semble métamorphosé. Tout beau, tout propre et tout sourire ; un Even méconnaissable qui a, en mangeant enfin correctement, pris quelques kilos réparateurs, Un homme désormais avenant, non pas encore vraiment volubile mais qui n’hésite pas à entamer une conversation, conscient maintenant de posséder un vocabulaire plus étendu que celui du quidam ordinaire. Un Even ayant laissé derrière lui l’écorché vif qu’il va faire revivre cette fois ci sur du papier  Ce sera le titre de son  premier livre. Sur le siège attenant la jeune Myriam que l’on pourrait prendre pour sa fille ne dort pas contrairement aux apparences. Une fois de plus une image passe devant ses yeux clos, une mosaïque aux couleurs resplendissantes sur laquelle un couple de romain  élève une vasque, de blanches falaises en fond de toile. Un flash futuriste lui apparaît : dans une maison du Domaine du Cinquième Jour, elle se voit maman de beaux  jumeaux et Even écrit sur le clavier d’un  ordinateur son deuxième roman : posé tout près de lui «  L’ECORCHE VIF », franc succès dans les librairies.

                                         -Non tout de même pas, j’espère que ce ne sera pas lui le père ! 

                     Curieuse, la Suissesse force son talent naturel pour savoir, mais rien ne vient, aucune information sur un éventuel futur papa. Quelques instants plus tard, alors qu’elle ne  pense plus à sa future progéniture elle a une vision de Jean Manuel Sauveur tout sourire et précisant :

                                          -Ils seront de mon sang.

                        Myriam est une femme que certains appellent délivrée. D’autres beaucoup plus vulgaires la  traitent directement de pute car elle a jusqu’à présent fait considérable consommation du genre masculin, essayant en vain de trouver celui qui la rendrait heureuse. Son don ne lui a apporté que la vision d’un intérêt. Elle est Suisse, elle est belle et …elle est riche. Aucun de ses innombrables partenaires n’a pu s’abstenir de cette pensée. Alors elle se donne uniquement par espoir charnel ;  également aucun de ses innombrables partenaires n’a pu l’élever au plus petit orgasme. Que de pleurs après les départs de ces messieurs !  Que de larmes pour chaque fois avoir feint d’être portée dans les nues. Elle sait de façon formelle, à près de huit mille mètres d’altitude, que sa recherche sera enfin couronnée de succès. Il était temps, dans un mois jour pour jour le cap de sa trentaine sera franchi. Souriante, la jeune femme s’endort.

     

                              

     

     

     

                   Rémi n’a d’yeux que pour elle et n’ose lui avouer. Elle est belle, élégante et spirituelle, parlant peu mais juste, sans jamais paraître austère, une pointe d’accent et d’humour particulier venant des bords du lac Léman, mais…elle a tellement d’années de plus que lui.

                    Rémi est sincère. Il n’a connu en amour qu’une jeunette délurée, très tôt experte en la matière qui l’a laissé tomber après usage, évitant juste de le jeter à la poubelle comme le préservatif utilisé. Puis quelques fois encore une femme dont la nymphomanie n’était inconnue que de son mari ; tristes expériences sans d’autre bénéfice qu’un  simple soulagement glandulaire.                                      

                    Rémi est amoureux de Myriam, celle-ci s’en amuse mais ne se moque pas. Sur les hauts rangs de la vigne, ils sont partis tous deux enlever les mauvaises herbes « afin que les pieds des ceps respirent mieux »

                     Rémi en pleure presque de retenir sa pensée. Une joie infinie, indicible, s’empare de celui qui à peine sort de l’adolescence quand la belle Myriam le prend par la main et l’emmène vers une minuscule remise délabrée rafraîchie par l’ombre d’un superbe figuier….

                                -Je ne pensais pas que cela puisse être aussi beau, aussi bon. Mes rares expériences m’ont parues tellement fades !  As-tu éprouvé du plaisir de ton côté ?

                                -Non Rémi, mais je sais que tu m’en donneras bientôt, je te promets que nous allons travailler ce sujet délicat avec beaucoup de conscience.

                       Un hurlement de souffrance les pétrifie. Rapidement rhabillés les deux nouveaux amants dévalent la pente en direction de deux jeunes filles en pleurs et affolées. Celle qui paraît la plus jeune est à terre, elle se tord de douleur. Au bas de son mollet gonflant à vue d’œil,  deux points rouges dont les pourtours virent déjà au blanc bleuté, sont espacés de deux bons  centimètres. La vipère devait être de belle taille !  

                       Myriam immédiatement pose un garrot improvisé et suce la morsure, s’efforçant d’enlever un peu du redoutable venin. Rémi file vers le domaine et environ un vingt minutes plus tard un médecin pompier injecte à Yvette Ponce le miraculeux sérum. Elle est évacuée sur Châtillon accompagnée de sa sueur ainée Noémie qui désespère de joindre maman sur son portable.

                       Aurélie s’est éloignée de ses filles pour prendre quelques photos près d’une de ces grandes falaises blanches. Elle a oublié son téléphone dans la voiture mais voit à plus d’un kilomètre le gyrophare  et entend faiblement la sirène car le léger vent est contraire.

                                    -Mes filles !!

                        Aurélie en proie à la panique démarre trop vite sur  l’étroit chemin de terre, la roue avant gauche tombant dans l’ornière ne pourra que patiner, faisant fumer son pneu et pleurer de rage la malheureuse conductrice. Vite, vite aller chercher du secours, encore un peu plus bas vers cette belle et vaste propriété où une curieuse charpente de bois  compliquée s’assemble à l’aide d’une grue télescopique.

                        Yvette est d’une solide constitution, pas autant que son aînée mais la vipère n’a pas mordu une gringalette. Choquée, ayant des difficultés pour tenir debout plus de quelques minutes la jeune adolescente est néanmoins ravie d’offrir le centre de la conversation ce soir là au Domaine du Cinquième Jour. Quarante et une personnes y partagent le simple repas, se répartissant autour d’une multitude de tables jointes en enfilade. Les enfants de moins de seize ans ont déjà mangé, ils font leurs devoirs surveillés par une institutrice du village vivant désormais sur le domaine. Il n’y a pas du tube cathodique, pas de programme télé mais l’écran plat grand format  couplé à un ordinateur donne les nombreuses  informations disponibles sur internet. Il captive l’intérêt de la petite troupe avide de connaissances sur tous les sujets.

                       Aurélie, elle aussi raconte son odyssée, elle a immédiatement la sensation de ne pas avoir besoin de parler pour s’exprimer. Comme si tous les convives connaissaient déjà son histoire, comme si sa pensée s’épanchait sur le tableau noir d’une salle de classe, écrite en majuscule et lue par tous ces gens souriants, avenants et dégageant une chaleur énergétique hors du commun, jamais soupçonnée auparavant.

                         Celui que tous appelle Manu, celui qui les a si cordialement invitées elle et ses deux filles, celui autour duquel la maisonnée entière semble girer vient la prendre doucement par les épaules. Les mains sont douces et brulantes, en quelques instants, un stress accumulé depuis plusieurs années disparaît.

                                  - Lève-toi Aurélie, nous allons parler avant que tu ailles te coucher. Tu vas apprendre bien des choses, la première d’entre elles est que personne ne vient sous notre toit par hasard.  Personne ne franchit notre seuil sans qu’une destinée exceptionnelle ne s’ouvre devant lui.

                        Ca y est, je suis encore tombée sur une bande de fous, il faut que je me barre d’ici au plus vite !

                                -Ni bande, ni fous, écoute notre histoire…viens voir la mosaïque

                       Une demi-heure plus tard, Aurélie Ponce refait son entrée dans le réfectoire provisoire, tous les convives se lèvent dans un parfait synchronisme et clament à voix forte :

                                 -Bienvenue au Domaine du Cinquième Jour !

                         Aurélie se transforme en fontaine, totalement dépassée par l’événement elle entre à quarante sept ans dans son cinquième jour de vie. Ses deux filles incrédules et abasourdies à leur tour se mettent à pleurer.

                                  -Evacuez, c’est votre ignorance qui s’en va avec vos larmes !

     

     

                                                       ************************

            

                      

                       Le 4 novembre 2010 Ingrid Costa, Xavier et leur fils Bienvenido atterrissent à Roissy Charles de Gaulle en provenance directe de Buenos-Aires. Maître Simon Deschamps les accueille. Il va mettre à leur disposition son bel appartement du huppé seizième arrondissement qui lui sert encore de pied-à-terre entre ses plaidoiries au Barreau.

                       Avant de partir sur la Drôme, la famille découvre avec enchantement les mille et une merveilles de la Ville de Lumière, l’une de ces capitales du vieux continent d’où s’enfuirent ces siècles derniers beaucoup des fraichement promus Américains. En France enfin, Ingrid est ravie et pourtant…il y a un pourtant. Seul le magnifique enseignement d’Eusébio  lui permet de sourire encore.

                         Des années de travail acharné n’ont mené à rien, du moins elle le prétend. Son incroyable découverte de diagnostic par l’odeur corporelle ne peut servir. Personne ne pourra prendre un jour la relève ; les efforts du professeur Sébastien Breton qui s’est personnellement déplacé sur la capitale argentine n’ont porté aucun fruit. Impossible de formater une base de données, les effluves décidemment ne constituent pas un matériel facilement stockable. Ils y ont cru tout deux avec conviction mais pour Ingrid, le résultat de quatre années de médecine et de deux autres, basées uniquement sur son exceptionnel sens olfactif, n’ont pas abouti. Aucun diplôme, il faut encore une fois repartir à zéro dans un pays dont elle ne possède que très mal la langue. Le sourire édenté d’Eusébio, souvent présent à sa mémoire, la rassure.

                        Un autre bon point, Xavier a du travail. Le holding métallurgique qui l’emploie rouvre de vieilles usines redevenues rentables par la constante montée en flèche du prix des métaux. Les alliages  haute définition d’aluminium ont le vent en poupe. Il lui faudra cependant s’exiler à  plusieurs heures de voiture et il ne rentrera au Domaine que pour les fins de semaine.

                      A Die, les docteurs généralistes Simon Hiederman et son épouse Ruth, tous deux originaires de Lyon, viennent d’ouvrir leur premier cabinet mais la soif de bougeotte de monsieur l’oriente peu à peu vers une médecine plus rurale, pratique qui hélas tend à disparaître. Battant campagne avec sa vieille et increvable C15, une ancienne sacoche de cuir démodée  bondée de tout son attirail jetée sur le siège passager, il est vraiment heureux. Madame préfères garder consulte au cabinet.

                      Aujourd’hui dimanche, le couple est invité chez un homme charmant à la chaude poignée de main, qui ne s’est absolument pas énervé quand la C 15 cabossée, en marche arrière, a renversé sa flambante  Vespa rouge. Le grand réfectoire-cuisine à la si belle mosaïque n’est pas encore achevé, ils sont soixante deux convives à partager le délicieux pain de Brigitte, les enfants bien sûr ont déjà mangé. Il n’y aura pas de pleurs, pas d’entrée en cinquième jour du moins pour cette fois, mais Ingrid Costa travaillera désormais comme assistante médicale à Die, après un cours intensif de Français de trois semaines, toujours au Domaine.

     

                                                   **********************

                 

                        A deux kilomètres d’Aix sur la rive droite de la Drôme, Bertrand Odelin, agriculteur, fils d’agriculteur et petit fils d’agriculteur n’a jamais vu d’un bon œil l’installation de Jean Manuel sur les terres voisines. Le vieux  ronchonnant  Sauveur était vraiment bizarre, mais l’ensemble des troupes de « hippies » l’ayant remplacé ne lui plait vraiment pas. Non pas qu’ils soient bruyants mais ses trois enfants, tous des garçons, passent beaucoup trop de temps à observer les femmes du Domaine du Cinquième Jour comme ils l’ont rebaptisé. Plus de temps qu’à l’aider au labeur pour le grand ou aux devoirs scolaires pour les deux plus petits. Lui aussi se laisse parfois distraire et Madame l’enguirlande : les voisines sont souvent court vêtues, quand elles ne sont pas nues en été, les hommes parfois le sont aussi sans que cela apparemment ne suscite aucun problème, aucune gêne.

                     Il y a bientôt cinq ans que l’exploitation est à l’extrême limite de la rentabilité et les banquiers n’ont pas de sentiments quand la date d’une échéance est dépassée. La bonne humeur  apparemment permanente des nombreux voisins n’est pas communicative, au contraire elle irrite. Bertrand reste donc à peine poli quand Jean Manuel Sauveur vient un beau jour le visiter. La poignée de main le rassure, elle est franche et, étonnement, beaucoup plus que chaleureuse. 

                                -Monsieur Odelin, ne me demandez pas comment mais je connais vos difficultés économiques et pense pouvoir vous aider.

                      Toi, mon coco, si tu as des vues sur mes terres, tu peux toujours te brosser !

                                -Non, nous n’avons nullement l’intention de vous acheter votre exploitation.

                      C’est pas possible, ce gars-là lit en moi comme dans un livre ouvert, dans quel micmac veut-il m’attirer ?

                               -Aucune embrouille cher voisin, nous voulons seulement acheter toute votre production…à condition qu’elle soit entièrement biologique et la plus écologique possible. Si vous acceptez de travailler vos terres différemment, il y a assez d’eau avec la Drôme à nos pieds, vos nouveaux produits sans cochonneries chimiques trouveront rapidement des débouchés. C’est un autre goût qui est à la mode. Beaucoup de gens recherchent le naturel, quitte à payer un peu plus cher ils s’y retrouvent en santé. Comme vous le savez cher voisin, nous sommes de plus en plus nombreux  chez moi et il nous devient difficile de nous approvisionner en produits naturels et sains. Mon modeste jardin  potager est dépassé par les événements depuis fort longtemps.

                                Si demain vous devenez capable de fournir les marchés des environs en tomates aussi bonnes que les miennes, sans vouloir me vanter,  ainsi que beaucoup d’autres fruits et légumes ainsi que quelques volailles bios, vous retomberez rapidement sur vos pieds point de vue finance.

                                 Ne craignez pas de nous demander un coup de main, nous avons pas mal de gens disponibles pour vous aider à travailler vos terres et vendre si nécessaire.

                                -Mais enfin, monsieur Sauveur…

                                - Appelez-moi Manu, comme tout le monde.

                                -Si vous voulez Manu, je suis complètement fauché, comment diantre voulez-vous que j’embauche des ouvriers ?

                                -Mais il n’est pas question de payer !  

                      Il est fou ce type.

                                -Non je ne suis pas fou Bertrand !

                      L’agriculteur se surprend à rougir et en bégaye.

                                -Vous, vous, vous li…lisez ma pensée ?

                                -Oui mais n’ayez pas peur, cela ne fait pas de moi quelqu’un de dangereux. Question rémunération de ceux qui travailleront pour vous : nous pourrions trouver un compromis, vous les paieriez directement de vos produits, il suffit de mettre au point une échelle équitable qui nous satisfasse tous deux.

                               -Vous avez entendu parler des inspecteurs du travail ? Ils vont me tomber sur le râble vite fait bien fait et les amendes sont plutôt salées !

                               -Plusieurs jeunes vivants actuellement sur mon domaine se sont inscrits au Pôle-Emploi qui a remplacé l’ancienne ANPE. Selon de nouvelles normes vous pouvez les employer en contrat formation et recevrez inclusivement une subvention pour cela. Leur rémunération sera minime, ils seront assurés sociaux : tout ceci constituera le cadre légal. Autre volet complémentaire mais que nous devrons cacher, sera ce que je vous ai proposé avant : une sorte de troc équitable.

                               L’un de mes amis qui va venir prochainement vivre par ici, et oui un de plus, est ingénieur agronome, un autre déjà présent peut s’occuper d’installer chez vous tout un système d’irrigation activé par le solaire, équiper également toute votre exploitation en énergies renouvelables.

                                -Tout cela me paraît formidable, mon épouse m’avait parlé d’une  reconversion  et vous m’ouvrez de nouveaux horizons mais encore une fois je n’ai pas un sou pour les premières inversions et les banques ne me font plus confiance.

                               -Nous trouverons l’argent nécessaire, des subventions et des prêts à taux zéro sont possibles, un ami juriste a déjà préparé votre dossier. Encore une fois ne craignez rien pour vos terres.

                                -Vous avez décidemment beaucoup d’amis monsieur Sauveur !

                                -Il ne tient qu’à vous d’en faire partie, appelez moi Manu et tutoyons-nous que diantre.

                                -Je pense que nous allons nous entendre.

                                -Et moi je le lis ! Nous allons bientôt inaugurer notre grand réfectoire, fais-moi le plaisir de venir avec ta famille, attention… il y aura d’énormes surprises, préparez-vous tous…pour commencer une autre vie…. 

     

     

                        

     

     

     

     

                  

                           

     

                                 LIVRE DEUX.  

     

     

     

     

     

     

     

                      L’ETRANGE MONSIEUR SILBERMAN

                                              

                                                                    

     

     

     

     

     

     

     

     

     

                                         Chapitre I

     

     

                     Aristote Ypposphore n’en croit pas ses yeux.

                     Le pilote réveillé par le processus intelligent de contrôle de vol sort de sa léthargie provoquée qui, d’après les instruments, a duré deux cent trois années vingt huit jours et six heures trente quatre minutes de temps référence, celui qui régit le lointain système d’où est parti le vaisseau. Petit sommeil duquel il sort frais et dispo, les idées claires pour travailler.

                      Là, juste devant lui sur bâbord défile une sphère de modeste dimension ; la mise en orbite s’est faite automatiquement. Un léger problème…il ne devrait normalement rien à voir dans cette zone du dernier univers. Toutes les cartes indiquent le lieu absolument désert. Pas une constellation, pas un minuscule système isolé. Alors…que diantre fait cette sphère toute seule par ici ?

                          Déjà une longue liste de données s’imprime, donnant un maximum d’information sur la découverte déconcertante. L’impossible existe donc ! Ce n’est pas un rêve. Et pourtant tous les univers sont désormais répertoriés, cartographiés dans les quatre dimensions, seconde lumière au cube après seconde lumière au cube, méticuleusement. Tout a été fouillé, enregistré, filmé, écouté y compris dans l’infinité des tiroirs temps. Restez au bord du dernier univers ont bien précisé les responsables de la mission ; rappelez-vous des textes sacerdotaux, si vous allez trop loin vous tomberez dans un gouffre sans fond, sans espace-temps.

                      Le vaisseau se dirigeait en vitesse économique de vingt-deux extensions-lumière et jamais il n’aurait dû entrer dans le champ gravitationnel d’une masse aussi petite. Anomalie fort justement détectée par le pilote automatique, il faut avertir le commandant de bord, lui seul est habilité à prendre une décision dans de semblables cas. Aristote appuie sur un bouton sur le carré équipage et quelques instants plus tard, lui aussi frais et dispo Heinrich Kergzohn fait son apparition dans le poste de commandes.

                             -Comment allez-vous Aristote ? Que se passe-t-il ?

                             -Regardez vous-même Monsieur.

                             -Bigre du nouveau, de l’imprévu, et bien sûr  il faut que cela nous tombe

     dessus ! Comme si nous étions les seuls à voyager. Que dit la bande info ?

                               Voyons voir… sphère d’antimatière inversée d’un centième de  seconde lumière de diamètre[2] ces anciennes unités de mesure tombées de notre temps en  désuétude. Cela correspond à peine à deux dix millième de nano-jets, vraiment une minuscule chose.  Il y a déjà une éternité que la théorie d’un des précurseurs de  la science, un tel Einstein, s’est effondrée. Exactement deux siècles après sa  mort (unités de l’époque), personne ne se rappelant où cela s’était passé d’ailleurs. Vous rendez-vous compte que le gugusse pensait qu’on ne pouvait pas voyager plus  vite que la vitesse de la lumière ! Ceux d’entre nous qui ont fait des régressions dans le temps ne pouvaient pas croire un si bas niveau de connaissance.

                            -Chef, je ne savais pas que nous étions allés si loin en arrière.

                            -C’est désormais interdit par les politiciens et les religieux, toute tentative    ferait exploser le vaisseau de celui ou de ceux qui se risqueraient à désobéir. Certains militaires en ont fait la triste expérience. Revenons à notre petit problème.

                             Cette boule pourtant minuscule, m’a l’air tout à fait classique et les sondeurs-capteurs ne révèlent heureusement aucune trace d’oxygène dans la faible atmosphère .Réveillez le reste de l’équipage, nous allons préparer un débarquement.

                        Encore une fois en quelques instants tout le monde est prêt à exécuter la tâche qui lui sera confiée. Le juriste  Baptiste Eloy, véritable empêcheur professionnel de tourner en rond, s’oppose immédiatement à l’idée du commandant.

                                 -Je vous rappelle Heinrich que notre mission de repeuplement ne peut en aucun cas prendre en compte un astre non répertorié. Supposez ce que diront nos mandants à enfreindre les règles.

                                -Pour le moment ; je vous précise que tous les futurs colons sont encore en sommeil et que l’on se doit d’envoyer une équipe en prospection. Cela aussi est la coutume sur tous les vaisseaux. De toute façon, c’est moi le chef et je connais mon boulot. Objection ?

                        Frank, prévenez la base de la situation, passez en système vocal, vous vérifiez que nous sommes encore bien repérés et qu’ils sachent de par chez nous quelle est notre exacte situation géographique-temps.

                       Cela commence plutôt mal.

                                -Liaison impossible chef et je m’aperçois que le répétiteur n’a plus fourni notre position depuis  notre sortie de la dernière galaxie.

                                -In audit. Vous voulez dire que nous sommes perdus ? Moi qui pensais que ce mot ne pourrait plus jamais exister ! Envoyez des signaux de détresses en très forte puissance, si un vaisseau navigue dans les parages, il nous resituera sur les cartes. Et l’on devra nous entendre depuis notre base de départ.

                                Navigateur, faites-moi immédiatement une estime de notre position et remettez en fonctionnement les vieux systèmes de gonio. Avec un peu de chance, une ou deux triangulations devraient nous repositionner. Des émetteurs sont installés à intervalles réguliers sur les bords de tous les univers.

                                 -Chef une bonne nouvelle, les études approfondies ne signalent réellement aucune trace de cet oxygène maudit.

                      L’éternel objecteur Baptiste Eloy remet son grain de sel en contestant encore une fois le bien fondé d’un débarquement.

                                -Heinrich, vous voulez vraiment envoyer une équipe sur cet astre ? Rappelez-vous les paroles des prédicateurs, le gouffre sans fond ? Et si nous étions tombés dans cet abîme ?

                       Le mathématicien Max Voisier croit bon de défendre son ami bien qu’ils soient tous deux  très souvent d’un avis contraire.

                              -Commandant, les probabilités de l’existence du gouffre sont certaines et nous ne pouvons écarter une hypothèse si dangereuse.

                              - Probabilité zéro hypothèse idiote, je me dois de rester pragmatique. Messieurs rien ne sert de discuter et  nous explorerons cette sphère. Toutes nos informations prouvent qu’elle ne peut en aucun cas constituer un danger. Quant à la colonisation, nous en reparlerons et réveillerons éventuellement les responsables. Allez, tout le monde au boulot. Ceci est un ordre.

                     Michèle Zdièzle, la spécialiste en cartographie et étude des sols, appelle.

                                -Commandant, venez voir. Nous avons trouvé des dessins bizarres, c’est quelque chose que nous ne connaissons pas.

                               -Impossible !

                               -Alors expliquez-moi.... regardez, ces trucs presque tous droits dans les plaines, des virages plus ou moins prononcées dans les montagnes, on dirait que ces lignes de différentes largeurs suivent à peu près les courbes de niveaux. Je n’ai jamais rien vu de semblable. Cela excite ma curiosité au plus haut point.

                               -Entrez toutes les données dans votre processus intelligence-connaissance, il trouvera la réponse.

                  ……….

                                -Il y a très longtemps qu’une solution ne nous a été donnée aussi lentement, commandant ces choses mystérieuses sont des routes, elles forment un réseau dit routier.

                               -Allons donc, encore une nouvelle invention, à quoi donc cela sert-il ?

                                -Au transport chef, de drôles d’engins archaïques se  déplaçaient sur ces lignes, ils étaient mus pas de rudimentaires moteurs avec des rendements incroyablement infimes. L’intelligence précise que cela ce passait dans un espace temps peu étudié sur une sphère au nom de Terre.

                                -Ah, j’ai déjà entendu ce nom, peut-être que le fameux Einstein dont je parlais tout à l’heure avec Aristote, venait de ce coin…enfin il me semble, mais n’interrogez pas votre instrument pour confirmer, cela n’a aucune importance maintenant. Avez-vous détecté un quelconque moyen de ces transports archaïques ?

                               -Aucune forme de vie sur la sphère chef

                               -Bien Frank, monsieur le spécialiste communications et ondes, aucune émissions suspecte ?

                                      -Rien non plus, mon commandant.

                      Baptiste Eloy ne peut pas se rendre. Encore et toujours il veut lever de nouvelles objections.

                               -Comment s’appelaient les habitants de cette fameuse « Terre » ?

                               -Attendez, l’appareil intelligence-connaissance les nomme Humains,  y vivaient également des animaux et des végétaux tous divisés en une multitude de races, d’espèces. Apparemment les premiers dominaient l’ensemble ; mais il n’est pas précisé comment. Seuls les deux autres ont subsisté jusqu’à la mort de la sphère. Ah, détail incroyable, tous avaient un besoin essentiel d’oxygène.

                                -Quelle horreur ! –reprend Baptiste- Vous prétendez que l’on ne pouvait vivre sans ce maudit gaz ? Au fait puis-je vous poser une question sur les futurs colons qui dorment dans nos cales ? Ils doivent vouloir débarquer sur tout ce qui se présentera ? On raconte que ce ne sont que de terribles gens, extrémistes presque fous ?

                                -Encore des sornettes, il me semble que vous vous fourrez dans des histoires qui ne vous regardent pas !  Humm, bon, je ne devrais pas vous le dire mais… pour une fois je suis d’accord avec vous monsieur l’enquiquineur professionnel. J’ai aussi entendu parler de cette théorie. Ces héros qui ont été embarqués seraient en fait si intolérables dans leur système que les dirigeants leur ont fait miroiter de nouveaux horizons, de nouvelles propriétés plutôt que de les supporter davantage.

                               Puritains, prêcheurs d’idées biscornues qui commençaient sérieusement à déranger l’ordre établi, ils auraient été gentiment « poussés » à l’exode.

                              -Déranger, mais de quelles manières, mon commandant ?

                              -Oh c’est tout simple. On raconte par exemple que ces gens-là prêchent des actions qu’ils sont eux-mêmes incapables d’accomplir. En cherchant une perfection, ils culpabilisent tout ce qui leur déplait, ou simplement tout ce qu’ils ne comprennent pas. Pire encore, une de leurs maximes suprêmes est  « Qui aime bien, châtie bien ». Appliquant ces paroles sans retenue ni discernement, ils se montrent d’une extrême sévérité, d’une cruauté inimaginable en torturant pratiquement. Je ne vous redis que bien peu de choses, vous comprenez maintenant pourquoi plus personne ne veut de ces individus-là.

                              -Bigre ! Et ce sont de semblables gugusses que nous transportons ? Vous imaginez quelles lois abominables ils édicteront sur leurs futures possessions ?  Si je comprends bien, les autorités du système où nous les avons embarqués les auraient en fait expulsés sous prétexte de colonisation ?

                               Dites mon commandant, et si tout cela n’était qu’un coup bien monté? Que la sphère que nous survolons ait été volontairement effacée sur nos cartes. Cela expliquerait aussi que notre positionnement soit impossible et qu’apparemment nos signaux de détresse restent sans réponse. A cause de ces cons là, nous sommes peut-être abandonnés et condamnés ?

                -Baptiste, ne soyez pas stupide et de toute façon, vous ne vous en rendez pas compte, mais vous êtes souvent comme ces puritains, toujours dans vos textes de lois, de règlement à la lettre et à la con. Vous faites comme nos passagers partie de la famille des emmerdeurs. Regardez donc ce que disent vos écritures…si elles trouvent une quelconque solution au problème que nous avons, je démissionne immédiatement de ma fonction. En attendant, comme ce n’est pas demain la veille, vous vous devez d’obéir.

                               Tout le monde à son poste, préparez la petite navette de reconnaissance.

                     Heinrich est soudain inquiet, et si le juriste avait raison ? L’hypothèse qu’il a  soulevée semble plausible, elle ne lui était pourtant jamais venue à l’esprit.

                    Ils n’ont pas osé nous faire ça tout de  même ?

     

                    Quelque part dans l’univers répertorié NA 736, au sein d’une moyenne constellation nébuleuse en spirale, un système entier voit ses politiciens se réjouir.

                    Les techniciens en communication viennent d’aviser que le vaisseau colonisateur est en orbite autour de la  Sphère de Monsieur Silberman  et que, comme prévu, des signaux de détresse ont été captés. Le grand responsable de la déportation pousse un soupir de soulagement et donne un ordre fatidique, sans aucun remord,  le dernier nécessaire à la bonne conclusion de la mission…enfin presque.

                              -Envoyez les impulsions pour réveiller les colons.

     

     

     

                                                       *********************

                   

     

                     Eux aussi frais et dispos, les quatre cent dix huit mille six cent trente huit sont prêts à envahir ce qui leur appartient déjà. Dés le départ, tous savaient qu’ils ne seraient réveillés qu’arrivés à destination…ils sont debout, donc en avant !

                     Dans le carré de commandement Heinrich Kergzohn comprend combien il a été manipulé et que, pour une fois, Baptiste Eloy avait raison…mais après tout, peut-être ce dernier était-il au courant de la machination ? La situation va rapidement devenir critique car les portes isolant les futurs conquérants, normalement déverrouillables seulement sur son ordre, viennent de s’ouvrir. Le piège a été ciselé avec une précision remarquable, rien n’a été laissé au hasard. Avec vingt-cinq membres d’équipage, même armés on ne pourra tenir tête à ceux qui vont déferler ; impossible de leur refuser l’accès aux deux navettes transport qui en une dizaine de rotations  auront expédié ce vilain monde. Expédié sur une sphère aux étranges lignes appelées routes par le processus  intelligence- connaissance, expédié sur une sphère qui n’existe pas en théorie.

                      Les colons sont maîtres du vaisseau. Très peu d’entre eux seraient assez hardis pour essayer de le diriger car il n’y a pas de pilotes professionnels parmi eux, c’est par la force que la nuée colonisatrice oblige l’équipage du Fleur de Mèh  à la débarquer sur leur « NOUVEL ESPACE ». De toute manière il vient de leur être confirmé que personne apparemment n’habite la petite sphère. Et  si l’on découvre plus tard un indigène quelconque…tan pis pour lui, il lui faudra  partir, mourir ou s’adapter. Il est défini de constituer dans un premier temps huit pôles de vie. Les lois qui vont les régir sont déjà écrites et des lanières de cuir, souples mais aussi extrêmement résistantes,  sont prêtes à  se tresser pour le Fouet si par hasard un quelconque individu ne voudrait pas se soumettre à l’impitoyable rigorisme.

                     La hiérarchie ainsi que l’encadrement sont prévus.

                     Ceux qui vociféraient le plus fort contre les autorités avant l’embarquement, ceux qui maltraitaient les religieux en les taxant de trop de tolérance, ceux qui consultaient leurs textes sacrés avant tout acte (y compris sexuel), ceux qui cherchaient des poux dans la tête des chauves, ceux qui décortiquaient les mots de la loi pour confondre coupables et innocents. Cette première catégorie d’individus formera donc la tête pensante de la colonie.

                     Les plus fortes carrures et les plus gros biceps, deux caractéristiques ne nécessitant pas des facultés mentales trop développées, les plus balaises donc seront chargés de faire appliquer les nouveaux textes car la réflexion sera exclusivement réservée à la classe dirigeante. 

                      Les assassins, les voleurs, violeurs et escrocs en tous genres seront associés aux fortes carrures et gros biceps. Peu avant le départ on leur a tous promis la liberté à condition qu’ils se convertissent en masse au puritanisme des futurs colons. Dans les prisons du lointain système de provenance, peu ont refusé cet intéressant marché. Ce beau monde sera fort utile pour maintenir la foule des simples quidams  qui  devront seulement  travailler,  bêler,  mettre bas et  se laisser tondre. Il a été promis à tous un office religieux obligatoire par semaine et, grands seigneurs que seront les dirigeants, ce jour là, sera chômé !

                                                 

                                                                                                             

                               -Merci Suprême Créateur de nous avoir octroyé cette si belle sphère dont nous prenons possession aujourd’hui. Nous la nommons Nouvel Espace et nous y plantons notre glorieux drapeau à l’ombre duquel un futur radieux attend nos huit communautés. Elles se développeront dans l’esprit de notre foi et dans les textes de nos lois. A genoux tous, et prions pour la réalisation de nos vœux   

                               -Amen.

                               - Remercions mes frères le téméraire équipage de notre vaisseau inter univers temporel le joli Fleur de Mèh,  Fleur de la Déesse de la Transcendance, qui nous a amené sur notre  Nouvel Espace.

                               -Amen

                               - Remercions le futur Révérant de  Première Classe  Baptiste Eloy qui s’associe dorénavant  à notre sainte œuvre de colonisation. Il aura la haute charge des communications entre les différents pôles de vie.

                                -Amen!

    Tout l’équipage du vaisseau  a rejoint  le bord. Fondu dans la masse des colons, Monsieur Silberman, lui aussi, applaudit au discours de prise de possession. Un détail cependant le différencie de tous les autres : il est là depuis fort longtemps… . Silberman est le nom qu’il avoue aujourd’hui, mais celui qu’il préfère et n’ose utiliser, craignant que certaines archives en aient traces, est August Santiago Wittwer. A.S.W . Le Magicien de l’Eternel , désormais travaillant en indépendant…et à son compte strictement personnel.

              

     

     

     

     

     

     

     

                                Chapitre deux

     

     

     

             

     

                      418 638 plus Baptiste Eloy font 418 639. Sept fois 52 330 plus une fois 52 329 et le compte est bon. Personne ne va avoir l’idée qu’il fait partie d’un groupe auquel un individu est en trop! Il y a en réalité  418 640 habitants sur le Nouvel Espace. Aucun curieux, n’a l’idée biscornue de faire des additions inutiles. Un indigène pourtant fort différent de tous, passe totalement inaperçu. Il s’intègre parfaitement au cinquième groupe auquel il appartient désormais.

                      Pour surmonter toutes les difficultés qui vont se présenter, pour cimenter l’adhésion de l’ensemble des troupes, pour stimuler la force progressiste, pour renforcer l’esprit combattant et compétitif de la communauté une devise est nécessaire  Et, pourquoi pas pour s’élever au-dessus du lot des autres groupes. C’est tellement bon de faire partie des meilleurs !

                      La devise du cinquième pôle de vie sera : LA FOI APLANIT LES MONTAGNES. Il faudra à tous faire preuve de grande foi, s’engoncer dans ce mot merveilleux et presque magique, se le rabâcher éternellement pour qu’il annihile toute autre volonté que celle de travailler. Pour que la  dangereuse masturbation mentale ne prenne pas la relève de la physique, interdite mais tellement agréable. Tous doivent s’auto persuader que la foi profonde et sincère est facteur de justice, qu’elle produira de la laine de bonne qualité en quantité abondante, et qu’elle apportera aussi la liberté. Même si ce dernier mot a des contours de définition vraiment très vague.

                     Monsieur Silberman, certainement par on ne sait quelle tare congénitale, ignore totalement  ce que le mot « foi » peut bien vouloir dire. Pourtant il poursuit son intégration sans élever le moindre soupçon. Une charmante demoiselle aux démangeaisons sexuelles devenant insupportables jette un œil cupide sur cet individu, ce bel esseulé disponible. La famille de la vierge de relation masculine au doux nom de Marie Myriam, ravie et flattée de fournir chaire fraîche au premier mariage célébré sur  Nouvel Espace Pôle 5, encourage cet amour providentiel pour sa petite publicité personnelle.

                     Ne faut-il pas complaire à l’ordre de Dieu ?   TU PROCREERAS

                     Dans chaque foyer après l’harassant travail quotidien, on peut entendre les mâles s’échiner bruyamment à leurs obligations de copulation, dissimulant avec difficulté un grand plaisir que les religieux disent interdit. Que la femelle soit heureuse ou pas, cela n’importe guère. Certains puristes tatillons, généralement incapables de satisfaire leur compagne voire  ne s’en occupant pas du tout, prétendent qu’il faudrait ôter à l’élément féminin de forme définitive le droit d’éprouver du plaisir, le droit d’être en perpétuel état de péché. Quelle abomination !

                      Cet élément féminin relégué à n’être toléré que pour porter les prochaines générations. Comme l’assurance vieillesse n’existe pas encore, une descendance nombreuse se doit d’assurer la survie des mauvais jours ; quand la force a abandonné le corps, juste avant la fatale piqure d’oxygène injecté dans une grosse veine.

                      Cet élément féminin qui dans les textes sacrés, ceux qui ont été réadaptés et réécrits avant le départ,  est considéré comme fontaine de culpabilité. Les paroles originales, des milliers de fois retranscrites et retraduites, plus personne ne s’en souvient. Les rares individus qui ont eu le malheur de mettre en doute leur existence ont tous été donnés à manger au Fouet ; leurs langues corrompues coupées pour ne plus distiller le venin de l’incertitude. L’exemple frappe. Comme cette langue reste fort utile dans l’acte de copulation (bien qu’interdite), le gros de la troupe préfère la garder en état de bon fonctionnement. Il suffit de ne pas se faire prendre.

                       Pauvre Monsieur Silberman amoureux de la gente féminine, aimant à la caresser longuement, l’exciter délicatement, lui procurer un plaisir violent, long et répétitif, l’emportant sur des chemins de bonheur où le contrôle laisse place à l’abandon. La faisant vibrer puissamment en lui arrachant des plaintes et des cris capables de réveiller tous ceux du voisinage qui, harassés par leur coït bestial, se sont endormis comme des masses aux côtés de leurs femelles insatisfaites.

                      La première nuit d’amour de l’indigène, suivant le premier mariage, va conduire au premier procès du Pôle 5  Nouvel Espace.

                       A l’heure réglementaire quatre malabars, grosses carrures gros biceps petits cerveaux, mandés par un sous-chef dirigeant de troisième classe, indigné des faits rapportés par le voisinage du couple récemment marié, quatre des ayant droit à porter des armes viennent arrêter le désigné coupable.

                       Coupable d’avoir sans retenue aucune, indécemment fait crier son épouse de plaisir. Les braguettes des Défenseurs Des Lois se gonflent rien qu’à imaginer les positions de copulation pouvant engendrer un pareil tohu-bohu

                       Monsieur Silberman, tranquille, traverse la grand place sous les regards de haine de la populace en courroux. Pas de temps à perdre sur Nouvel Espace Pôle 5, on passe directement du lieu du délit au tribunal !

                        Juges, jurés et public sont en place, prêt à être expéditifs, se pourléchant tous les babines d’un futur divertissement. Le Saint Fouet trône sur une estrade, juste au devant du  plus haut magistrat.

                       Ceux qui ont pour très noble office de faire respecter les textes sont vêtus de longues robes aux amples manches dont les effets se doivent d’impressionner l’assistance. Facteurs d’indicateur de puissance, ces longueurs de noir bordées de blanc herminé, portées uniquement par cette catégorie de fonctionnaires, forcent à la crainte et à la prudence. Obnubilés par leurs pouvoirs, ces magistrats ne se rendent pas compte qu’ils ne servent en fait que d’épouvantails. Mais Le Pôle 5 tout comme les autres, a grand besoin de chasseurs de mauvais augures.

                      Détail intéressant, la rétribution des juges se fait, en plus du subside accordé par la communauté, sur les biens personnels des condamnés. Il est évident que cela ne favorise pas une tendance à la clémence. Le mot pitié, les mots tolérance, équité, magnanimité et pardon, tous pourtant éminemment importants dans les textes originaux (on le dit) sont pratiquement inconnus du vocabulaire des tribunaux.

                      Très vite un premier élément de culpabilité apparaît.

                                -Déclinez votre nom et jurez de dire la vérité, rien que la vérité  

                                -Je m’appelle Silberman et je le jure.

                                - Votre prénom, je vous prie ?

                                -Monsieur.

                                -Comment Monsieur ? Vous n’avez aucun Saint qui vous patronne ? 

                                -Mes parents m’ont affublé du ridicule prénom de Monieur et un scribe incompétent à rajouté le S.

                           La salle entière part d’un grand éclat de rire, décidément ce loustic-là est peu ordinaire. Attentif à son travail, l’un des magistrats, adjoint du Maître de céans section paperasses parcourt d’un doigt rapide la section S d’une longue liste. Puis, stupéfait il s’adresse à voix basse à sa Seigneurie le juge Harrow.

                                 -Votre Honneur, un léger problème, ce nom ne figure pas dans notre population.

                                 -Comment ? Quel est l’idiot qui a uni le couple sans une vérification préalable ?

                      L’accusé, outre le don de faire crier ces dames, possède l’ouïe fine.

                                -Votre très  Haute Honneur, ne perdez point votre temps si précieux et si utile à cette belle communauté, ne faites point rechercher sur les listes des autres Pôles un nom qui n’y figure pas. J’ai promis de dire la vérité et ne peux me parjurer. Vous avez face à vous, Grande Sainteté,  un minuscule et insignifiant passager clandestin du magnifique navire qui débarqua vos glorieux et vaillants colons. Profitant d’un moment d’inattention des forces de l’ordre établi, je me suis introduit sur Fleur de Mèh juste avant son départ. Vous allez pardonner, j’en suis sûr, d’avoir voulu moi misérable vermine, d’avoir voulu partager la merveilleuse aventure qui est la vôtre.

                       Un énorme soupir de bonheur secoue l’assistance entière. Les sourires se dessinent sur toutes les lèvres, un pareil individu ne peut-être vraiment mauvais. Les mâles valorisent l’acte téméraire et si peu répréhensible pour une si noble cause ; les femelles, se rappelant les cris de la nuit passée sont aussitôt favorables à l’acquittement de ce bel audacieux. Ces dames décortiquent mentalement l’article dix de la LOI FONDAMENTALE. « Tu ne désireras point la compagne de ton voisin, de ton frère »

                      Rien dans ce texte ne mentionne que les rôles ne puissent s’inverser. Si une femelle a des vue sur un mâle quelconque et que ce dernier accepte la proposition, ce n’est pas lui qui a eu le désir ! Personne ne doit pouvoir lui interdire un acte qui vient du cœur, un peu du corps aussi mais il n’est pas utile de le préciser.

                       Et la loi est respectée ! Ha Hypocrisie, comme tu est belle !

                               -Humm, magnanime je consens à vous inscrire sur nos listes, mais ne vous illusionnez pas Monsieur Silberman, vous êtes devant cette assemblée pour répondre d’actes répréhensibles  beaucoup plus graves. De sévères accusations pèsent sur vos épaules. Elles peuvent vous conduire au Saint Fouet ici présent tressé.

                      La pensée de sexe masculin de l’auditoire est palpable. Un mitigé indécis entre le pour et le contre .Pour le délit par la jalousie qu’inspire l’accusé, contre si la jurisprudence permet demain l’assouplissement des textes et l’autorisation de pratiques sexuelles jusqu’à présent non permises…mais tellement agréables.

                     Côté féminin, indubitablement toutes sont favorables à l’absolution. Le chef suprême du tribunal, en fin psychologue, ne décevra pas ces dames. Une seule d’entre elle ne sait où se cacher, ratatinée sur sa chaise inconfortable, elle préfèrerait sans nul doute se trouver à mille extensions lumière du Nouvel Espace tout entier. Marie Myriam la récente épouse du justiciable, rouge de confusion sent  la véritable pesanteur des regards qui l’assaillent. Elle aussi connaît les textes et, inquiète, se demande si la prochaine session de la cour de justice ne lui sera pas consacrée.

                      Monsieur le Président, Haute Dignité et patati et patata, gonflé d’importance, se lève à l’étonnement de tous et, frappant de son petit marteau, édicte sa sentence.

                               -Monsieur  Monsieur Silberman, pour nous avoir accompagnés en temps que passager clandestin, n’ayant pas été pris sur le fait et vous en étant confessé honorablement, je vous absous de toutes charges.

                      Une ovation monte de la salle et de tout le Pôle 5, des écrans géants ayant retransmis les débats.

                               - Silence dans l’assemblée je vous prie ! Pour les autres supposés délits, considérant que vous connaissez mal nos textes je vous condamne donc à les étudier avec application. Dieu nous demande de procréer, retournez avec votre épouse afin que sa parole soit accomplie. Attention Monsieur et vous aussi la récente Madame Silberman, veuillez désormais mettre une sourdine lors de vos… de votre …enfin lorsque vous…enfin  bref, soyez plus discrets dorénavant.

                       L’avenir du premier magistrat parait assuré  tant sa popularité se fait immédiate. Il sort du tribunal radieux  sous les vivats de la foule ; quant à Monsieur et Madame Silberman, portés sur les épaules des fortes carrures gros biceps petits cerveaux munis d’armes, ils deviennent les premiers héros du Pôle 5.

                      La réalité indigène de « celui qui fait crier les dames » poursuit son incognito. Il a provisoirement été affecté à la construction des structures immobilières communautaires mais après sa ô combien bruyante nuit de noce, il va sans le vouloir changer d’activité. Le premier des milliers de mâles qui le contacteront très discrètement sera son Eminence le juge…..

                      Quant à Madame, sa chef d’atelier elle-même vient lui demander quelques conseils pratiques sur un thème dont on ne pouvait pas parler auparavant…

                      Très peu de temps après le procès, il n’y a plus assez de grosses carrures gros bras etcétéra pour querir au petit matin les couples aux ébats scandaleusement bruyants…Est-ce associé au fait, mais les femelles paraissent soudain plus fertiles et le taux de croissance de la population monte en flèche.

                      Du côté de la gente ecclésiastique, au moment de l’arrestation de l’innommable malotru de Silberman, des conseils, voir des ordres de  fermeté furent donnés et que cela n’ait pas été appliqué cause grande colère. Va-t-on vers un état de péché permanent ? Monsieur  Baptiste Eloy, contacté discrètement, doit prévenir les autres sept pôles de vie afin qu’une semblable ignominie ne se reproduise jamais. Pôle 5 sera isolé ; le méchant virus n’ira pas détruire une si belle œuvre colonisatrice. En très peu de temps, ces gens d’église, exacerbés mais surtout excités désormais  par la multitude de cris copulatoires dans la plupart des foyers (après pourtant un travail exténuant), ces gens d’église s’étant autoprogrammés chaste car Dieu est égoïste et n’admet pas le partage, ces gens d’église exclusivement masculins car Dieu est misogyne, ces gens d’église donc las de sentir leur bas ventre prendre du volume et durcir sans pouvoir adopter d’autre solution que la manuelle, ces gens d’église se réunissent enfin pour la création de maisons spécialisées, capables de résoudre leur délicat problème.

                      Et puisque il n’y a pas de travail sans rémunération, les dames et demoiselles acceptant de se dédier à ce « Saint Office de Soulagement », vite abrégé en SOS, seront bien sûr payées en monnaies sonnantes et trébuchantes.

                      Comme les nouvelles maisons resteront closes et anonymes, la Loi continuera d’être respectée. Personne n’aura jamais l’idée aberrante d’édicter en maxime une phrase qui pourrait pourtant l’être : « Dieu qui ne voit pas, ne peut châtier »

     

                       Tournoyant inlassablement autour d’une sphère inconnue mais désormais peuplée, Fleur de Mèh refuse de s’échapper à la pourtant faible attraction de l’astre. Heinrich Kergzohn, le commandant de bord aidé de tout l’équipage analyse comment sortir du piège infernal où les machiavéliques politiciens d’un lointain système- auquel d’ailleurs ils n’appartiennent pas- les ont envoyés.

                      Le pilote principal Aristote Ypposphore et ses adjoints ont tout essayé, les techniciens en vain se sont affairés jusqu’à l’épuisement, les moteurs du cargo inter-spatial -temporel refusent de se remettre en marche avec assez de puissance. Deux solutions s’offrent aux vingt quatre prisonniers en orbite. Premièrement rester éveillés, mais les réserves de vivres viendront à manquer si cela dure vraiment. Deuxièmement retourner au sommeil artificiel théoriquement éternel, mais …quand et où se réveiller ? Auront –ils tous la possibilité de retrouver leur  minuscule et lointain espace-temps où des familles impatientes les attendent ?

     

     

     

     

     

     

     

                                 Chapitre trois

     

     

     

     

                       Rien ne va plus ! Sur les sept autres Pôles le  Saint Fouet Tressé est appliqué pour un oui pour un non. Par la broutille inventée d’un jaloux, d’un malade ou d’un vicieux, par le mot malheureux d’un muet, par la rumeur rapportée d’un sourd, par le regard d’incompréhension d’un aveugle, mais surtout par les comptes-rendus sadiques des décortiqueurs d’article de lois et de textes sacrés. Mille et une raisons pour que les coups pleuvent en averses drues, serrées et répétitives.

                      Certains se sont spécialisés en espionnant pour le compte des ecclésiastiques, d’autres œuvrent dans la même branche mais pour les dirigeants. En étroite collaboration avec fortes carrures gros bras petits cerveaux et droit au port d’armes, ces travailleurs de l’ombre rapportent, pas toujours fidèlement, les faits gestes et dires de tout un chacun. Malheur à l’esprit déplacé doutant des Textes, honni soit celui ou celle qui ose se plaindre de sa condition de vie, couverts de chaînes ceux se risquant à la critique. De toutes ces catégories infâmes d’individus déjà passés par le Saint Fouet Tressé, exécutés par la fatale piqure d’oxygène sont les récidivistes.

                     Une magnifique société éclot dans la joie et le travail sur une sphère enfin peuplée de gens civilisés. Aucune crainte en éliminant l’ivraie : la copulation forcée et silencieuse suffit largement à la nécessité de la reproduction, les mathématiciens-statisticiens sont formels… tant que la femelle restera féconde….

                     Les lignes plus ou moins larges dessinant de curieuses arabesques dans les montagnes et pratiquement  toutes droites dans les plaines, ce réseau dit « routier » par le processus intelligence-connaissance de bord de Fleur de Mèh, cette toile tissée on ne sait comment on ne sait par qui, cet ensemble incompréhensible ne sert toujours strictement à rien. Mais il était là, bien là, sillonnant l’astre avant tout le beau monde des colons et la rumeur de l’extraordinaire voire du Divin coure grandissante parmi une populace nécessitante de réponses à ses questions métaphysiques, questions interdites, questions dangereuses, questions cachées mais présentes à l’esprit de tous. Catastrophe, aucun réseau routier dans les Textes Sacrés…..il faudra pour la cent dix millionième fois que les scribes, ces sous-fifres des religieux, grattent, effacent, gomment, modifient et rectifient, surchargent penchés inlassablement sur leurs manuscrits. Le nez chaussés de grosses lunettes ils réécrivent inlassablement la référence du passé, ils réinventent la Vérité de demain.

                     Qui communique aux sept autres  les conditions très particulières de vie du pôle sept ?

                     Personne ne sait comment, personne ne peut comprendre, ni les dirigeants, ni le gente ecclésiastique. Bien sûr encore moins les grosses carrures etcétéra, mais la rumeur s’étend sur Nouvel Espace. Démentie, elle repart fortifiée, impossible à contrôler, inexorable, chacune des communautés pourtant strictement isolée l’une de l’autre est touchée par l’ampleur d’un phénomène sournois, rampant et distillant on ne sait quel mensonge, on ne sait quel venin on ne sait quelle vérité. Un seul individu peut être le coupable, l’horrible facteur de transmission est à coup sûr Baptiste Eloy.

                     Il  a gardé pour son travail la petite navette exploratrice de Fleur de Mèh. Il est l’unique qui se déplace pour assurer les liaisons entre les huit Pôles. Le juriste est arrêté. Soumis aux Saint Fouet Tressé, il ne peut avouer une action qu’il n’a pas commise. Un spécialiste de la torture recruté parmi les plus vicieux des grosses carrures gros biceps est catégoriquement formel. Avant la mort du Révérant de première classe il dira « c’était un innocent »

                     Qui donc communique à la sphère la spécificité du pôle cinq? ? Qui donc relate cette si nouvelle et si belle manière de copuler ? Dans la peur, la croyance naît. Tout est de la faute du Réseau Routier. Transformé en Démon, il devient la voie de communication des abominables péchés qui peuvent par lui se répandre.

                     Scribes écrivez, entre les lignes si nécessaire, que les routes sont du domaine de l’obscurantisme, du mal,  et que de s’y promener mènera au Saint Fouet Tressé puis à l’excommunication….d’y retourner, conduira à la fatale piqure. Qu’on se le dise !

     

     

                       Sur le Pôle 5, celui qui vibre après le travail harassant, Monsieur Silberman a été condamné à étudier les Textes Sacrés et les Lois qui régissent Nouvel Espace ; or curieusement  il n’a passé à cette tâche ardue que quelques instants. Un vérificateur des peines  ayant remarqué l’anomalie, convoque donc de nouveau au tribunal celui qui n’a pas rempli son devoir. Cette fois-ci point de populace, l’audience se fera à  huis clos.

                               -Monsieur Silberman, évitons de répéter votre prénom, au nom de la population entière dont le taux de natalité bat des records inespérés, je vous remercie. Pour l’œuvre remarquable d’éducation sexu… pardon corporelle qui donne joie à tous, je vous suis infiniment reconnaissant. Mais où en êtes-vous de l’étude  à laquelle je vous ai condamné ?

                              -Je connais l’intégralité de vos Textes et Lois par cœur !

                              -Vous vous moquez Monsieur, aucun d’entre nous, y passant sa vie s’il le voulait, ne pourrait assimiler tous les volumes, toutes les archives sans parler des constantes modifications !

                               -Haute Sérénité, avec l’immense respect que je vous dois, je vous répète que je connais, de mémoire, absolument TOUT. Mais j’ajoute que cela ne signifie pas pour autant que j’ai compris quoi que ce soit.

                               -Il n’est écrit nulle part de comprendre mais d’appliquer.

                              - Noble et puissant magistrat, je suis d’accord pour exécuter un ordre car votre Dieu, pardon, Dieu,  parle souvent à l’impératif comme un bon général, mais comment diantre bien complaire si l’on a mal compris ? Peut-être suis-je insuffisamment intelligent ?

                    Le premier magistrat de Pôle 5 devient dubitatif et inquiet de surcroit ; il a, au moment du procès qui souleva l’enthousiasme des foules, sous-estimé ce beau diable. A une vingtaine de questions sur les Textes et Lois, posées par les plus retors du comité restreint de justice, les réponses sont données à la virgule près. Le répondeur étant capable de préciser toutes les versions officiellement existantes, toutes les interprétations faites par les fameux orateurs d’autrefois et les fondateurs des différentes confréries de religieux.

                       La petite dizaine d’individus du système judiciaire n’en peut croire ses oreilles, l’un d’entre eux questionne de nouveau, pas tout à fait innocemment.

                                -Que n’avez-vous pas compris dans nos paroles sacrées ?

                                -Les innombrables contradictions.

                                -Donnez-nous un exemple.

                                -Dans son deuxième commandement vôtre, pardon Dieu se dit jaloux et châtiant la faute d’un père sur les propres fils, voire sur plusieurs générations  Pardonnez mon inintelligence si je ne comprends pas que vôtre, pardon Dieu est bon, généreux, équitable et miséricordieux, Ou alors il me faut réapprendre les définitions de ces mots. Dans mon vocabulaire personnel et je crois aussi dans tous les dictionnaires et encyclopédies, vous trouverez là une inéquation. Quelque chose m’échappe.

                   Le diable est dans nos murs. Telle est la réflexion de tous, les cris fusent.

                               -A mort ! Au Saint Fouet, les chaînes et la piqure avant l’heure ! Vade retro Satanas !

                       Le petit marteau s’agite et frappe.

                               -S’il vous plait.  Accusé Silberman (tiens, comme par enchantement les deux Monsieur  ont disparu) plusieurs fois vous avez dit « votre », puis vous vous êtes repris pour dire « Dieu ». Dieu n’est donc pas à vous ? Dieu est obligatoire sur cette sphère, vous vous devez de dire « Mon Dieu ».

                              -Je ne possède strictement  rien, votre  Haute Sainteté.

                             - Arrêtez votre pommade mielleuse, elle me paraît aujourd’hui semblable à du fiel. Vous n’allez tout de même pas prétendre que vous ne croyez pas en Dieu. Vous lui appartenez.

                              -Votre Honneur, je ne comprends pas, comment puis-je être la possession de celui qui m’appartient ?

                               -Grosses carrures, gros bras, embastillez-moi cet individu dangereux, surtout faîtes qu’il ne puisse communiquer avec qui que ce soit.

                     Toute la magistrature, le seul représentant des dirigeants et celui des ecclésiastiques présents dans l’hémicycle sont en sueur. Le justiciable, innommable langue venimeuse, est emmené brutalement tout sourire dans une profonde geôle au joli nom d’oubliette. Imaginons un seul instant que la réunion fut publique…..

                      Il n’empêche que, depuis très peu de temps incarcéré, Monsieur Silberman reçoit  la visite qu’il attendait…celle du premier magistrat dont le bas-ventre plus que satisfait, insuffle au corps tout entier des ondes  de reconnaissance, des signaux de gratitude engendrant la clémence.

                              -Monsieur Silberman,  je vais droit au but.  Je pressens en vous, celui qui peut satisfaire à mes interrogations. Qui est Dieu ? Je sais que vous pouvez me répondre sans des millions de paroles, de textes incompréhensibles que chacun peut interpréter à sa guise ou adapter à sa politique, je suis bien placé pour le savoir.

                               -Le Dieu que vous adorez est votre simple reflet dans un miroir. Il n’a pas plus de pouvoir et à chaque instant de votre vie vous regardez, priez, encensez, adorez, suppliez, parfois maudissez quand soi-disant il ne vous écoute pas,  ce faux Dieu, ignorant que le vrai est en vous. VOUS êtes Dieu. Il est en ce qui se réfléchit, pas dans le reflet.

                              -Vous blasphémez.

                              -Pas du tout, vous ne seriez pas venu, si vous ne saviez pas déjà, inconsciemment, ce que je viens de dire. Je n’ai fait que confirmer.

                              -Qui êtes-vous…réellement ?

                              -Trop souvent un faiseur de guerre, et ce bien malgré moi. Je ne veux enseigner que l’amour, pas seulement physique, et la paix mais… le résultat n’est que la haine et la violence. Je suis l’antithèse de votre image  qu’il ne faut pas adorer, de votre reflet qu’il ne faut pas confondre. Et autre chose encore que vous apprendrez, attention peut-être à vos dépends, une espèce très rare de magicien.

                               -Aidez-nous, Monsieur Silberman, faîtes que notre Pôle de vie ne soit plus éclairé par l’ombre de l’ignorance.

                                -Cela sera difficile, tous les textes que vous avez cessé de transformer depuis si longtemps ne sont plus, pardonnez moi l’expression, que du jus de boudin alors qu’à l’origine ils devaient être d’une eau cristalline.

                                -Ne parlez pas de cet élément maudit qui contient de l’oxygène. Ce gaz nous est fatal !

                                -Et oui, vous avez rejeté l’oxydation, vous la considérez maintenant comme un concept de vieillissement dégradant. Il vous faut désormais arrêter la vie par une piqure, d’oxygène d’ailleurs. Ce gaz était autrefois le symbole de la vie, indispensable, personne ne pouvait s’en passer ; tant et tant de manipulations génétiques sur votre espèce, l’ont réduit à un facteur de mort. Vous êtes des dégénérés physiques et votre mental, tellement débile, a suivi la voie.  Vous êtes des adeptes du docteur Faust ; vous avez voulu l’immortalité du corps alors que ce dernier n’est qu’un véhicule temporaire.

                               -Je ne connais pas votre docteur ; mais ce véhicule, il doit se déplacer sur le Réseau Routier si je comprends bien ?

                               -En quelque sorte. Ces fameuses lignes qui vous posent problème, servent à vous unir, vous réunir, pour échanger non seulement vos produits mais vos connaissances. Les routes doivent servir à vous aimer les uns les autres. Hélas, vous trouverez demain le moyen d’y faire circuler des armes.

                  Les routes sont vos textes originaux, à vous de les utiliser correctement.

                               -Le corps ? Un véhicule temporaire ? Mais que transporte-t-il ?

                               -Le seul côté intéressant du miroir…..vous…DIEU.

                               -Il me faut partir, je vais donnez des ordres pour vous faire attribuer une cellule plus décente, une nourriture plus saine et élaborée, de meilleur goût bien sûr, et de fréquentes visite de votre épouse, Si mes renseignements sont exacts, elle attend un heureux événement, je vous félicite

                               -Merci, faîtes comme bon vous semble, je ne me plaindrai jamais. A bientôt, Monsieur le juge.

                               -A très bientôt excellent Monsieur Silberman.

                     Le juge qui devine en son prisonnier un individu capable de le propulser vers des sommets inespérés,  le juge fortement intéressé par le savoir de l’étrange ex clandestin Silberman., Victor  Harrow donc, le juge suprême du Pôle 5,  fort de l’amitié d’un tel personnage se voit déjà aux cimes du pouvoir.

                    Avec les connaissances croupissantes en prison et prêtes à se libérer sur son ordre, prendre le commandement de l’ensemble des colons débarqués deviendra un jeu d’enfant. Nouvel Espace sera pour lui, pour lui tout seul. Victor Premier, empereur asservira la sphère, aidé d’un Silberman reconnaissant et que l’on rebaptisera, à qui l’on attribuera un titre honorifique ronflant. Aidé par celui qui, selon ses propres paroles se dit faiseur de guerre, sous-entendant également que le providentiel Réseau Routier servira bientôt au transport des armes. Empereur par la grâce Divine….dynastie assurée, et si Monsieur Monsieur se montre par trop gênant par la suite…le Saint Fouet Tressé et la piqure………

                    Le plus haut magistrat se dirige fort guilleret vers l’une de ces maisons dites « closes » où la plupart des ecclésiastiques reçoivent les soins réparateurs du Saint Office de Soulagement. Il lui faudra bientôt des alliés, ceux qui ont un instant pensé être spoliés de leurs pouvoirs devraient rapidement lui manger dans la main.

                   Dans un confortable  appartement cellulaire, jouissant de la visite de son épouse,  Silberman désespère de la nature profonde des colonisateurs.

                                -Viens ici Marie Myriam, ma toute belle, aujourd’hui pas de cris de joie. Cet imbécile-là n’a rien compris, ses paroles sont de miel… il est très loin d’imaginer que je lis ses noires pensées. C’est par toi et par celui que tu portes en toi, que tout continuera. Jamais plus tu seras ratatinée sur une chaise avec l’épouvantable peur de votre maudit fouet.

                                Il est extrêmement difficile de se dépêtrer des liens subtils de la religion et évident que l’on ne t’a pas préparée pour une vie de liberté, mais compte sur moi je te promets un rattrapage rapide. Confiance, ne suis-je pas un magicien ?

     

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                Plus personne n’unit les huit différents pôles de vie sur Nouvel Espace. L’expérience de Baptiste Eloy n’a pas encouragé de nouvelle vocation. Grande fureur des dirigeants, indignation des ecclésiastiques de tous les échelons, immense incompréhension des scientifiques face à une énigme inexplicable, désespoir des mathématiciens se débattant dans leurs équations, une énigme s’installe sur la sphère. Jamais semblable situation ne s’est présentée dans l’histoire.

                 C’est un incroyable phénomène de mimétisme envahissant, sans aucun contact entre les différentes parties prenantes !!!

                 Dans l’intimité des foyers, après les durs travaux consacrés à la collectivité et les tâches ménagères accomplies, plus question d’appliquer les règles élémentaires venant des Textes Sacrés. L’acte d’amour n’est plus pratiqué que pour la conception. On y prend désormais le plaisir évident qui reléguait autrefois la copulation dans la liste des infâmes péchés.

                 Première conséquence : l’éclosion d’une multitude de bordels dans les périphéries des pôles de vie. Dans un premier temps destinés exclusivement aux religieux, ces derniers ne manquant aucune opportunité d’agrandir leur fortune vont rapidement louer le SOS aux grosses carrures gros biceps. Ceux ci, primitivement choisis parmi les criminels en tous genres, vont s’y défouler de belle manière suivis par bien des bêêlants ordinaires, ravis de s’enfoncer eux aussi dans le péché véniel.

                Tout là-haut, Fleur de Mèh tourne inlassablement, la question pour l’équipage de rester éveillé ou de se remettre en hibernation a été mise aux votes. Unanimes, tous décident de continuer leur combat pour enfin échapper à l’attraction  de l’étrange minuscule sphère…sphère que les vingt quatre commencent à maudire.

                En cartographiant, Michèle Zdièzle remarque un fait bien curieux.

                               -Regardez commandant, j’ai reproduit sur un planisphère le fameux réseau routier, coïncidence ou non mais le pôle 5 des colons occupe très exactement le centre géographique du dispositif d’implantation.

                               -Peut-être y a-t-il une raison à cela, Aristote, pouvez-vous au moins modifier notre trajectoire et faire en sorte de rester en plan géostationnaire au dessus de ce point ?

                                -Possible mon commandant.

                A la verticale, tout en bas, des murs s’élèvent qui dissimulent une nouvelle activité pourtant interdite par la convention de Nouvel Espace : la première fabrique d’armes non individuelles grandit à vue d’œil.  Mimétisme encore une fois ? Peu de temps après, les sept autres pôles de vie développent bientôt les mêmes intentions guerrières.

                Victor Harrow se démène comme un fou, il est partout à la fois, les dirigeants n’osent plus diriger, les éclésiastiques n’osent plus éclésiastiquer. Tous ont peur de se mettre à dos l’ami de celui qui fait crier les dames, cet étrange détenu qui ne donne plus aucune nouvelle et dont toute la population pense qu’il est également détenteur de bien d’autres terribles secrets. Monsieur Silberman, devient indirectement complice d’un coup d’état prévisible.

                     Victor Harrow évince tous ceux qui pouvaient encore lui donner des ordres. Son dictat s’établit et une nouvelle maxime s’impose sur Pôle Cinq « Victor aplanit les montagnes ». Le drapeau commun à toutes les colonies, relégué dans les oubliettes, est remplacé sur sa hampe par une nouvelle oriflamme séparatiste. L’endoctrinement de la masse bêêlante commence insidieusement.

                     Sur les sept autres implantations coloniales, on ne sait par quel phénomène inexplicable le mimétisme semble s’étendre.

                     Phillip le Grand « détenteur de la Vérité suprême » se hisse à la tête du Pôle un. « UN » comme le premier, UN comme le meilleur, UN pour diriger tous les autres.

                      Hermès le Conquérant prépare ses troupes qui bientôt justifieront son nom, elles partiront du Pôle Deux, par le devenu divin Réseau Routier, asservir Nouvel Espace.

                      Nicolas le Tout Puissant, complexé par sa petite stature, s’est élevé à la présidence de la toute Première République du Pôle Trois, a grands renforts d’une propagande mensongère et de promesses électorales utopiques que lui-même sait ne jamais pouvoir tenir. Il donnera à la masse la « Démocratie », parole que personne ne connaît encore mais qui sonne bien et juste. Evidement, cette nouvelle pensée devra être enseignée, de force s’il le faut, aux autres colons de l’astre.

                      Fédil le Révolutionnaire veut ignorer le droit à chacun d’accéder à une quelconque possession, sa doctrine du bien en commun a de grande difficulté pour son assimilation mais les asservis du Pôle Quatre Rouge Révolutionnaire se taisent de peur d’un emprisonnement  immédiat. Bien entendu son Etendard Écarlate marqué d’une étoile devra flotter bientôt sur l’ensemble d’un Nouvel Espace où les religieux  se soumettront…sinon la piqure.

                       Isabel la Riche devient Reine du Royaume Uni de Droit Divin. L’ensemble du Pôle Six qu’elle dirige d’une main de fer, en comptant inlassablement ses biens faramineux, se doit d’envahir les autre Pôles pour former l’union et emplir encore plus l’escarcelle pourtant débordante de la monarque.

                       René l’Incendiaire, Empereur Du Pôle Sept, promet les flammes de l’enfer à tous ceux qui ne se soumettent pas à ses désirs extravagants. Appuyé d’une multitude de Dieux specialement créés pour la circonstance, il compte sur tous les autres habitants de Nouvel Espace pour fournir la considérable quantité d’esclaves dont lui et ses proches ont grand besoin. Pour satisfaire à la distraction de  ses troupes prêtes au combat, des jeux de cirque d’une extrême violence et d’une cruauté sans pareil        le sont donnés au sein d’une immense arène toujours bondée.    

                    Eli Premier, comme son nom l’indique, bien évidement est l’élu de Dieu, le seul, le vrai, celui dont les scribes ont rectifié pour la x millionième fois les Textes Sacrés. Il prêchera à ses subordonnés la violence, la haine de tout ce qui ne semble pas détenir « LA » croyance,  « SA » croyance. Les tambours guerriers et les trompettes militaires  jouent inlassablement pour prôner la Guerre Sainte, juste cause du Pôle Huit.

                    L’unique drapeau symboliquement planté au moment du débarquement est remplacé par huit oriflammes bien différentes qui vont se retrouver … pas tout à fait comme prévu. Elles s’affronteront dans les plaines, chacune devançant une armée déterminée et certaine de sa victoire. Géographiquement, pour sa situation, le Pôle Cinq risque d’être le centre du champ de bataille.

                    «  Merci suprême créateur de nous avoir octroyé cette si belle sphère dont nous prenons possession. Nous la nommons Nouvel Espace et nous y plantons notre glorieux drapeau à l’ombre duquel un futur radieux attend nos huit communautés. »…..

                      Futur radieux ? Qui se souvient encore de ces premières paroles pleines de bonnes intentions ?...

     

                

     

     

     

     

          

                                                     Chapitre quatre.

     

     

     

     

                    Le bientôt couronné Victor Premier, qui s’assoira sur le trône dominant le Nouvel Espace va visiter une fois de plus son grand conseilleur. Il décide pour mieux l’amadouer de le nommer  Prince Victorien, rang le plus élevé dans une hiérarchie déjà soigneusement planifiée. Celui qui a libéré la sex…, pardon, le comportement de reproduction, sera à la droite du monarque…un peu en contrebas tout de même. Le chef geôlier, l’unique ayant accès aux  clés magnétiques, l’unique responsable d’un prisonnier très spécial, précède courbé à l’équerre et en avant par la servilité, le Grand, le Magnifique Victor Harrow gonflé de sa puissance. Il ouvre la porte sophistiquée de l’appartement de réclusion confortable du dénommé Silberman.

                  Stupeur…personne…le prisonnier et son épouse en visite se sont volatilisé…tous les deux ; tous les trois si l’on considère que Madame attend d’ici très peu un heureux évènement.

                             -Traître, que t’a-t-il promis pour son évasion ?

                             -Mais enfin, il est impossible d’ouvrir cette porte hors de votre présence et l’accès au Pôle passe par le poste de contrôle lui aussi verrouillé et gardé en permanence. C’est un miracle ! Il faut franchir encore cinq grilles sécurisées et électrifiées de surcroit.

                              -Imbécile, les miracles n’existent que dans les Textes Sacrés. Tu auras bientôt le privilège de la Divine Piqure sans échapper au plaisir du Saint Fouet Tressé auparavant.

                    Pas encore investi officiellement et déjà inquiet pour sa couronne, Victor se dirige de forte mauvaise humeur vers une maison close où il a pris ses habitudes, où ses extravagances sexuelles déviationnistes dépassent, et de loin ce que certaines mauvaises langues, non encore identifiées pour le moment, ont le culot de rapporter aux alentours.

                    Et si ce foutu magicien de Silberman voulait prendre sa place ? Capable d’ourdir un plan le menant hors d’une prison d’où l’on ne s’évade pas, il pourrait certainement contrecarrer l’ambitieux projet victorien. Il faut retrouver le magicien et tuer femme et fils, descendance directe  prétendant à la couronne que Dieu lui a promise. Silberman en fuite devra confier son bébé : il faut donc éliminer tous les nouveau-nés, des ordres seront donnés pour cela. Les plus obtus des grosses carrures gros biceps se chargeront de la besogne.

                   A la verticale, tout là-haut, Fleur de Mèh compte cette fois-ci réellement, deux clandestins. Dans l’immense vaisseau conçu pour transporter dans l’espace et dans le temps un demi million de passagers, Marie Myriam dort, à son flanc son bébé lui aussi semble mort, mais ce n’est qu’une apparence. C’est un beau petit mâle qui pour le moment ne s’est vu affublé d’aucun prénom. La femme en léthargie artificielle a acquis, avec seulement quelques séances d’instruction procurées par son étrange époux, une somme de connaissances qu’aucun autre habitant de Nouvel Espace ne possédera jamais. Bien peu de ceux qui peuplent le lointain système d’origine ont eu le privilège d’accéder à un tel savoir.

                   Au cours des milliers de millénaires, quelques très rares individus ont su. Aucun d’entre eux n’a eu le pouvoir de faire régner la sagesse. Leurs paroles mal retransmises, leurs récits si souvent rectifiés, leurs exemplarités systématiquement contournées par ceux autoproclamés afin de  rapporter leurs faits et gestes pour un monde meilleur, n’ont servi à rien.

                     Une fois de plus Monsieur Silberman, le seul qui ne désespère pas, mène son utopique combat, il y a tellement peu de temps qu’il s’est voulu indépendant, tellement peu de temps qu’il a refusé les ordres insensés et incompréhensibles de l’Éternel. Et pourtant…en, son nom, il a déclenché d’infernales pluies diluviennes noyant des populations entières, englouti des armées sous les flots invincibles de la mer, provoqué des épidémies, donné des victoires à des despotes, fait flageller des saints, crucifier des innocents, détruit des villes pécheresses par des feux jusque là inconnus. Pour lui, il s’est converti en annonciateur de bonnes et de mauvaises nouvelles ; pour lui il est apparu sous différentes formes humaines ou animales afin de redonner espoir ; pour lui, il a libéré des peuples étranglés par la servitude ; pour lui, il en a guidé d’autres et les a  nourris dans les sables du désert. Mais rien n’a jamais changé.

                      Peu importe désormais, l’Éternel a dû trouver  d’autres serviteurs. Sans vouloir rejoindre les rangs de celui que certains appellent l’Ange Déchu, Monsieur Silberman travaille aujourd’hui pour son propre compte. Aucune peur d’avoir des résultats plus désastreux que ceux de son ancien employeur, c’est impossible. Il a lui-même choisi l’équipage de Fleur de Mèh, prévoyant inclusivement l’aventure de Baptiste Eloy, et la suite du voyage est de son ressort. Les soi-disant mandants de la colonisation en seront pour leurs frais, ils avaient pourtant bien prévu la destruction du vaisseau afin que jamais l’équipage ne puise témoigner, mais ils ne connaissaient pas le pouvoir du Magicien de L’Éternel ! Les colons, quant à eux, devaient seulement être abandonnés ; Silberman rajoutera une dièse au plan initial ; ces ignobles ne méritent pas de vivre. Par pitié et pour leur éviter l’enfer qu’ils se sont construit, Nouvel Espace va bientôt exploser.  Il ne restera rien dans ce minuscule recoin perdu du dernier univers…et les cartes resteront à jour.

                       Ces colons étaient décidément par trop intolérables, ils ont prouvé une fois de plus leur stupidité profonde. L’Eternel est-il au courant de l’existence de la sphère désormais peuplée de six cent cinquante mille sans âme ? Si oui, va-t-il leur permettre de poursuivre pareille aventure irresponsable ?

                      Édifier une société sur le plus horrible puritanisme, sur la plus abjecte des hypocrisies, sur le mensonge permanent des dirigeants politiques et religieux. Édifier une société qui osera imprimer le mot DIEU sur sa monnaie, vulgaire papier représentant la richesse et devenant source de tous les maux. Édifier une société allant, d’ici une vingtaine de générations, compter plus de population derrière les barreaux des prisons qu’en liberté. Édifier une société où la peur et la haine des différences, soigneusement provoquées et constamment attisées,  provoqueront des guerres interminables.

                       Une société rabâchant sans cesse les sept péchés capitaux et élevant des temples  dont le ciment est un astucieux mélange d’avarice, de colère, d’envie, de gourmandise, de luxure, d’orgueil et de paresse.

                       Une société entassant des tonnes de richesse, hurlante quand d’autres veulent s’en emparer ; gourmande des délices des meilleurs produits, quitte à les voler chez le voisin par jalousie, par envie. Une société provoquant le déséquilibre sexuel et  ne cachant plus ses bordels car eux-aussi payent leurs taxes et n’ayant plus de honte de ses prisons car tout le système policier, judiciaire et carcéral donne force emplois dont on ne peut se passer. Une société où les individus chantent leurs hymnes nationaux la main sur le cœur avec une fierté manifeste qui dans ce cas n’est plus évidemment synonyme d’un orgueil démesuré. Enfin une société où la spéculation rapporte énormément plus de bénéfice que le travail stupide et méprisant.

                       Attention Dieu ! Ton magicien ne t’obéit plus ! L’exécuteur des hautes et basses œuvres s’est désormais installé à son compte.

                      Cinq cent mille années dans le passé, en temps référence  d’un lointain système, une sphère peuplée de tristes individus depuis la nuit des temps, attend sans le savoir l’arrivée de Fleur de Mèh.

                      Silberman est parti loin dans le temps, loin dans l’espace et prévoit un retour sur cette minuscule boule appelée planète par une invraisemblance religieuse. Une merveilleuse boule bleue qui n’aurait pu apporter que du bonheur et que ses habitants inconscients détruisent méticuleusement, avec application et délectation. Très peu de ces « humains », comme ils osent le dire vont survivre. Pour recommencer hors du pouvoir incompréhensible de l’Eternel,  des élus se rassemblent dans un paysage idyllique au climat agréable, aux pieds de blanches falaises. Ils seront vingt-huit mille qui en rejoindront d’autres, venus d’autres galaxies, d’autres temps.

                      Sur le Dieu de miséricorde qui laisse ses créatures s’autodétruire en guerroyant depuis toujours, en ne levant pas son divin petit doigt pour éviter les permanentes souffrances, Silberman enfin lui aussi s’est posé quelques questions. Sa réponse  a été faite, claire et nette, pendant des millénaires il n’a travaillé que pour un nuage de fumée ; lui le Magicien est enfin sorti du piège…ce Dieu là n’était qu’un prolongement de son subconscient.

                       Fini le sadisme d’une puissance divine qui ne fait rien, fini les larmes de crocodile d’une grand barbu face à la misère, à la douleur, à l’injustice. Et surtout, ne jamais oublier… fini tous ceux qui colportent l’abominable farce.

     

     

     

     

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                        À Die, belle localité bordant la France provençale, environ cinq cents millions d’années auparavant,  la docteur Ruth Hiederman se réveille plus heureuse qu’à l’accoutumée. Elle a appris la veille qu’un minuscule embryon se forme en son ventre et qu’avec chance, dans huit mois, son premier bébé viendra. Bien sûr qu’elle le savait déjà, un médecin ne peut ignorer les symptômes de la grossesse mais la confirmation de son état l’a irradiée de bonheur.

                           Assise sur son lit, elle prend peur soudainement. Comment diantre son odorat s’est-il développé pareillement en une seule nuit ? Sa perception des odeurs défie l’imaginable. Sa fenêtre entrouverte laisse passer des effluves qu’elle peut différencier les unes des autres de forme absolue. Jamais avant ce moment précis, semblable chose ne lui était arrivée.

                           Dilatant ses narines et inspirant le plus lentement possible, Ruth hume l’air qui l’entoure et le phénomène incroyable se reproduit. Sans attendre, avant même de prendre son petit déjeuner, elle se saisit de son téléphone portable et appelle Ingrid Costa ; il est sept heures et demie du matin, Simon son époux, parti pour une urgence avec sa vieille guimbarde C15, ne devrait plus tarder.

     

     

     

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                         Beaucoup de monde au Domaine du Cinquième Jour, beaucoup de familles gravitant nouvellement dans ses environs immédiats, beaucoup d’étrangers ayant régularisé leurs documentations pour devenir résidents. Une rumeur sourde s’épand dans le village de Châtillon en Diois qui va  jusqu’à effleurer une suspicion  interrogative et malsaine de certains responsables de la Sous-préfecture à Die; et…l’on commence  paraît-il à chuchoter du côté de Valence !!!

                          Attention, une nouvelle secte s’installe dans la Drôme. Il faut contacter à Paris le Ministère de l’Intérieur. Celui-ci va dépêcher deux agents dits de renseignement pour prendre la température des habitants d’une bien curieuse propriété. On se doit de protéger la population locale contre de coupables individus asservissants ceux qui tombent sous leurs serres. Hommes, femmes et hélas enfants doivent certainement être réduits à l’esclavage après force lavage de cerveau, pire peut-être, sexuellement abusés et soumis.

                         Deux agents très spéciaux formant pour un travail particulier un couple sympathique, seront dépêchés dans le Diois afin de sonder ces individus sectaires et donc forcement dangereux. Yolande et Jean Marie Bondin ont  prévu en partant de Paris à bord du taxi que monsieur pilote  soi-disant tous les jours, de faire une petite escapade de vacances dans le Diois. Pour y faire de la randonnée par exemple. Une panne mécanique sera la bienvenue sur la belle et sinueuse départementale 120, précisément à proximité immédiate d’un certain domaine,  celui dit du Cinquième Jour.

                        Au premier péage de l’Autoroute du Soleil, peu de kilomètres au sud de Vienne, le faux couple s’étonne d’un autostoppeur trop élégamment habillé, encravaté et chaussures cirées, une simple petite valise posée à coté de lui. Il brandit en souriant une pancarte improvisée indiquant en gros caractères DIE.

                                 -Tu es folle Yolande de t’arrêter pour ce type, un noir en plus, il doit puer !

                                 -Je suis sûre que non, il pourra nous aider dans notre mission, si nous sommes avec lui en nous présentant au domaine, nous passerons pour de bonnes gens.

                  Tout en pensant soudainement que cela n’est pas la cause de sa décision.

                                 -Connerie…

                                 -Merci de vous être arrêtés, je m’appelle Emé Diouf, vous allez sur Die ?

                                 -Allez, montez, c’est précisément notre destination.

                        Pendant les deux heures qui vont suivre, Emé ne dira rien bien sûr des faux papiers d’identité qui lui permettraient peut-être de passer un contrôle de simple routine mais pas une investigation plus poussée. Seul son prénom est vrai, « émé » homonyme de Aimé, que maman sénégalaise avait trouvé si beau en France avant de repartir pour sa lointaine Casamance.

                        Monsieur Diouf ne va pas raconter sa longue aventure douloureuse pour rejoindre d’abord la Mauritanie, puis le Maroc où les passeurs s’enrichissant du droit au voyage l’ont entassé avec trente-deux autres pitoyables candidats à la fortune dans une bien frêle pirogue. Juste assez d’essence pour le fumant et malodorant moteur afin d’accoster sur une paradisiaque plage des Canaries où les toubabs[3]  panse pleine se font cuire au soleil.

                        Quand un pêcheur français l’a recueilli, il était le seul survivant, agenouillé parmi les cadavres dans une eau saumâtre et infectée, écopant machinalement pour que la « patéra » comme disent les Espagnols ne coule pas, à presque cent milles nautiques dans le sud-ouest de la dernière île. Il y avait trois jours qu’il n’avait ni mangé ni bu !

                         Ses sauveurs, pris dans une de ces très violentes tempêtes du Golfe de Gascogne allaient lancer un message de détresse, bateau en travers de la lame en panne de moteur. Alors Emé, qui ne s’appelait pas encore Diouf, ses nombreuses plaies à peine cicatrisées est parti : marchant sur le pont par on ne sait quel invraisemblance équilibre, il s’est de nouveau agenouillé à la proue et a prié. En quelques instants les méchantes déferlantes se sont assagies…et le moteur a repris son habituel et tranquille ronron.

                           Le patron a  en vain tout essayé pour garder à bord ce magicien, mais l’armateur, la loi…et surtout une exceptionnelle destinée ne l’ont pas voulu. Celui qui lit désormais la pensée, devenu très respecté parmi ses compatriotes et frères de couleur à Lyon a fini par se procurer enfin des faux papiers.

                           Dans la voiture qui le conduit vers « son » domaine, Emé lit la haine de l’homme, ce bon et brave Français ; bien évidemment qu’il ne lui raconte pas non plus que, vite découvert, l’agent secret remontera déconfit sur Paris…tout seul. Qu’elle seule restera, et qu’elle lui fera de beaux enfants et que plus tard ils partiront, loin, très loin, beaucoup trop loin pour que de simples humains ne puissent les rattraper et exercer sur eux une quelconque basse vengeance.

     

     

     

     

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                        Le vaisseau spatial Fleur de Mèh a laissé  derrière lui, dans un sillage invisible, une minuscule petite boule de bêtise absolue. L’équipage ne se rend pas compte d’un infime éclair dans ce recoin perdu du dernier univers, en une fraction de seconde les cartes sont de nouveau à jour, colons, réseau routier et rêves de grandeur sont partis en fumée et ne laisseront aucune trace. Monsieur Silberman, n’est pas à bord, il n’a jamais eu besoin d’un quelconque moyen de locomotion pour voyager dans l’espace, pour voyager dans le temps. Bientôt les premiers signaux radios sont perceptibles ;  par relevé goniométrique, très ancien procédé, le vaisseau se repositionne. Il n’est plus perdu.

                         Un autre contact radio interrompt les préparatifs d’une prochaine hibernation des vingt quatre « marins».

                                -Vaisseau Neuve-Terre II perdu dans l’espace, demandons assistance.

                                -Ici Fleur de Mèh, c’est toujours mon vieux pote Ruffier qui commande votre navire ?

                                -Affirmatif, je vous le passe…

                                -.Heinrich, bien content de te savoir en vie, la disparition de Fleur de Mèh et de son équipage à été annoncée sur tous les systèmes habités. Figure-toi que j’ai cent vingt mille colons à bord et mes cartes se sont effacées, ils viennent tous de se réveiller par je ne sais quel miracle.

                                 -Pas possible ? Je viens de vivre le même cauchemar ! Cela ne serait pas par hasard des imbuvables puritains ?

                                -Non, pas du tout, un ramassis d’inutiles comme on les appelle. Des baba-cools, pacifistes traités de bêêlants par les politiciens, de ceux qui refusent de porter des armes. Des déserteurs, des hippies vivant hors des conventions, des anti-nucléaires, des trop verts, des pas assez rouges, des défenseurs des droits des animaux, des consommateurs d’oxygène. Des sauvages qui se refusent à croire aux sornettes mensongères des dirigeants, aux illusions et aux peurs engendrées par les religions. Tu vois mon ami, finalement des gens comme nous.

                                 Mon ami, ne nous mentons pas, si nous voyageons sans cesse ainsi, c’est que nous aussi refusons ces put… de sociétés. Nous non plus ne sommes pas tombés dans ces pièges. Dis-moi Heinrich, où vas-tu ?

                                -Apparemment très loin en arrière dans le temps et la direction géographique paraît celle de la Voie Lactée, une constellation en spirale au sein du premier univers temps  zéro.

                                -Je la connais, mais…le règlement ? L’interdiction  formelle de régression importante ? Tu ne crains rien pour ton vaisseau ?

                                - Je ne sais qui a bidouillé ça, mais Fleur de Mèh est « dépiègé », ceux qui ont conçu le programme de vol sont des cracks.

                                 -Heinrich, la délicieuse Michèle Zdièzle fait encore partie de ton équipage ?

                                 -Toujours  amoureux d’elle ?

                                 -Peut-être, peut-être !

                                 -Continue d’émettre, je file vers toi et prends tout le monde à mon bord. Je suis à vide et tu vas certainement abandonner ton vieux barlu.

                                 -Il n’aurait de toute manière jamais pu passer les contrôles rigoureux de la prochaine inspection technique. Ce devait être logiquement son tout dernier voyage. Trop vieux, trop usé, foutu, bon pour la poubelle.

                      La jonction des deux cargos de l’espace-temps se fait sans anicroche et tout le vilain monde des invivables embarque sur Fleur de Mèh. Pas de problème non plus pour le désaccouplement. Peu après, fort heureusement à bonne distance de sécurité ; une forte explosion pulvérise le vieux vaisseau abandonné.

                                   -Ah les salauds ! Des puritains rigoristes ont été expulsés avec des chances de s’en sortir pour continuer leurs méchantes crasses et des pacifistes étaient  condamnés ! Leur massacre a échoué par chance, grâce à Dieu.

                       Grace à Dieu ? Non ! Son ex magicien a tout prévu. Les inepties du grand barbu ne se renouvelleront plus. Jamais plus, foi de Monsieur Silberman.

     

     

     

     

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                       Bien loin dans la Drôme, un taxi parisien, sur le bord de la departementale120, n’est pas resté longtemps en panne. Un ami de Jean Manuel Sauveur, un de plus, a vite trouvé les deux écrous desserrés provoquant une prise d’air dans le circuit de gasoil. La toute jeune compagne  du providentiel réparateur part d’un grand éclat de rire en s’adressant au faux taxiste en vacances.         

                                  -Votre bahut est réparé monsieur ! Vous pouvez retourner voir vos supérieurs, personnellement vous ne poserez pas un pied sur notre Domaine. Par contre, nous attendions mademoiselle votre épouse et Emé, merci d’avoir servi d’accompagnateur.

                          Deux couples radieux montent le  chemin qui court à travers le lavandin vers une belle propriété caractérisée par un splendide monument.  Un vaste et complexe entrelacement  de poutres de bois couvrant une merveilleuse mosaïque que personne hors du Domaine du Cinquième Jour ne peut soupçonner. Ils n’ont rien emporté, ni le sac à dos de randonneuse de Yolande, ni la minuscule valise d’Emé, restés tous deux dans le coffre  aussi béant que la bouche de l’envoyé spécial du ministère de l’intérieur.

                        Ministère où une réunion consacrée au cas tout particulier du département de la Drôme se tient seulement quelques jours plus tard. D’insolites phénomènes sont rapportés par les autorités locales, Préfet et Sous Préfets eux-mêmes sont présents.

                        Une infinité de travaux sont effectués dans un système de troc où l’état n’a plus son mot à dire. Une baisse accentuée des redevances de Taxe à la Valeur Ajoutée se fait sentir. Cent pour cent des gens majeurs vivant sur ce fameux domaine et beaucoup de ceux vivant aux alentours ne se présentent plus devant les bureaux de vote. Les églises, temples synagogue et y compris la récente mosquée voient leur fréquentation baisser de façon significative. Il semblerait même, incroyable mais vrai, que les médecins comptent moins de patients à accueillir en leurs consultations. Les pharmaciens quant à eux sont au bord du désespoir. Ils contemplent avec effroi la chute en piquée de leurs ventes de médicaments, pire encore, de bien des produits dits « complémentaires » qui donnent de très fortes marges bénéficiaires (sans pour autant faire preuve de grande efficacité)

                      Une situation insolite et  dangereuse et qui de plus  fait tache d’huile dans les environs immédiats de Chatillon en Diois. A Luc, Bonneval, Jansac, Sainte Croix, Saillans etc., si l’on n’y prend garde le département entier sera touché par l’épidémie. On raconte, et « on » a parfois raison, que sur le fameux Domaine vivent huit cents personnes et que plus de vingt mille autres seraient affiliées à cette nouvelle idéologie redoutablement dangereuse.  Y compris certains politiciens estimés de tous, ont purement et simplement laissé tomber leurs différents mandats depuis qu’ils gravitent autour de ceux du Domaine. Inimaginable est la quantité d’imbécilités écoutées dans le pays, par exemple : comment peut-on croire qu’une femme médecin dument diplômée, puisse prétendre diagnostiquer une maladie en reniflant son patient ?

                       Mais….pas le moindre délit à reprocher à ces gens, pas le moindre petit PV pour excès de vitesse ou pour stationnement interdit. Il faut faire quelque chose, tendre des pièges plus sophistiqués. La lamentable actuation de deux agents pourtant aguerris et la déplorable désertion de l’un d’entre eux, prouve que l’ennemi sera coriace. Celui qui semble tout diriger est un certain Jean Manuel Sauveur, autre fou qui doit croire que son nom est prédestiné. Peut-être que de l’éliminer, l’écarter pardon, serait le premier pas pour conclure cette affaire. Pour le bien et le futur de la France, de la terre entière, il ne doit pas y avoir de sauveur. Les hommes libres ne sont plus des exploitables et les hommes forts et sains font la ruine des tous puissants labos pharmaceutiques! Invisible mais présent à la réunion du ministère, Monsieur Silberman a d’autres intentions, souriant car sa formidable puissance n’a rien craindre de ces bestiaux d’humains-là.    

     

                     

     

     

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                       Le sans-âge de Niang Yao est arrivé tout sourire, il n’a pas compris comment les paroles d’un avocat parisien pouvaient entrer en lui et être assimilées quand il a visité, enchanté, la Ville de Lumière, belle capitale de la France. Il a pressé de ses vielles mains sarmenteuses des grains de lavande et s’est délicieusement frotté  la peau de ce frais et merveilleux  parfum. Une petite foule s’est rassemblée pour accueillir celui qui sera le patriarche du Domaine Il a pleuré autant que Jardin Fleuri des émouvantes retrouvailles et ses larmes ont évacué son ignorance.

                      Tous savent bien sûr que le vieux Chinois de Taïwan a dirigé d’une main de fer pendant de nombreuses années, le service de contre-espionnage de son petit pays perpétuellement menacé par l’immense Chine toujours d’un rouge abominablement communiste. Que les morts dont il fut l’instigateur ne peuvent se compter. Dans son  présent, aujourd’hui, il entre enfin dans son Cinquième Jour de vie.

                      Sébastien Breton lui aussi a rejoint la communauté. Ses mœurs sexuelles ici sont considérées comme normales. Car contrairement  à ce que l’on prétend, Notre Dame la Nature est parfaite ; de vouloir la modeler à notre volonté, selon nos désidérata ou notre opinion, vouloir la réduire à nos conventions, n’est qu’une utopie.

                      

     

     

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                        Le 4 janvier 2014, un personnage insolite franchi le portail toujours ouvert qui mène vers la première des maisons du Domaine, il n’y a toujours pas de clôture. Il marche lentement vers  la  maison de Jean Manuel. L’ex bicoque délabrée où vécut le vieux Sauveur est aujourd’hui belle et pimpante, elle est devenue le centre énergétique d’une population disparate et hors du commun.

                        Pour la première fois l’homme suscite un intérêt très particulier, différent de celui apporté à tous ceux ayant fait le premier pas vers une nouvelle forme de vie. Sa mise est simple bien que légère pour cette date pleine de fraîcheur, aucun bagage, un bâton de bois du type de celui utilisé par les randonneurs est sa seule marque distinctive. Sans que personne ne le guide, il marche droit vers Jean Manuel Sauveur.

                       Fait étrange, nul sur son passage ne peut lire sa pensée, nul ne peut voir son aura et pourtant…, personne ne se rend  compte que sous ses chaussures légères le gravier ne crisse pas. Jusqu’à présent Jean Manuel  a toujours su pour  un nouveau venu mais … celui-ci le prend au dépourvu.

                                 -Bonjour Manu.

                                 -Bonjour, nous nous connaissons ?

                                 -Pas encore, je m’appelle August Santiago Wittwer et je viens de très loin. Tu as prévu l’arrivée de tous les autres sur le Domaine sauf la mienne, et tu sais aussi qu’un danger te guette. Mais ne crains rien, je veille.

                        Ce n’est qu’après cette brève entrée en matière que Manu s’aperçoit que son vis-à-vis n’a pas ouvert la bouche, pourtant ses paroles étaient bien audibles. Les yeux d’une couleur paraissant changeante ne sourcillent pas en le fixant. Depuis son entrée en son Cinquième Jour Jean Manuel ne s’est plus senti mal à l’aise en face de quiconque ; cette fois le bonhomme le surprend d’autant plus que son don de lecture de la pensée est aujourd’hui inefficace. Une sourde angoisse l’effleure. Alors…

                        En un instant, l’inconnu devient d’un rayonnement intense, éblouissant, magnifique. Son corps entier s’enveloppe d’une chape ovoïde et transparente d’or et de feu. Le chakra qui le culmine s’élève à une vertigineuse hauteur, le reliant au cosmos. D’impressionnants tourbillons d’énergies sont visibles au niveau de son cœur, de son nombril, de son plexus solaire, du bas de sa colonne vertébrale, tous de couleurs différentes mais très vives. Son front semble s’ouvrir en son milieu au niveau de la ligne des sourcils et une lueur pourpre indigo s’en échappe.

                       Ses mains tendues en avant produisent des éclats bleu argenté et autour de lui l’air se met à vibrer avec une intensité à la limite du soutenable et en un rayon qui s’agrandit, qui s’agrandit…s’étendant sur le Domaine du Cinquième Jour puis bien au-delàs

                        L’ex-magicien de l’Éternel s’élève, comme aspiré par son chakra de couronne, et disparaît. Sa voix parvient à tous :

                                   -A bientôt !

                           Jean Manuel Sauveur reste tétanisé tout comme l’ensemble de sa communauté.   Ceux qui gravitent autour de lui, ils sont plus de vingt-huit mille, ont vu le phénomène incroyable et pourtant…certains dormaient, d’autres étaient bloqués dans un ascenseur, à table ou sur leur lieu de travail. Bien loin à Paris, juste avant une plaidoirie un avocat à suivi la scène comme si un écran de cinéma s’était déplié devant lui. Où ils étaient, quoi qu’ils faisaient, les élus ont vu ; mais ils ne savent pas encore quelle sera leur destinée, ni le nom de l’être de lumière qui les guidera.

                       La presse régionale, la nationale, les radios, également toutes les chaînes de télévision parleront le lendemain d’une inexplicable coupure d’électricité ayant touché grande partie du département de la Drôme, le sud de l’Isère, quelques cantons du Vaucluse et des Alpes de Hautes Provence. Autre immense point d’interrogation auquel personne ne pourra jamais donner réponse : au même moment, dans un rayon approximant les cinquante kilomètres autour de Châtillon en Diois, des milliers de voitures sont tombées en panne, les émissions radios de toutes fréquences interrompues, toutes les montres et horloges y compris à piles, se sont arrêtées pendant sept minutes précises.

                      Une nouvelle réunion au ministère de l’intérieur se tient. Le centre géographique de « l’inexplicable » a été calculé : ces maudits du Domaine de ce Sauveur sont coupables  et ils sont beaucoup plus puissants que l’estimation faite. Tout doit être mis en œuvre pour mieux les étudier puis pour enfin s’en débarrasser. Un technicien des « Solutions Extrêmes » propose sa géniale idée. Elle va séduire ses supérieurs et avec le feu vert de « tout en haut », le plan se met en marche.

                      On raconte que sur le domaine « à ventiler », les mœurs sexuelles sont pratiquement libres de toutes les retenues. Détails ou anecdote, parmi les articles qui se vendent de moins en moins en pharmacie dans la région, le préservatif est presque au sommet de la liste…

                     Si l’on introduisait, o quel terme remarquablement approprié, un gentil virus sidaïque dans cette redoutable communauté ? En bémol par la suite, les traitements antiviraux pourraient se faire malheureusement avec des médicaments défectueux…regrettables circonstances ou erreur humaine minimisée par un tribunal dans bien des années…juste le temps d’oublier.

                       Lumina Tchitiripalietz exerce chaque nuit au  bois de  Vincennes ce que beaucoup décrivent comme le plus vieux métier du monde. Son patronyme de  Quatredoigts en Russe, remonte à bien des générations quand  l’un des ses lointains aïeux perdit son pouce droit face à une baïonnette napoléonienne. Un nom aussi compliqué, difficile pour la prononciation française, a vite été remplacé par Luna Tchity.

                       Luna la Russe, vendu par son propre frère à un réseau de faux pourvoyeurs de femmes de ménage, de nounous pour enfants ou d’aides à domicile pour les vieilles dames fortunées. Vrais fournisseurs de chair à vices en tous genres dont elle a fait partie, immédiatement désillusionnée sur son avenir, battue, humiliée puis soumise à la prostitution. Rien ne sert de se rebeller, des représailles terribles s’exerceraient alors sur papa et maman Quatredoigts  qui, elle en est certaine, y perdraient la vie.

                      Prise dans une rafle de la Police Nationale Française, Luna a refusé bien sûr de livrer ses bourreaux.  Évidemment que ces derniers lui ont retiré ses papiers d’identité alors il est impossible de l’expulser, mais elle est désormais fichée et un petit must accompagne sa description, ses photos de face et de profil, ses empreintes digitales…un  chiffre qui ne représente rien : ZERO avec une polarité parfois intéressante : POSITIVE.

                        Un « deal » est proposé à ceux qui exploitent la Russe, ils sont connus et bien fichés au grand banditisme. La belle sera rachetée et de nouveau contrainte par une deuxième manipulation de chantage, elle servira de premier facteur de propagation. Plus même, si elle accomplit une mission somme toute pas si désagréable, elle obtiendra la régularisation de sa situation, et pourquoi pas la nationalité…Il ne lui faudra pas attaquer directement le Domaine du Cinquièmes Jour, ces fous qui lisent la pensée ne se laisseront pas berner. Non, une liste d’hommes qui tournent dans les environs sera celle des heureux premiers servis. En tête y figure un certain Docteur Simon  Hiederman, le rapport d’un gendarme le définit comme probable coureur de jupons. La manière dont il regardait la propre épouse du brigadier ne laissait aucune équivoque.

                       Encore un observateur fin psychologue : le médecin n’a pas la moindre intention de tromper celle qui bientôt lui donnera un enfant. Encore un ignare  galonné borné qui n’a pas appris que l’amour peut-être toute autre chose que le sexe, qui hurlera son incompréhension et sa rage quand sa douce moitié disparaîtra près d’un certain domaine.

                       Pour Ruth, à part l’exceptionnel don olfactif qui la caractérise désormais, il n’y a pas de lecture de la pensée, pas d’entrée en Cinquième Jour. La patiente qui se présente en son cabinet est du type nordique, grande, d’un blond dont le blé pourrait se montrer jaloux, des pommettes légèrement saillantes à la peau fine et sans nécessité de fard pour rougeoyer. La belle prétend de violents maux de têtes récemment venus, sans qu’ils soient annonciateurs de la menstruation.

                       La consultation est attentive ; pour Ruth Hiederman, pas question de bâcler un examen. Rien dans un premier temps n’est détecté si ce n’est que cette demoiselle Véra Kalitva se drogue certainement à la cocaïne.

                                -Permettez que je palpe vos seins.

                         Après quelques secondes, une minuscule boule insolite roule sous le doigt de la doctoresse.

                                -Vous devez vous faire examiner plus en détail. Une radio et éventuellement une biopsie me paraissent nécessaires.

                          Effarement de la jeune Russe qui se voit déjà amputée d’une partie de son gagne-pain, pire encore à l’article de la mort. Pour un premier contact avec des fous dangereux…c’est une réussite.

                                -N’ayez aucune crainte Mademoiselle, ceci n’est pas forcement une tumeur maligne. De toute façon, détectée à temps cela restera certainement sans conséquence pour votre physique. Je connais une femme chinoise qui peut vous aider à vous relaxer par la pratique de certains massages, vous détendre pour affronter cette pénible situation. Cela va vous fortifier car vous n’avez par l’air d’être énergétiquement bien équilibrée.

                                Excusez-moi, mais cela vous aidera aussi à régler vos problèmes avec la drogue. Vous savez on ne peut pas tromper un médecin sur ce thème.

                               La prestation de mon amie n’est pas remboursée par la Sécu ; je vous note son téléphone malgré tout ?

                               -Bien sûr…

     

     

     

     

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                               - Bonjour, appelez-moi Houan…Mademoiselle Quatredoigts.

                         Stupeur, bouche bée Lumina ne peut répondre. Les mots s’entrechoquent avant de sortir. L’esprit se paralyse et le souffle en vient à manquer, une chaise promptement apportée est la bienvenue. Puis la fontaine se  met en action. Chaudes et grosses larmes accompagnant d’irrésistibles sanglots, toujours impossible d’avoir la moindre coordination dans ses pensées…Cela dure longtemps. La blonde Russe à peine comprend les paroles du Jardin Fleuri compatissant.

                                 -Pleure encore, c’est toute ton ignorance qui s’évacue avec tes larmes. Et…pas de peur pour ton sein, d’ici très peu de temps cette mini boule intempestive sera partie. Viens Lumina Luna Véra, tu étais attendue.

                          A ce moment précis, sur une plage de la Mer du Nord, un obscur fonctionnaire  conseiller d’un service tout aussi clair, marche dans le sable d’une dune, heureux, en vacances bien méritées. La fine semelle de sa chaussure droite est percée par l’aiguille d’une seringue abandonnée à peine une heure auparavant…

     

                                     

     

                       

     

     

     

     

                                                    Chapitre Cinq

     

                       

     

                 

        

                     29 septembre 2014 trois heures du matin, Aristote Ypposphore aux commandes, Fleur de Mèh, cette énorme soucoupe de mille sept-cents mètres de diamètre et de  cent soixante d’épaisseur en son milieu se stabilise à coté des blanches falaises des Glandasses. Une dizaine de silencieux escaliers automatiques  rejoignent le sol et sans mot, sans peur, les 28 239 montent en souriant vers les entrailles du monstre, vers le fin fond de l’univers.

                       Ils sont hommes, femmes, enfants et quelques vieillards aussi. Tous connaissent désormais leur destination. Non pas géographique, non pas dans le temps car cela n’a aucune importance, ils partent vers un monde meilleur, fort heureusement pas selon l’expression consacrée.

                      Ils essaimeront sur d’autres galaxies, sur d’autres belles boules fertiles des sociétés basées sur le respect de l’individu, sur l’amour. Des sociétés où les paroles richesse, or, argent, profit, cupidité et assimilés ne voudront plus rien dire. Des sociétés sans prison, sans policier, sans juge, sans armée. Et surtout pas de prêtre de rabbin ni d’imam, pas non plus de politicien. Pas de lignes imaginaires, naturelles ou tracées par intérêt, de celles qui sont sensées délimiter d’imbéciles propriétés collectives plantées de sanglants drapeaux ou oriflammes et que l’on devrait défendre. Des sociétés où les enfants iront tranquillement à l’école de la vie sans pouvoir imaginer un seul instant qu’ils puissent être enlevés, battus, torturés puis tués. Des sociétés où nul ne sera exploité pour créer la richesse d’un individu ou pour la prétextée nécessité de tous.

                     Des sociétés réellement libres en des mondes enfin à l’abri des soi-disant bienfaits d’un grand barbu inexistant ou devenu sénile depuis trop longtemps déjà.

                     Des belles sphères qui ne s’appelleront plus planètes par un imbécile euphémisme. Elles seront semblables à notre belle orange bleue et quiconque aurait la velléité de prêcher une nouvelle idée biscornue de religion sera aussitôt envoyé bien loin, très loin vers une étrange petite boule perdue du nom de Monsieur Silberman.

                      Incroyable disparition d’environ vingt-huit mille personnes ; au nez et à la barbe de plusieurs dizaines d’agents gouvernementaux surveillant en permanence ceux du Domaine. Des groupes spéciaux d’interventions souvent musclées, placés sur le bord Sud du Vercors, face à la vallée de la Drôme, vont voir toutes leurs troupes sans exception s’endormir profondément. Les caméras automatiques de vigilance nocturne de haute définition et d’une technologie ultra sophistiquée…n’enregistreront strictement rien….

                     Les radars de la défense nationale, ceux qui en principe sont capables de détecter une mouche métallique, ne verront aucun mouvement. Difficile sera de museler tous les hommes connaissant l’affaire, impossible de cacher la réalité. Que faudra-t-il annoncer à la presse ? Cette fois ci les mensonges politiciens, spécialistes des sornettes en tous genres auront bien du mal à faire avaler des méchantes couleuvres à la population locale, française puis au monde entier.

                      Pendant des années des investigateurs scientifiques ou pseudo, vont errer du côté des Glandasses sans découvrir la moindre anomalie. Des para- psy, des experts du pendule, des médiums et tous ceux des sciences dîtes parallèles vont sillonner la région et chacun en ira de sa petite chansonnette explicative personnelle. Un certain Docteur Silberman affirmera devant un reporter TV incrédule que l’Archange Gabriel a emmené quelques élus pour qu’ils survivent car la Terre si mal menée n’en avait plus pour longtemps. Il a dû faire rire plusieurs milliards d’inconscients.

                     Ce qui restera pour toujours le plus grand mystère moderne de l’humanité fera couler beaucoup d’encre et l’Etat français va récupérer des centaines de maisons mais pas un seul des minuscules centimes d’alliage de cuivre de l’Euro en perdition. Des milliers de comptes en banque ont été vidés  par des transactions on ne peut plus régulières, des coffres  ne contiennent plus un joyau, plus une pièce en or, plus une action ou obligation, tout est parti alimenter les caisses dégarnies d’associations caritatives de toutes sortes…y compris religieuses.

     

                      L’équipage sous les ordres d’Heinrich  Kergzohn, celui de son ami Ruffier  et les cent vingt mille rescapés de l’espace, cette petite horde d’inutiles pacifistes comprennent qu’il leur sera facile de se réadapter aux rigueurs du vieillissement. L’oxygène, grâce au Magicien, ne leur sera plus fatal, du moins dans l’immédiat. Cela n’a plus aucune importance, ils savent désormais que la mort n’est qu’une porte que tous devront franchir de nouveau, pour qu’un jour ils puissent irradier comme Monsieur Silberman. Avant l’envol définitif, sur d’autres points de la belle Terre se produiront de brefs arrêts afin que quelques passagers supplémentaires embarquent…

                       Une femme Tchétchène entrée en son Cinquième Jour de vie après un viol multiple de soudards  venus du fin fond de la Sibérie. Elle s’est mise à vibrer de tout son corps d’une manière perceptible dans un rayon de plusieurs dizaines de mètres… Depuis deux jours la femme n’a pas bu, pas mangé, assise en lotus au milieu des ruines de sa modeste maison elle paraît ne pas toucher le sol. Les soldats médusés et maintenant dégrisés n’osent user de leurs armes. Ici, contrairement au sud du Vercors, les militaires vont voir le vaisseau spatial et comme Monsieur Silberman est parfois vindicatif, ce sera leur dernière vision de la vie.

                      Un tout jeune Tibétain, matraqué récemment par la police chinoise,  ayant réussi à s’enfuir vers des neiges qui fondent en un cercle de deux mètres autour de lui. Il est ensanglanté et n’a pas mangé ni bu depuis trop longtemps…Il sera happé par un ascenseur de lumière jaillissant sous l’énorme ventre de Fleur de Mèh.

                      Au Chili, dans le sud de l’île de Chiloé, Salvador Gabriel Juanito[4] est  parti ramasser des coquillages. La cueillette est maigrelette aujourd’hui, en haut de la pente douce de la plage de galets polis et repolis par des vagues infatigables, un seul panier plein l’attend. Il va bientôt falloir rentrer car l’étale des basses eaux s’achève, la mer remontera très vite. Il n’a plus le temps de contourner cette barre de roches rendue visqueuse par les algues qui s’y accrochent. Salvador glisse, son poids s’appuie sur sa jambe gauche qui s’encastre dans une faille. Une douleur insupportable confirme la fracture. L’homme est perdu, coincé sans force et sans point d’appui ni  prise pour ses mains. L’eau tumultueuse arrive inexorablement.

                        Salvador va mourir presque content ; si le même accident s’était produit à la marée descendante, ce seraient les albatros, ces beaux et nobles  grands oiseaux qui l’auraient tué, s’acharnant sur un homme immobilisé en visant d’abord les yeux puis le dépeçant en lambeaux de leurs redoutables becs.

                      Une grande paix se fait en lui. Au grand effroi de ses proches jamais il n’a cru en un Dieu quelconque, dans son dernier moment il ne change pas d’opinion mais il demande humblement pardon à tous ceux qu’il a offensés. Une scène de sa vie repasse comme un film dans sa tête, avec grande précision. Sur une piste des contreforts de la Cordière, du coté Argentin, seul un coup de poing de son chef  l’a empêché de commettre un acte irréparable. Le viol d’un jeunette un peu trop « enveloppée » d’une graisse superflue. Il travaillait à l’époque dans une bande de voleurs de peaux appelés écorcheurs et  « empruntait » la Chevy 4X4 à la demoiselle.

                               -Pardon señorita, Je suis sûr maintenant de ne pas recommencer une pareille infamie dans ma prochaine vie.

                       L’eau monte indifférente à la tragique situation; moins d’une petite minute pour que la fin arrive. Pourtant jamais il n’aurait pu imaginer la Grande Faucheuse sous cette forme. Le ciel se couvre et une puissante lumière blanche aux reflets bleutés s’immobilise à la verticale, au dessus de lui. Sa jambe meurtrie ne provoque plus aucune douleur. Une sorte d’escalier immatériel l’élève dans le ciel. Ses derniers mots avant de tomber dans l’inconscience seront :

                                -C’est beau la mort.

      

     

     

       

                                                  ******************

     

     

     

     

                       Dans les profondeurs de Fleur de Mèh, Marie Myriam, l’épouse de celui qui fut à la solde de l’Eternel  pleure. Elle lit les pensées d’amour de tous ceux qui viennent d’embarquer sur le vaisseau, pourtant son mari reste un inconnu indéchiffrable. Sans le savoir vraiment elle est consciente d’une prochaine séparation, peut-être définitive. Alors timidement elle questionne, sans trop d’espoir de réponse.

                               -Silberman, incroyable Magicien, pourquoi n’as-tu pas un prénom comme tout le monde ?

                               -J’en ai eu beaucoup, quelques idiots incurables m’ont cru quand je leur ai affirmé me prénommer Monsieur. La vie n’est qu’un éternel recommencement et pour preuve, il y a sur ce vaisseau les milliards d’embryons congelés de toutes les espèces animales, y compris celles qui sont encore inconnues des humains. Toutes les graines et spores donnant les végétaux n’ont pas été oubliés.  Cela me rappelle un court prénom sur une arche semblable dans le passé.

    • Je m'appelle August Santiago Wittwer mais ne retiens que celui qui m’a plu, il y a environ deux millénaires ; appelle-moi désormais Gabriel.

                                -Et maintenant tu repars ? Où vas-tu ?

                                -Sur le bord du dernier univers, je vais de ce pas repositionner une minuscule boule et construire des routes, un beau réseau routier, tout beau, tout neuf !

       

       

       

       

       

       

       

                                              Épilogue

       

       

       

                                                         

                        Saint Gabriel le 29 septembre 2015. Il y a  un an jour pour jour que l’événement le plus insolite de ce début de siècle s’est produit, tous les hôtels de la Drôme sont bondés, des embouteillages monstres paralysent la région de Die et plus particulièrement de Châtillon. Pourtant il ne se passe  rien ; bien des gens s’en retourneront déconfits mais ayant pour la plus part découvert une région de France enchanteresse. Ils y reviendront. Par contre dans le reste du monde se produisent simultanément des faits de tous les jours… insignifiances quotidiennes…

                        En République Démocratique -enfin presque- du Congo, près d’Ilebo, un 4X4 de la police municipale roule sur la mauvaise piste qui part sur l’Est du gros bourg. But de l’escapade : un promontoire rocheux surplombant une courbe du fleuve Kassel. En contrebas, une dense population de crocodiles y a ses habitudes.

                          Ces sympathiques animaux sont d’efficaces collaborateurs qui paraissent s’agiter plus que de coutume au bruit d’un véhicule stoppant au dessus de leurs longues et larges têtes. Ils se chargent à tout jamais de faire disparaître les empêcheurs de tourner en rond. Monsieur le très respectable maire d’Ilebo a commandité la funeste expédition. Les ordres sont formels, pas de témoin mais le goujat de journaliste qui a osé écrire ce que tout le monde sait, doit être mis hors d’état de nuire, une fois pour toute. Alors dommage que Madame sa mère ait assisté à l’interpellation, elle fera partie du voyage.

                        Un orage se prépare, l’air paraît peser des tonnes, le taux d’humidité frise les cent pour cent. Malgré les hurlements de l’ancienne, sous ses yeux effarés, celui qui a dit la vérité est jeté dans le vide.

                                    -Maintenant c’est ton tour, mais…on va s’amuser un peu auparavant !

                          Avec les premières gouttes qui tombent en annonçant une fois de plus un véritable déluge, un éclair zèbre le ciel et l’écho du tonnerre se répercute dans la vallée. Les trois policiers sont foudroyés.  Une forte odeur de roussi, d’éther ou de souffre peut-être, se fait sentir. La femme est épargnée, hagarde, pas même contusionnée par la puissante décharge électrique.

                        Pas question d’utiliser la voiture, elle ne sait pas conduire ; alors Amandana Nadg s’en retourne sur la piste  détrempée. Il lui faudra  cinq heures en marchant comme un automate pour regagner les faubourgs de la  petite ville. Mais où aller ? Devant une misérable paillote une très vielle dame est assise. A ses côtés un bâton peint de blanc. La guerre, une de plus, la dernière avant la prochaine, lui a volé toute sa famille. Elle est connue dans la région et ne vit que de mendicité.

                         Celle qui vient de perdre tragiquement un de ses fils s’approche, fouille ses poches mouillées et sort quelques petits billets.

                                  -C’est tout ce que j’ai sur moi !

                            - Assieds-toi Amandana, je t’attendais…je vais t’expliquer le merveilleux voyage qui va t’emporter très très loin d’ici.

                         Des milliers en provenance de toute l’Afrique viendront vivre à ses côtés./

       

       

       

                          Saint Gabriel le 29 septembre 2015. Igor Karinkalief se débat silencieusement contre son agresseur. Depuis sa plus tendre enfance il a toujours désiré devenir pope et sa vocation ecclésiastique n’a jamais faibli tant sa foi est profonde. Aujourd’hui est son anniversaire. Celui qui voudrait abuser de ses douze ans parait lui proposer un cadeau par trop indigeste.

                         Igor ne comprenait pas pourquoi précisément au moment de la douche, l’un de ses professeurs voulait lui apporter une dernière précision, pourquoi cette insistance à soigneusement le border avant de dormir, pourquoi ces mains qui frôlaient de bien trop près son svelte jeune corps.

                         Toute sa vie l’enfant a eu une peur bleue de sa grand-tante, la sœur aînée de pépé. La famille raconte qu’elle pacte  avec le malin. Souvent en proie à des visions, la vieille fille lance parfois des malédictions…tous la redoutent comme la peste. Igor va pour crier quand elle apparaît dans la petite cellule.

                                   -Lâche-le, ignoble salopard !

                         Puis se tournant vers l’enfant alors que le prof affolé s’enfuit, elle rajoute en souriant :

                                    -Je suis venue te dire au revoir.

                          Elle disparaît aussi mystérieusement qu’elle est arrivée.

                          Aux premières heures de la matinée, Igor qui n’a pu dormir est appelé par le père supérieur, une permission exceptionnelle de sortie lui est accordée. Le directeur du pensionnat lui apprend la mort de sa grand-tante à Saint Petersburg à trois cent kilomètres dans l’ouest, la veille au soir.

                          Il n’y aura plus d’études de la religion. Quelques jours plus tard avec sa mère qui veut lui faire oublier, le jeune préadolescent reste fasciné par le corps d’une Tzigane d’à peine dix huit ans. Au centre de  la piste du cirque elle marche sur un fil tendu ; aussi à l’aise qu’Igor sur le plancher des vaches. Cette fille rayonne d’une bien étrange façon et paraît se mouvoir dans un grand œuf  cousu d’or. Il veut la suivre.

                         Encore une autre lubie, dira maman. Mais si tu aimes…alors vas-y !

                         La funambule ne l’initiera sexuellement que bien plus tard, mais l’enseignement qu’elle lui prodigue touche au monde de l’extraordinaire…

                          A quatorze ans, Igor sera capable de lire la pensée de tous, y compris de ceux qui parlent face à une caméra de télévision à des milliers de kilomètres de lui, y compris de ceux qui s’expriment dans des langues totalement inconnues.

                         A seize ans, vingt deux mille personnes graviteront autour de lui et les autorités feront appel à des troupes spéciales pour en découdre avec ces dangereux individus. Les mêmes militaires qui s’amusent depuis une trentaine  d’années déjà en Tchétchénie, dans l’indifférence générale et collective d’une planète qui commerce allègrement avec les Russes et qui redoute la fermeture du robinet du gaz autant que celui du pétrole. Miracle, contre ces gens ne possédant que leurs sourires comme uniques armes… ils vont se casser les dents.

        

       

       

       

                         Saint Gabriel le 29 septembre 2015. La jeune Youna Assef est une frêle adolescente de seize ans, elle semble aujourd’hui pourtant bien enveloppée, rondelette. Vêtue comme une juive moderne, elle se dirige tranquillement vers une file d’attente devant un grand cinéma d’Ebron en Israël ; en forme de ceinture, une épaisse couche d’explosif recouverte de gentilles billes d’acier. Dans sa poche, le pouce de sa main droite est posé sur un minuscule interrupteur.

                         Soudain un jeune homme, à peine plus âgé qu’elle, se détache de la file et vient à sa rencontre. Qu’il est beau. ! La kamikaze le voit littéralement briller comme si un arc électrique bleuté l’enveloppait.

                                   -Bonsoir Youna, tu ne pourras pas aller plus loin.

                          La voix est douce, le regard franc et la bouche sensuelle souriante.

                          La future martyre palestinienne affolée appuie sur le fatal bouton en fermant les yeux. Elle va rejoindre Allah en une fraction de seconde. Préparée avec grande attention, maintes fois révisée, contrôlée, la charge n’explose pas. La toute jeune femme recommence encore et encore, nerveusement.

                                    -Non Youna, un magicien beaucoup trop puissant ne l’a pas voulu. Pleure ma belle, tes larmes évacuent ton ignorance.

                         Tous ceux qui attendent pour le spectacle sont émus et pensent assister à de sympathiques retrouvailles. Quand l’instigateur de l’attentat révisera la bande du film pris par un comparse…il n’y retrouvera pas la Palestinienne…

                          Deux ans plus tard une communauté hors du commun de cinq mille personnes entourera Youna sur le sol de la proche Jordanie.

       

       

       

       

                         Saint Gabriel le 29 septembre 2015. Dans une infernale mine de charbon chinoise, à plus de neuf cents mètres de profondeur, les conditions de travail sont proches de l’intolérable. Les mesures de sécurité sont toujours réduites au minimum pour ne pas affecter le rendement, il faut produire, produire coute que coute…et le prix à payer est cher en vies humaines.

                           Il y a quatre jours que le grisou une fois de plus a fait ses ravages. Jing Zhan Yip perd confiance. Jamais les secours n’arriveront jusqu’à sa taille, des milliers de tonnes de roches l’ont isolé, les quatre camarades esclaves qui creusaient à ses côtés sont passés de vie à trépas et l’oxygène commence à manquer. La mort d’ailleurs il la voit venir, elle est belle, elle ressemble aux hommes électriques des dessins animés pour enfants. Elle le prend à bras le corps et, comme dans un conte des passe-murailles, lui fait traverser la roche noire en remontant.

                           A moins quatre cents mètres  une des équipes de secours retrouve Jing inanimé mais vivant ; ceux qui écouteront son odyssée vont se moquer et riront à s’en taper sur les cuisses, en pleurant de joie devant la folie. Ce gars-là a sauvé sa peau mais il a  complètement perdu sa raison.

                         Ils seront cinquante mille ses adeptes. Le gouvernement chinois pour la première fois depuis des millénaires ne pourra se débarrasser d’une aussi ridicule opposition ne possédant pas la plus petite arme. Il sera pourtant prévu de l’atomiser.

       

       

       

       

       

                       Saint Gabriel le  29 septembre 2015. En France, Augustin Magne, un vague artiste peintre vagabond sans autre domicile fixe que celui de ses parents, marche sur un petit chemin de terre. Charmes sur Rhône en Ardèche porte bien son nom. La vallée du grand fleuve, depuis toujours importante voie de communication a vu s’implanter les Celtes puis les Romains. En allant visiter des sites historiques non loin de la belle maison de celui qui l’a pris en autostop, Augustin remarque une pierre semblable à des milliers d’autres autour d’elle. Enfoncée dans le sol compact, elle ne laisse voir qu’une face triangulaire.

                         Le vagabond  passe d’abord son chemin, il retourne en arrière et désincruste la pierre. L’essuyant d’un revers de manche puis soufflant pour ôter une fine couche de poussière il se pétrifie. Ses cheveux se hérissent ainsi que tous les poils de son corps. Avec la chair de poule il pleure soudainement sans aucune retenue. A quelques mètres l’amphitryon et son fils d’une dizaine d’années se sont arrêtés. Pouvant à peine parler, Augustin appelle l’enfant et lui demande.

                                  -Que vois-tu sur cette pierre ?

                                  -Je lis ton nom.

                           Le papa s’avance en souriant.

                                  -Tu ne me croyais pas quand je t’ai raconté les fantômes de ma maison et bien d’autres sornettes comme tu as dit. Il va falloir m’écouter ; maintenant tu rentres dans ton Cinquième Jour de vie…

                        Ce n’est pas en France qu’une communauté de d’une dizaine de milliers d’âmes se réunira auprès d’Augustin, mais près d’El Vendrell au sud de Barcelone. Les autorités, plus tolérantes, n’interviendront pas. L’Espagne s’est ouverte à la démocratie seulement en 1975 à la mort d’un dictateur. Les stigmates d’une guerre civile sont effacés dans les apparences mais restent vives dans le sang. Il n’y aura aucune tentative de répression contre ces « gens à part ».

                        

           

       

       

       

                   Saint Gabriel, 29 septembre 2015. Dans le grand Nord canadien Steph Carson chasse une fois de plus des renards argentés ; quand c’est la saison il se livre aussi à l’horrible massacre des bébés phoques. La planète entière est écœurée par l’insoutenable spectacle des carcasses dépecées que les mères reniflent en pleurant…mais les peaux continuent à bien se vendre ! Il file aujourd’hui un peu trop vite sur son scooter des neiges et une bosse sous-estimée fait retomber l’engin lourdement. Le lieu, successions de terres et de nombreux  lacs gelés, est dangereux. La glace en cet endroit n’est pas assez épaisse, elle craque sinistrement. Le scooter, tout l’équipement et l’homme barbotent bientôt.

           Sous la glace l’eau est à un ou deux degré, au-dessus l’air chute aujourd’hui vers les moins vingt. Steph se meurt, d’ailleurs pour preuve un ours d’un blanc immaculé vient pour l’achever… non…c’est un homme de lumière.

                                   -Je ne pensais pas avoir droit au Paradis !

                          Trois ans plus tard, ses adeptes seront vingt et un mille du côté de Toronto, quelques politiciens en vain essayeront de débarrasser le pays de ces « inutiles ».

       

                            Enfin saint Gabriel, 29 septembre 2015,   plus d’une semaine après un nouveau terrible tremblement de terre au Japon, une petite fille de quatre ans est la dernière survivante récupérée sous les ruines d’un pâté de maison. Les sauveteurs ont été guidés par une vibration étrange pour arriver jusqu’à elle Ils sont remontés à la source de plus en plus forte. Yoko Amisaké n’avait pas une égratignure.

                             Le jour de ses six ans ils seront seize mille à l’applaudir, la fêtant dans l’amour et dans la joie.

       

                       Avant que notre belle Terre ne disparaisse par la faute de ses habitants, le Magicien de l’Éternel devra faire de nouveau quelques « évacuations sanitaires » indispensables. Sans que Dieu ait son mot à dire… surtout pas ! ! !

                          

       

       

       

       

       

       

       

                       Début 2016, sur proposition française, des chercheurs du monde entier, sans distinction d’idéologie politique ou confessionnelle viennent sur un site rebaptisé Vie Éternelle où le plus grand laboratoire de biologie moléculaire jamais conçu vient d’être inauguré récemment. Les travaux auront comme objectif à peine occulté l’élimination de l’oxygène en temps que vil  dévastateur facteur vieillissant de l’humain. Certains fous de la science prétendent que cela est possible par d’incessantes manipulations génétiques.

                       Près de Châtillon en  Diois, aux pieds des belles falaises blanches des Glandasses le climat est agréable, de nombreuses et belles nouvelles propriétés de l’État sont à disposition pour l’habitat de tout ce beau monde de labeur et…en avant pour un futur radieux de l’humanité  L’ensemble des troupes mangera dans un réfectoire hors du commun, magnifique clou architectural  à la toiture d’un seul tenant qui trône au milieu de l’imposant site de recherche.

       

       

                                  La mosaïque ?...

       

                                 Quelle mosaïque ?

       

       

                                      

       

       

                         

                                          

 

[1]              Le détroit de Gibraltar

[2]              3000  Km

[3]              Blancs en Wolof

[4]              Sauveur Gabriel Petitjean

rman.doc (342 Ko)l-etrange-monsieur-silberman.docl-etrange-monsieur-silberman.doc (342 Ko)

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