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Douce plume acariâtre

  Texte déposé en registre de propriété intellectuelle.

 

                             LA VEBCAM OU LE PASSAGE A TRAVERS LE TEMPS

 

    Décidemment  Gabriel n’a pas de chance avec les webcams de son ordinateur. Ce dernier est un vieil engin fixe d’une bonne douzaine d’années se refusant à montrer le plus minime signe de faiblesse. Tiens, tout comme celui qui s’installe au clavier, peste, jure et insulte ce beau montage de bidules électroniques car il a souvent du mal à le dominer. Bref, pour résumer en quelques mots, Gaby comme l’appelle ses amis, n’est pas un as de l’informatique. Son truc à lui serait plutôt l’écriture. Dire qu’il est connu constituerait un énorme mensonge, mais ses amis ainsi que sa famille apprécient ses œuvres en se demandant comme lui pourquoi un succès mérité ne frappe pas encore à sa porte.

  La première de ces mini caméra au doux nom de webcam, pourtant de bonne marque, changée une fois pour non fonctionnement dés le départ, n’a duré que peu de temps avant de déclarer forfait à nouveau ; la deuxième fit connaissance de la poubelle de façon encore plus rapide, quant à la troisième : c’est maintenant le micro qui se refuse à microter.

 Au commencement, c’était manu militari et aidé de son amie « pointe Bic »  qu’il emplissait inlassablement des feuilles quadrillées  petit format ; mais il fallait bien passer ces premiers jets un jour « au propre ». L’ordinateur de la maison, acheté on ne sait si par réelle utilité ou pour faire simplement comme tout le monde, a montré en cette occasion que l’argent investi ne l’avait pas été pour rien. Avouons que par la suite, la machine partiellement domptée fit preuve d’une efficacité appréciable et qu’encore plus tard….tous les membres de la famille ne pouvaient plus s’en passer.

Mais quelle galère quand on ne sait pas encore écrire sur un clavier !

La première tentative aurait pu être la bonne…elle a tourné en un pénible  fiasco. Une amie bien intentionnée de Gaby était, à ce moment là, en certaine difficulté économique et…miracle, les machines à écrire lui obéissaient aux doigts et à l’œil. Moyennant une rémunération minime mais décente, accompagnée d’une chaise à la table familiale au moment des repas, le manuscrit devint sur l’écran plus présentable. Enfin presque…Gaby dictait en s’aidant de ses gribouillis illisibles pour tout autre et l’amie s’acharnait au clavier avec une remarquable dextérité.

Si elle tapait vite, les fautes d’orthographe s’additionnaient tellement que le correcteur automatique saturait en lançant des S.O.S. Un roman écrit en phonétique, voilà ce à quoi ressemblait le bel ouvrage intellectuel de l’écrivain.

       -C’est pas grave ! Ajouta-t-elle, -on corrigera plus tard ! Les descriptifs et possessifs ces ou ses dans le même panier, les « c’est » du beau verbe être et les « sait » du sublime  savoir, cétè kifkif du pareil au même ; les mes, mets, mais inter-changés à qui mieux-mieux, tous nos beaux accents mis par-ci par-là au petit bonheur la chance, le futur et le conditionnel confondus systématiquement…Ay, ay, ay, le tout constituant un fil de pêche tellement entortillé è, pardon : et emmêlé que Dieu en personne aurait mis trois années pour le remettre en ligne droite. Alors vous pensez, pour le pôvre  pardon pauvre Gabriel ! !

Le pôvre, cette fois je l’écris comme ça, en une heure n’a pas pu corriger les trois premiers paragraphes.

Poliment, celui qui voulait se faire éditer avant qu’un siècle ne s’écoula,  mis fin à cette expérience…mais il fallait continuer. Un fantastique programme d’ordinateur, capable de reconnaître la voix d’un lecteur est, soi-disant, capable de la transformer en un texte écrit…nous ne le citerons pas ici de peur d’une prochaine excommunication de sa part. Sachez seulement que seul un homme fut capable de le terrasser il y a bien longtemps et qu’une sanctification en résulta. Il s’appelait Georges (l’homme pas le programme) quant au nom du dragon, l’histoire ne l’a pas retenu.

Il faut tout d’abord préciser que cette merveilleuse découverte décrypte les particularités vocales de celui qu’elle prétend aider. Considérant que la voix de Gaby possède des intonations hélas souvent irritantes pour son entourage, qu’un bidule aussi sophistiqué soit-il puisse réussir à l’ouvrage mit son scepticisme à bon escient. Quatre heures par jour pendant deux semaines et …que dalle ! Pas un seul espoir de pouvoir dire « Anne, sœur Anne ne vois-tu rien venir ? » L’illusion s’en est allé beaucoup plus loin que Volo en Italie. Ces nombreux essais pour transformer les sons en écrits ont relayé la première secrétaire dont nous tairons à jamais le nom, en une experte hautement qualifiée. Cette fois ci, ni Dieu ni Diable n’aurait pu convertir tel charabias en un potable Français. Les deux personnages pourtant aguerris aux extravagances voir aux miracles se seraient cassé les dents à l’ouvrage.

L’écrivain était toujours oh rage au désespoir !

Il existe tellement de possibilités avec monsieur internet et son enfant prodige le petit  grand Google, que ce dernier consulté a enfin orienté l’homme obstiné  vers un cours de dactylographie en ligne, et… gratuit s’il vous plait ! OUIIIIIII.! Finit l’index solitaire qui hésite devant chaque petit carré du clavier, des yeux qui courent de droite à gauche puis inversement pour chercher : mais où sont donc la virgule, le point, le tréma et l’apostrophe ? Une méthode progressive et simple, facile et efficace, la preuve : un nul comme Gaby réussi actuellement à taper tranquillement tant bien que mal ses trois pages de roman par jour voir quatre quand dame inspiration s’assoit à ses côtés. ! Si le concepteur de cette méthode le voyait écrire aujourd’hui il pesterait contre lui mais comme disait un défunt maire de Lyon, « La culture c’est ce qui reste quand on a tout oublié[1] ».

Alors, Gabriel Orval lui aussi ne se souvient pas très bien du cours, il ne se sert pas de ses dix doigts comme la dactylo parfaite …mais il avance et c’est le principal.

Les romans, nouvelles, s’accumulent dans sa besace débordante où  de cours récits fantastiques osent voisiner des polars à la sauce rigolote ; le tout ne servant pas le moins du monde à faire avancer un quelconque Schmilblick. Le dernier roman achevé en date relatait les faits et gestes d’un bien curieux individu : un vendeur d’âmes machiavélique du nom d’August Santiago Wittwer, avec deux W et deux T. En pensant passer maintenant  à toute autre chose, le romancier rêvant de succès se trompe…et lourdement.

 Les sites de rencontres avec webcam sont au centre de la nouvelle intrigue imaginée par l’esprit tarabiscoté de celui qui, avant d’être écrivain, s’est dédié entre autre à la peinture. Dans ce domaine, la célébrité est restée à des années lumière de sa porté, pourtant ses       aquarelles, huiles et acryliques sont aujourd’hui réparties dans le monde entier. Comment cela est-il possible ? Il faudrait pour cela réécrire la vie entière de ce personnage décidemment peu commun, chose déjà faite dans une nouvelle intitulée « Mais où est don Ornicar »

Pour mieux se documenter sur un sujet d’actualité, l’ami Orval s’est inscrit sur des sites destinés en principe aux contacts de gens disséminés de part le monde. Fantastique outil où la culture, l’échange d’idées et de connaissances peuvent s’en donner à cœur joie …transformé, trois fois hélas, en infâmes voyeurismes sexuels, en pages d’attrape-nigauds prêts à payer pour satisfaire toutes sortes de libidos et enfin le pire parfois, de papier tue-mouches destiné aux enfants afin de profiter d’eux.

Vous cherchez une compagne, un compagnon  pour la vie ou pour une heure ? Vous êtes hétéro ou homo ? Vous habitez en Papouasie septentrionale ou à Tataouine les bains ? Vous êtes âgé de dix-huit à cent ans ?   Des flopées d’agences, toutes plus connues et compétentes les unes que les autres, toutes les premières et plus importantes en leur spécialité et en leur territoire, se prosternent à vos pieds en vous promettant monts et merveilles. MAIS D’ABORD…IL FAUT PAYER. Dans leurs excitantes publicités où les rondeurs féminines se dévoilent souvent très au-delàs du domaine de la pudeur, le mot GRATUIT apparaît pourtant en gros caractères.

Rien à débourser pour se faire aguicher, ici le racolage est autorisé, mais dés que l’on veut passer à des choses plus sérieuses, l’image revient sempiternellement sur …passe moi ton numéro de carte bancaire ! 

On n’a rien sans rien, les gogos en cette période où tout va mal, se bousculent au portillon pour solutionner un problème dont ils n’ont pas encore l’énoncé. Les vicieux déballent sur le net un physique dont ils sont fiers et se laissent souvent aller vers la vulgarité de l’exhibitionnisme le plus vil, le plus primaire quand ce n’est pas du porno bas de gamme.

Ce que recherche notre passionné du « To be or not to be » ou plutôt du « que fait donc l’homme sur cette foutue planète ? », ne donne pas dans ces sordides domaines.  Il devine d’autres possibilités derrière son écran. Face à sa minuscule caméra couplée d’un microphone, il guette, attend. À travers cet invisible réseau de millions d’internautes, le romancier traque l’âme humaine pour mieux la décortiquer. En attendant un résultat qui se fait attendre, ce qu’il observe met beaucoup de tristesse dans son cœur. Il y a décidément  tellement de gens qui n’utilisent leur ordinateur que pour fortifier une culture du bas-ventre et non du cerveau. Les expériences menées par l’écrivain-chercheur tournent invariablement autour de deux pôles emmêlés, le sexe et le fric. Mais il doit bien exister autre chose ?...N’y aurait-t-il que des vicieux qui courent sur le net ?

Heureusement que Wikipédia est parmi nous, que le presque incontournable Google peut nous enrichir de millions voir de milliards d’informations. Qu’elles soient scientifiques, littéraires, économiques ou politiques, en un minuscule clic et une fraction de seconde elles s’offrent à vous. Tellement nombreuses et si précises que vous ne savez plus où donner de la tête parfois.

 Pourtant gavé d’informations, Gabriel cherche encore et toujours. Son obstination, un jour sera récompensée. Cette dernière  panne de micro serait-elle le signe d’une fausse route ? Doit-il s’orienter vers un autre sujet de roman ? Déjà plusieurs grands départs se sont fracassés à peine sortis du port. Quelque chapitres d’intrigues pourtant fort intéressantes n’ont jamais aboutis et attendent désespérément une suite qui se faire attendre depuis des années. Un éclat de phare  à l’horizon pousse notre écrivain sur le dur chemin du labeur. Cette lumière est un guide, un but, une espérance d’arriver un jour et de ne pas continuer une vie entière à faire des ronds dans l’eau.

La webcam est rouge avec des joues noires, elle fait penser à la tête d’un extraterrestre apparenté à la famille des Cyclopes. Fixée sur un porte crayon en verre de forme carrée ; elle regarde inlassablement celui qui écrit sur ses vertus, ses défauts et ses supposées possibilités extraordinaires. Sait-elle que l’écrivain lui aussi la scrute de coin de l’œil ? Elle reste immobile, indifférente ; quant au minuscule interrupteur qui la coiffe, notre nul en informatique ne sait pas encore à quoi diantre cela peut bien servir ! Ne rien craindre si la luminosité défaille, l’objet en question est pourvu de plusieurs mini projecteurs qui allumerons de leurs feux  le visage de Gabriel. Un objet parfait qui pour le moment ne sert…strictement à rrrrrrrien !

En l’observant mieux, notre écrivain pense être face à une tête de mante religieuse, attention, il ne s’agit pas de se faire dévorer. En tous les cas, il sait très bien qu’aucune de ces beautés se déshabillant sur le net pour gagner quelques sous ne le fera tomber dans un piège si grossier.

 

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    Une anomalie choquante est arrivée un beau jour sans crier gare ; elle a apporté le premier point d’interrogation de cette curieuse histoire, le premier affolement aussi.

Quand les internautes utilisent leur webcam, ils peuvent voir sur l’écran de l’ordinateur deux visages (pour certain c’est une toute autre partie de leur anatomie qui se révèle), eux même et leur interlocuteur. Quelle n’a pas été la surprise de Gaby de se voir dédoublé en temps que demandeur et répondeur au même moment. Défaut de la technologie ? Non pas ; les cheveux se sont hérissé en observant que la gestuelle et les vêtements étaient différents sur les deux images. Irréelle est le mot le plus convenant pour décrire cette scène en cinéma muet, et pourtant…

Médusé, tremblant, le cœur à cent cinquante kilomètres par heure, d’un clic le chercheur de l’impossible a coupé la communication au plus vite en se demandant s’il n’avait pas rêvé ou plutôt cauchemardé. Tout au loin, là-bas à l’horizon, la lumière du phare a semblé d’un coup plus brillante. Il fallait donc continuer, mais pour l’instant un  répit  semblait nécessaire. Continuer l’écriture aurait abouti à coucher les mots l’un derrière l’autre sur le  papier pour ne plus rien dire du tout.

Dégagé du clavier, l’esprit ne pouvait se résoudre au repos ; les neurones fourmillants envisageant maintes possibilités, essayant vainement de s’en tenir une logique se voulant rationnelle…immanquablement le mot IMPOSSIBLE revenait. Jusqu’à troubler un sommeil oubliant d’être réparateur.

Le lendemain, une croix n’est pas tirée sur l’incident mais les petits carrés du clavier attirent irrésistiblement des doigts agités qui forment aussitôt des lettres, des mots, des paragraphes et des chapitres. Jusqu’où ira l’attrait de cet œil silencieux fixant l’écrivain ? La lâcheté n’a jamais été complice de Gaby et les deux images différentes de la veille sont vite relayées aux oubliettes. Elles n’étaient qu’une impression, qu’une superposition  de son esprit imaginatif sur la conscience du moment. Bientôt l’homme plongé dans l’élaboration de son roman niera la réalité d’un moment où la peur a faillit s’emparer de lui.

De nouvelles visites sur les nombreux sites de rencontre dont fait désormais partie un certain Augustintin, pseudonyme fantaisiste et facile à retenir, confirment qu’ils sont tous apparentés à la famille des attrape-nigauds. Les répétitives apparitions de la même nana toujours dans la même position, avec  le semblable petit geste de la main pour dire bonjour, le sourire ensorceleur et le texte invariable qu’elle doit taper onze mille fois par jour sur son ordi. Comment ne pas voir immédiatement le préfabriqué, le faux, l’entrée d’une nasse à porte-monnaie ? Alors pourquoi le phare s’obstine-t-il à briller sur l’horizon ? Le désir d’abandon effleure l’écrivain, mais ses doigts restent incontrôlables et il poursuit sa difficile tâche.

Parfois Nina vient lui tenir compagnie en s’installant sur le haut de ses cuisses. La petite chatte à la queue en tire-bouchon demande la permission avant de sauter puis s’installer confortablement, nullement gênée par le bruit du clavier proche de ses petites oreilles pointues. Seul inconvénient, le sympathique animal qui aime à se promener dans les environ de la maison, rapporte parfois de ses nocturnes ballades quelques invivables intruses…des puces! Les relations entre le félin et la camera web relèvent de la plus complète indifférence, Gabriel quant à lui se sent de plus en plus attiré par cet objectif braqué sur lui. Quelle impalpable entité se cache derrière ?

Les âmes immortelles, visibles quand elles habitent un corps physiques, apparentes quelques fois sous forme d’ectoplasmes, de manifestations fantomatiques, inconsistantes et invisibles dans la plus part des cas, forment l’objet de la recherche de cet écrivain sans renom. Une adresse électronique crée spécifiquement pour une étude poussée sur les milieux glauques de la webcam regorge maintenant chaque jour de plusieurs dizaines des courriels dans lesquels une flopée de nanas, toutes plus affriolantes les unes que les autres, prétendent connaître un homme marié, né le 10 octobre 1957 et répondant à l’original pseudonyme d’Augustintin. Pour le pognon qu’invariablement les belles demandent afin de se dénuder et plus encore face à leur caméra, se référer aux deux dernières syllabes du pseudo, elles feront toutes …tintin. Le but de la manœuvre est tout autre.

L’espace réservé à l’ordinateur dans la maison familiale est celui d’une chambre servant dans l’éventualité d’un ami de passage, accueillant aussi, parfois mais rarement,  monsieur ou madame exaspéré par une brève dispute. Ce jour là, l’écrivain se terrait porte close pour que les bruits de la maisonnée ne troublent pas sa concentration cérébrale et littéraire, il faisait chaud et la fenêtre munie d’une moustiquaire ne laissait pas passer le moindre courant d’air. La deuxième anomalie de cette histoire de recherche insensée alors vint frapper d’une forme insolite.

 Une fois de plus, de trois quarts face à l’œil de verre de l’androïde rouge et noir baptisé webcam, le visage attentif de Gaby s’afficha dans le cadre adéquate sur l’écran de son ordinateur. Attendant avec impatience de connaître la physionomie de son ou de sa vis-à-vis, quelle ne fut pas sa stupéfaction de voir apparaître…une fenêtre ouverte !

Un vent fort se produisit entre l’écran et celle bien réelle de la chambre. Surpris l’écrivain eut pour premier reflexe d’aller vers la porte pour la fermer…elle l’était déjà ! La peur de nouveau se manifesta, les cheveux hérissés, la chair de poule, le cœur s’affolant encore dans la poitrine, Gabriel s’enfuit sans aucun clic supplémentaire sur son clavier.

           -Ce n’est pas possible, je dois certainement devenir fou !

Revenu quelques au bout d’un instant seulement, le cadre supérieur de l’écran, n’affichait plus que le décor normal de la chambre, tel qu’il était et demeure encore derrière le siège rotatif face à l’ordinateur, un courant d’air suave entre porte et fenêtre rafraichissant normalement la pièce.

           -Il me faut arrêter ces conneries,  je passe à autre chose.

En quelques clics, le texte déjà écrit, soit une bonne cinquantaine de feuilles du futur roman, passa à la corbeille-poubelle ; aussitôt cette dernière vidée de forme définitive notre écrivain s’en fut prendre l’air. C’était un moment que les trois chiennes, Cannelle Gigi et Blou attendaient avec impatience, celui de la promenade quotidienne. Il n’y aura pas de tentative d’écriture ce soir là, mais le lendemain….

A peine l’ordinateur allumé pour un nécessaire regard du courrier qu’un icône incongru fait son apparition en haut et à droite de l’écran : celui du raccourci vers le livre pourtant effacé. Il s’appelait  « Angoisse derrière la caméra ». En tremblant et supposant la veille  avoir mal manœuvré un instrument électronique nommé ordinateur, encore rebelle à ses heures, Gabriel clique à gauche pour ouvrir le document Microsoft Office.

Horreur ! Le texte est toujours là ; pire, le premier chapitre qui n’avait pas de titre s’intitule  désormais « Un phare au loin ». A part ce léger détail, pas un mot, pas une virgule ou un point n’a été changé. L’écrivain n’en croit pas ses yeux, il ne peut articuler une parole alors qu’il voudrait appeler son épouse, des points d’interrogation de taille himalayenne se bousculent sous un crâne incapable du moindre raisonnement logique. Peu s’en faut qu’une crise cardiaque ne frappe ! Presque en face il lui semble voir la tête rouge et noire d’une mente religieuse qui rit à gorge déployée. Dans les hauts parleurs incorporés à l’écran, un voix masculine, grave et douce à la fois prononce distinctement.

            -Tu dois continuer Gaby, tu vas trouver ce que tu cherches.

La petite barre verticale intermittente se fixe d’elle-même en place, sous la dernière ligne écrite, en début de paragraphe. Gabriel vat perdre en ce moment précis l’usage de ses doigts ; ce sont deux autres mains, deux autres bras et un autre cerveau qui tiennent désormais la plume électronique.

La première secrétaire aux trente six mille fautes d’orthographe en pleurerait de jalousie, les mots s’additionnent à un rythme infernal, sans que l’écrivain ait conscience de former des phrases. Madame appelle, quelque part tout là-bas, comme à des milliers de kilomètres :

           -Gaby….à table !

           -J’peux pas, pas faim !

 Deux heures plus tard, l’épouse inquiète va découvrir son écrivain de mari, la tête posée inconfortablement sur l’avant bras  gauche,  juste à coté du clavier, dormant du sommeil du juste. Sur  l’écran, le chiffre en bas de page est le 97, la deuxième partie du livre vient de s’inscrire en lettres majuscules :

                                  LE PASSAGE A TRAVERS LE TEMPS

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Remis au travail tel un robot, les jours suivant s’annoncent également fructueux pour aligner page après page.

Gabriel Orval n’est pas un homme que l’on peut qualifier de gros, son genre à lui serait plutôt celui du rayon de vélo et pourtant il va perdre encore quelques kilos en peu de temps  Il s’est mis hors ligne sur le fabuleux programme Skype qui permet à des millions d’individus de communiquer, se parler et se voir à toutes heures et pourtant la caractéristique sonnerie d’une demande de contact retentit. Autant par curiosité que par envie de délaisser un instant son ouvrage, l’écrivain établit la communication.

Le visage agréable d’un homme d’une quarantaine d’année lui apparaît, yeux gris et grand sourire.  Une voix déjà écoutée le salut poliment.

             -Bonjour Gabriel !

             -Bonjour…mais qui êtes-vous ?

             -Je m’appelle August, sans le tintin !

             -Ha, ha, ha, c’est vraiment très drôle !

Puis d’un coup la mémoire revient sur un personnage énigmatique, héros de son précédant roman et marchand d’âmes de profession.

             -August Santiago Wittwer ?

             -Lui-même !

  Ce n’est pas endormi que la charmante épouse vat trouver Gabriel blanc comme un drap d’autrefois, mais bel et bien évanoui sur le sol, au pied du bureau. La numérotation bas de page a atteint le 215, chiffre jamais atteint, et de loin, par Gaby.

Plusieurs jours durant, notre mordu, notre obstiné  de l’écriture restera comme groggy, les yeux vagues fixés sur des horizons insoupçonnables à tout autre, hagard, à peine effleurant ses plats au moment des repas familiaux. À tel point qu’une entrevue avec un psychiatre soit envisagée. Puis un beau matin, après une nuit de plus de mauvais sommeil, la démangeaison du bout des doigts a repris l’individu qui s’est assit de nouveau devant son ordinateur ; la webcam était souriante ce matin là, l’œil malicieux semblait lui parler. Il disait :

             -Tu fais bien Gaby, continu, des millions de lecteurs vont bientôt se passionner pour ton roman.

      L’écriture  reprends, toujours avec une vitesse affolante quand la sonnerie de Skype retentit ; au même moment l’icône clignotant bleu et blanc  semble dire :

                -Allez quoi, décroche !

Le temps s’arrête. Faut-il répondre ? D’un clic la demande est refusée…mais elle persiste ; le volume du son monte, devient à la limite de l’intolérable, à s’en boucher les oreilles. Excédé notre homme se lève et arrache la prise électrique de l’ordinateur…il  reste en fonctionnement !

Vaincu, Gabriel Orval, écrivain sans succès de soixante six ans bientôt, se rassoit sur son siège pivotant confortable et, les larmes dans les yeux, il établit la communication avec monsieur August Santiago Wittwer, receleur, voleur et marchant d’âmes au service du Diable ou de Dieu selon les désidératas de ces deux personnages aux humeurs fantaisistes.

            -Qu’il en soit ainsi, je suis maudit !

            -Je savais que tu reviendrais Gaby !

            -Bien sûr, tu me connais, c’est moi qui t’ais créé.

            -Nuance, tu m’as découvert. J’existe depuis que l’homme a acquit une conscience, depuis qu’il a développé les concepts du bien et du mal, depuis que son cerveau s’obstine dans la masturbation mentale comme tu l’as déjà écrit. De plus tu ne sais pas où je vais t’envoyer.

             -Tu parles ! Toi tu te fous complètement de l’innocence ou de la culpabilité ; quand tu cherches des âmes, tout est bon à prendre. Ne m’enquiquine pas, laisse -moi au moins terminer ce bouquin.

             -Il se terminera. Pour preuve je te laisse. Au fait, rebranche ton ordinateur ; il risquerait de s’éteindre !

L’image d’un August riant de bon cœur s’efface doucement, laissant place au texte du livre ; nous sommes à la page 229 ! Le tiret vertical clignote, clignote…viens ! Viens !

L’expérience est indicible ; sous peine de passer pour un fou absolu Gabriel n’en parlera jamais à personne, pas même à sa tendre moitié, à celle qui partage sa vie depuis plus de dix-sept ans, la mère d’Alyce leur insupportable mais merveilleuse adolescente de fille. Cela restera un secret pour toujours…

Mais ? Comment cacher cette invraisemblable histoire si elle doit un jour être publiée ? Trop compliqué pour un esprit inquiet regardé aujourd’hui sournoisement par une tête d’extraterrestre cyclope. La dernière question rentre dans le domaine du futur, lieu où Gaby a systématiquement refusé  de se projeter. « Demain sera un autre jour, hier n’existe plus, le présent seul m’appartient, je dois faire en sorte qu’il soit un havre de paix, pour moi et ceux qui m’entourent ». Ce pourrait être la devise d’un écrivain inconnu.

La relecture des derniers paragraphes se fait lentement. Comme si l’auteur n’avait pas écrit lui-même ce texte riche en détails, en adjectifs, en verbes presque oubliés du langage courant. D’ailleurs si l’on réfléchit, comment cet homme si mauvais en Français à l’école puis au lycée a-t-il pu un jour prendre la plume ?  Aligner tant des mots, lancer certaines idées jamais encore osées, exprimer des concepts que les plus grands penseurs ou savants n’ont pas encore soupçonnés ? Quelqu’un avant lui  a-t-il dit que le temps est une vibration, qu’il est source d’énergie et que nous pourrions l’utiliser autrement que pour vieillir ?

Qui guide son intarissable plume mécanographique ?

Lors de ses nombreuses pérégrinations tourdumondesques, parti chercher on ne sait quoi, Gabriel a trouvé au fond de son cœur une étincelle de vie spirituelle, elle s’est transformé en une flamme qui brulera pour l’éternité. Il a vécu d’autres phénomènes inexplicables, d’autres expériences impossibles à partager sous peine de se voir immédiatement catalogué de fou dangereux et enfermé. Après la première surprise du retour de sa création littéraire, la peur s’en est allé.

Monsieur Orval sait que le personnage fictif, cet August Santiago Wittwer existe, pour de vrai ! Contradiction ? Non pas ; il n’est qu’un des nombreux valets de la Grande Faucheuse, Dame La Mort, certainement un frère de l’Ankou redouté des  Bretons. Hors ; la Mort jamais ne l’a préoccupé, il sait qu’inévitable elle viendra le prendre comme tout un chacun quand son heure aura sonné. Dans un an ou dans une seconde peu importe, il a toujours été prêt. Monsieur Wittwer, serais-tu l’annonciateur ?

La relecture donc montre que le texte est un bel ouvrage et qu’il se termine. Peu de mots avant de pouvoir taper FIN et pousser un grand soupir de soulagement. Avec cette fois une certaine curiosité mitigée d’angoisse. Que ce passera-t-il après ?

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  Le voici enfin ce moment redouté, 241 feuilles dactylographiées peuvent se transformer en un volumineux ouvrage de trois cent quatre-vingt voir quatre cents pages. Qui diable voudra publier  tel monument d’un inconnu ? 

Ais-je dis qui DIABLE ?

Rien ne se passe pourtant, aucune autre nouvelle idée de livre ne traverse l’esprit compliqué du romancier lisant les informations. Guerres, famines, scandales politiques et financiers (deux mondes bien apparentés) forment le traintrain habituel des différents journaux, rien ne change à part les noms des lieux et des personnes.

 Il est dix heure ce soir-là quand monsieur Skype frappe encore à la porte…Un visage familier, souriant mais grave, envahit l’écran de l’ordinateur.

         -Bonsoir August, tu en as mis du temps pour revenir me voir !

         -Bonsoir Gaby, cette fois je viens pour te chercher ! Tu viens avec moi, maintenant !

         -Je suppose que je n’ai pas le choix ?

         -Hé non…

Un frisson seulement parcourt la chair  de Gabriel, il regarde la Webcam. L’œil unique semble s’agrandir démesurément et son corps devenu immatériel est avalé par la mente religieuse telle la fumé dans une hotte aspirante.

 

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 Il est strictement interdit de ne pas mourir, la loi considère les disparitions comme des énigmes  à résoudre ; meurtre ou suicide,  un corps physique doit être retrouvé !

Pauvre épouse qui se verra soupçonnée par la police jusqu’au jour où l’inspecteur recevra sur une clé USB anonyme un très long roman intitulée « La webcam ou le passage à travers le temps ». Ce  fonctionnaire vieillissant aura la peur de sa vie en regardant sur une courte vidéo, (des spécialistes la reconnaitront par la suite  comme non truquée), un Gabriel Orval se faire littéralement aspirer par un petit appareil fixé sur un porte crayon.

Pire encore quand un homme  lui parlera. Ce visage là, il le reconnaitrait entre mille…Une photo est affichée dans les commissariats du monde entier à côté de celle d’une belle blonde. Le couple le plus recherché de la planète depuis les étranges évènements de l’état d’Oregon aux USA, c’était en 2006. Le 6/6/2006 pour être plus précis. Ces deux personnages ont été soi-disant vus en bien des points du globe où de nombreuses morts mystérieuses sont survenues, mais ils restent toujours insaisissables.

 

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[1] Merci monsieur Édouard Herriot !

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