Douce plume acariâtre

Les dessins polissons de Pablo

 

                                       

Premier chapitre        Mon Ex

                                            

           Déjà deux heures que le jeune garçon pêche en ce bord de Saône sans la moindre petite touche. Il lance une fois de plus la cuiller au ras des roseaux, le plus loin possible. Quelques remous significatifs et la fuite de minuscules alevins prouvent qu'un quelconque carnassier doit chasser dans les parages. Ici, en s'approchant d'un vieux quai autrefois destiné au stationnement des péniches et si délaissé aujourd'hui qu'il n'est qu'à grand-peine carrossable, il va pouvoir travailler un peu plus vers le fond. La main gauche activant le moulinet, le souffle presque retenu par l'émotion d'avoir à combattre un "gros".

Rien. Mais peut-être faut-il continuer en profondeur jusqu'au quai et remonter l'engin avec son triple hameçon à l'ultime moment. Dans son précédent lancer, il a travaillé les derniers mètres trop près de la surface. Encore deux ou trois tentatives et probablement une grosse  perche va mordre. Par ici, la semaine passée le jeune adolescent a pris quelques belles pièces dont une de plus de quarante centimètres. Avec un peu de chance ce sera un black bass, un sandre ou encore un beau brochet. Ce serait son premier ! Monté en trente centièmes, il faut bien régler le frein du moulinet, avoir patience et doigté pour ne pas casser.

A moins d'un mètre du bord… accroché. Ah, non alors ! Pas question de perdre encore une cuiller, c'est que ces bidules-là valent de plus en plus cher. Impossible de rembobiner davantage, il va falloir se mettre à l'eau, heureusement qu'elle est bonne …

Un hurlement suivi d'une chute au bouillon font arriver en courant d'autres pêcheurs des alentours.

On vient de retrouver mon ex mari !... Bientôt trois ans qu'il s'était volatilisé et pas une nouvelle ; mais quelle belle vie sans lui, enfin c'est ce que je me dis. Bon, en vérité je savais qu'il était vivant il y a … combien déjà ?... presque trois semaines. Par téléphone, il a comme d'habitude de plus essayé de me relancer…uniquement pour la bagatelle s'entend, car il doit savoir que je suis en manque…Une fois de plus, je lui ai suggéré d'aller se faire empapaouter. Euh…en utilisant une terminologie beaucoup plus grossière.

Dès que le plongeur des pompiers a ramené le corps, les policiers présents découvrent rapidement la cause de la mort : une forte indigestion de plomb dans la poitrine. Seul le médecin légiste pourra préciser le calibre utilisé après l'extraction des balles.

Pardon, je vous ai menti sans m'en rendre compte, c'est que ce loustic et moi,  ne sommes pas encore divorcés.  De mon côté, probablement par fainéantise, j'ai toujours prétexté ne pas avoir le temps pour commencer une procédure ; et comme je suis toujours fauchée, je ne vois pas pourquoi j'irai donner du fric à un avocat sans une réelle nécessité. Maintenant on peut m'appeler  madame veuve Charroi.  Beurk ! J'ai bien fait d'attendre, me voici avec un nouveau statut civil obtenu gratuitement. Bon, nous verrons bien si cela va changer quelque chose à ma vie.

Tu parles !

Comme ce salopard avait ses papiers sur lui, l'identification a été rapide. Mais malgré tout, on m'a convoquée à la morgue pour reconnaître le macchab. Tiens, tiens, une fois encore ce cher commissaire Grandjean. Mon dieu, quelle disgrâce. Protégez-moi de ses sales pattes

         - Alors Anne, c'est bien lui ?

J'ai, de par ma profession, eu l'occasion de voir déjà quelques cadavres, les innombrables  de la télé, je n'ai pas le temps de les regarder. Il parait serein,  sa belle gueule  perpétuellement ironique de comploteur enfin détendue. Je m'étonne de ne pas ressentir la moindre pitié pour celui que j'ai aimé. Cru aimer sans doute.

         -Oui, c'est bien lui, et je peux t'affirmer que ce n'est pas avec mon flingue qu'il a été composté.

          - Quelle est ton arme?

          - Un vieil automatique, un truc très léger de bonne femme, un 6,35 que je peux facilement ranger dans mon sac à main. Tu sais, je n'ai pas eu l'occasion de m'en servir souvent. C'est un Webley Scott pocket. Je suppose que tu veux le voir ?

         - Non, tranquille ma belle si tu avais tué ton gugusse, tu ne serais pas assez idiote pour le faire avec ton arme… mais... peut-être avec une autre ? Un 9mm par exemple ? Le toubib m'a affirmé que la mort remonte à deux jours environ.

Je le vois venir avec ses gros sabots cloutés.

         - Je suis arrivée de Belgique tard hier soir, tu peux téléphoner à la gendarmerie d'Arlon. Les pandores m'ont libérée juste avant de me foutre dans le train en se retenant pour les coups de pieds au cul. Si je n'étais pas femme, je pense qu'ils n'auraient pas hésité.

         - Tu as encore fait des tiennes ?

         - Non, comme d'hab, seulement mon boulot.

         - Ça n'empêche que tu te retrouves toujours dans nos pattes. Allez, file. Je te convoque si j'ai du neuf sur ton mari.

         - Ex mari ! Salut ! Dis, tu me parlerais comme ça si je t'avais dit oui la dernière fois ?

         - Dégage ou je te colle en garde à vue !

 

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Direction ma  vieille titine. Tiens, je me refumerais bien un clope. Mais pourquoi ces envies qui réapparaissent parfois alors qu'il y bientôt cinq ans que j'ai arrêté ? Je n'ai pas d'enquête en cours et mon employeur sur la dernière est mort inopinément, bien sûr avant de me refiler le beau chèque de  mission  accomplie avec succès. Il a été indélicatement poussé dans une cage d'ascenseur après qu'une porte soit forcée ; seize étages…Même à Bruxelles c'est souvent mauvais pour la santé. Avec les avances, j'ai juste payé mes frais. Quelle poisse ! Si je bosse sur le meurtre de ce minable de Gilles, personne ne va me filer un rond, laissons donc la volaille faire son boulot. Le commissaire Grandjean est peut-être un vilain dragueur mais c'est aussi un excellent flic.

         - Merde, la fourrière embarque ma Clio. Hep ! Hep !

Une grue municipale est en pleine action de rapt avec violence. Besoin de fric pour remplacer celui des cons tribuables risqué dans des placements financiers trop hasardeux, jusqu'en 2007/2008 certainement. Infâmes raquetteurs! Il faut rembourser les pertes dues à la crise. Mon œil, plutôt dues à l'arnaque. Mais ça personne n'ose le dire.

         - Elle est à vous cette voiture ma petite dame ?

         - Oui mais je ne dépassais pas sur l'arrêt du bus, je  stationnais correctement. Regardez monsieur l'agent, ma plaque d'immatriculation est enfoncée, on m'a poussée! C'est visible, non?

         - Si vous saviez combien de fois j'ai entendu cette mauvaise excuse. Mais, mais, c'est quoi ce pistolet automatique sur le siège passager ? Vous pouvez m'expliquer ?

A la vue d'un Walter P 35 je comprends tout de suite. Je pourrais  bien révéler au képi étonné que c'est celui qui a farci mon mari aux prunes de 9 millimètres, mais je préfère sortir ma carte  de privée et mon autorisation de port d'arme.

         - Excusez-moi, je n'ai pas fait attention. Je voulais le nettoyer, je l'ai mis bien en évidence pour m'en rappeler… et puis tête en l'air je l'ai oublié. C'est tout simple !

L'homme en uniforme et ses deux collègues de la grue rapteuse municipale, machine aux serres prêtes  à accrocher leur proie,  me regardent comme une extra-terrestre. Ah bon, il y a aussi des femmes dans ce boulot ? Vilains machistes, vous ne connaissez que Nestor Burma, Hercule Poirot, Philip Marlowe ou Harry Dikson ? Et alors, qui sont Maud Silver, Kate Fansler et Stéphanie Plum ? Machistes et ignares de surcroît.

         - Bon, vous n'allez pas régler l'enlèvement, mais le stationnement interdit, ca je ne peux pas vous le quitter.

Avant que le policier ne puisse esquisser le moindre geste, moi petite Anne, lui subtilise son carnet à coller les contredanses, détache la première feuille déjà remplie qu'il s'apprêtait à coller en décoration sur mon pare-brise et la déchire.

         - Allez donc vous faire payer par le commissaire Grandjean de la criminelle, là; dans le bâtiment  d'en face, celui de l'Institut Médico-légal ; je viens de passer un moment très agréable avec lui. Vous voyez ce que je veux dire ?

Ce n'est pas seulement la stupéfaction qui laisse le trio incrédule, la fumée noire et asphyxiante d'un échappement de diesel mal réglé mériterait indubitablement d'être verbalisée elle aussi. Mais le brave subalterne, au plus bas des échelons de la rousse,  tousse  en grimaçant et n'ose pas se servir de  son réglementaire sifflet à roulette.

Ca n'empêche que…des immondes salauds ont voulu me faire porter le chapeau. Si je n'avais pas l'alibi de la Belgique, je me retrouvais coincée avec l'arme du crime. Que je le veuille ou non, me voilà lancée une fois de plus en total plein délire, dans un truc-chose pas possible. Je pressens que  je vais en  prendre plein la gueule. C'est que je n'ai pas l'étoffe moi !

Vous avez vu mon aspect ? Un mètre soixante et UN, quarante HUIT kilos à poil toute mouillée, et…détective privée. De quoi faire rire ; n'empêche que quand je tiens un os, personne ne peut me le faire lâcher. Et oui, depuis toute petite je trompe mon monde. Mais personne ne me trompe. Encore un mensonge, malgré mon métier pourtant adapté à la situation, j'ai tardivement su que Gilles avait commencé ses infidélités  très peu de temps après notre mariage.

Vous avez vu mon aspect ? Non, c'est impossible car je suis invisible. Enfin presque. Tellement inaperçue en tout endroit que je semble ne pas être passée par là. Très loin de ces beautés sulfureuses des séries américaines, ces canons provocants qui possèdent un popotin et une devanture faisant saliver tout mâle en âge de forniquer, ces brunes aux yeux de biche ou blondes salaces avec leur grosses pétoires au ceinturon, à côté de la plaque de flic bien astiquée. Tiens en y pensant, des nanas comme ça, quand je suis allée aux States faire un petit viron de huit mille kilomètres, j'en n'ai pas vues beaucoup. Il n'y a que des grosses dans les rues, je reste en dessous de la vérité…des obèses.  Des monstres qui ressemblent de plus en plus aux hamburgers qu'elles bouffent en sirotant leur Coca Cola. Des tas de viande qu'on empêche de passer quand un film est tourné…pour la bonne image de la belle Amérique! Moi, personne n'aura jamais l'idée de m'arrêter, à part les flics ; ce n'est pas grave, je commence à m'y habituer.

Mon portable me lance des SOS, c'est ce que j'ai choisi comme sonnerie. Je n'ai pas le temps de me présenter que la voix de Grandjean hurle à mon oreille sensible. Mon tympan va me faire mal toute la journée.

         - Anne, bon Dieu, tu m'amènes le flingue qui était sur la banquette de ta voiture ou je délivre un mandat d'amener  contre toi.

          - Excuse-moi mon poulet, il est probable que l'Alzheimer s'attaque à moi, je n'y pensais déjà plus. Tu vas me croire quand je te dirai qu'on a voulu me piéger ?

         - Viens et tu m'expliqueras tout ça !

         - Je suis en bas de chez moi, je regarde mon courrier et j'arrive !

         - Tout de suite !

Je raccroche, j'ai juste un peu menti ; il me manque bien dix minutes pour rejoindre ma base.

C'est fou ce que je dois mentir dans mon job. J'aurais quand même pu en choisir un autre mais mes études ont refusé de me suivre trop longtemps. Il faut vous dire que je n'ai jamais réussi à faire moins de dix fautes dans une dictée… dans une courte dictée ; par contre, en calcul mental personne ne m'égalait. Il est vrai que dès  que messieurs sinus et cosinus ont frappé à ma porte, j'ai battu prudemment en retraite. Licenciée à l'école de la démerde, j'ai tout d'abord bossé avec mon papa à moi[1] qui possédait une grande flotte de trois camions, comme chauffeur s'il vous plaît ! Je profite de cet espace pour sanctifier mon frangin…la patience qu'il a eu pour m'enseigner le boulot…Surtout les marches arrière. S'il m'avait fallut payer une auto-école, j'aurais ruiné la famille et endetté sa descendance.

 Ensuite, j'ai enchaîné les jobs insignifiants par-ci par-là avant de rentrer par la petite porte (vu ma taille pas besoin de grande) dans une agence de détective privé. Je ramenais toujours de bonnes infos ; normal, qui se méfie d'une  nana invisible ?

Je remplaçais souvent l'œil du bidet dans des histoires de cocufiage en prenant parfois des photos beaucoup plus qu'olé-olé. Vous ne pouvez pas savoir comme j'en bavais à l'époque ; bavais d'envie car pas un mec ne s'intéressait à moi.

Et puis j'ai rencontré Gilles.

         Ho, pas plus beau qu'un autre mais un charme fou. Svelte, grand, de belles mains d'artiste et un baratin capable de laisser un vendeur de bagnoles d'occasion complètement abasourdi. Par contre j'ai vite vu que le boulot et lui…c'était comme deux mêmes pôles, un des rares trucs dont je me rappelle de l'école. Ils se repoussent avec persistance. En tout cas ce zigoto a émis une seule bonne idée dans notre vie en commun, celle de me conseiller, de me pousser  pour travailler à mon compte. Il a eu foi en moi et je l'ai suivi.

       Mon excellente mémoire m'a fait avaler, en un an, presque autant de droit qu'un vieux juge en a ingurgité vers la fin de sa carrière. J'ai bossé un peu et triché beaucoup pour passer les concours (j'aurais pu vous dire le contraire mais ne veux pas vous prendre pour des pommes). Les premiers temps furent durs, très durs, et mon gentil patron détective a commencé par  mettre des gros bâtons dans mes roues en rodage.

 En douce je me suis constitué un joli dossier sur toutes les saloperies qu'il m'a faites dont plus d'une totalement illégales. J'ai également noté quelques affaires juteuses que monsieur avait légèrement dissimulées au fisc…et j'ai retrouvé une soudaine tranquillité. Ce cher confrère m'évite dorénavant mais je me méfie encore de lui. Je sais qu'il me réserve un chien de sa chienne…Bof!

Petite, frêle, mais pas conne…enfin presque. Pourquoi donc ai-je accepté de donner ma main à ce fainéant de Gilles. C'est qu'il me faisait encore rire à l'époque et que ses prestations au dodo me satisfaisaient pleinement. J'ai mis longtemps pour voir qu'il m'en fallait peu. Un an après cette union de grand amour, j'étais encore à un mètre soixante et UN et fort heureusement toujours à quarante HUIT kilos, mais je franchissais le cap de la trentaine, celui où toutes les femmes sont belles et désirées… sauf moi car je m'ajoutais aussi sur la longue liste des abandonnées.

J'ai également investi pour me faire connaître avec de la pub relativement ciblée dans des journaux de premier plan…puis de second ordre…enfin sur les gazettes paroissiales. Depuis je n'ai jamais eu les moyens de réinvestir. Seules les pages jaunes du Bottin rappellent sobrement aux nécessiteux d'informations particulières  mon nom et ma noble profession. Et c'est cette très apparente simplicité qui m'apporte des clients, hélas souvent plus fauchés que moi.

Heureusement que j'ai hérité de cet appartement dans le deuxième arrondissement de Lyon, avec les fortunes qui tombent à chacune de mes enquêtes, je ne pourrais pas me payer le loyer d'un modeste local commercial. C'est donc chez moi que je reçois mes rares clients, mais ils ne peuvent pas deviner que derrière le bureau relativement grand et confortable se cachent une minuscule cuisine, une simple chambre et une salle de bain. Peu de place donc pas de baignoire mais une douche avec de l'eau chaude quand ce fichu chauffe-eau veut bien fonctionner.

 En rentrant at home c'est un sacré micmac que je découvre.

Tout est sens dessus dessous. Les tiroirs vidés, les livres ouverts pêle-mêle sur le sol, mes photos sorties des encadrements, jusqu'à mon matelas déchiré. Quels idiots ont pu faire ça ? S'ils m'avaient téléphoné, j'aurais pu leur dire que je n'ai rien à cacher. Tiens justement en parlant du loup, le voilà qui sonne. SOS.SOS…

         - Anne Muntanyet, détective privée. Que puis-je faire pour vous ?

         - Tu peux rendre le fric qui n'est pas à toi, salope. Sinon tu vas le payer de ta peau !

         - Mais, vous voulez quoi ? Je ne comprends rien, qui êtes-vous ?

         - Tu es bien la femme de Gilles ?

         - On l'a repêché ce matin dans la Saône, lesté de quelques balles de plomb. 

         - Il n'a eu que ce qu'il méritait. Et cela sera ton tour si tu t'obstines. Tu vois ce que je veux dire ?   

         - Non, je…

La conversation est coupée. Il me semble, mais je peux me tromper, que le quidam avait un peu l'accent du midi.

Bien entendu, le numéro d'appel est masqué. En très peu de temps je viens d'apprendre trois choses. Un, celui ou ceux qui viennent de me parler savait que Gilles avait eu un léger contretemps qui risquait de s'éterniser. Deux, des gens pleins de mauvaises intentions connaissent mon numéro de portable. Trois, et ça réellement m'intéresse au plus haut point, je suis sur une bonne voie pour devenir riche .Une petite loupiotte rouge s'allume dans ma minuscule cervelle d'oisillonne ; attention, avec quel calibre va-t-on m'expédier les arrhes ? Vous avez remarquez que j'invente des mots ! Pourquoi ne peut-on pas mettre un petit oiseau  au féminin ? Parce que les gagadémiciens sont horriblement machistes ou misogynes et que mon côté redresseuse de torts prend le dessus. Le pognon, vu qu'il y a déjà un mort sur le chemin de la récupération, cela doit représenter pas mal de chiffres avant la virgule ! Je sens que messieurs les flics risquent de me trouver en travers de leur chemin une fois de plus.

Ah oui, le Walter P 35! J'allais l'oublier celui-là.  En prenant bien soin de n'y laisser aucune de mes empreintes, je confectionne rapidement un paquet du style cadeau où je dessine un cœur avec un  marqueur rouge pointe large. Une grosse ficelle, un nœud style lacet de chaussure, ca fait meuchtement jôôli.

Je vais de ce pas prendre des nouvelles auprès de Tintin. Si quelqu'un sait, ce sera bien lui. Non, pas le héros de Hergé ! Le parrain de mon ex, accessoirement il a aussi  été l'un des témoins de notre mariage. Je suppose  qu'avec quelques années en moins sur sa carte d'identité, il n'aurait pas hésité  à me draguer. J'ai lu dans ses yeux qu'il m'a aimée d'emblée. Quelle fête ce jour-là ! Cinq personnes en tout et pour tout, ma frangine, son copain et ce parrain que l'on attendait désespérément ; il est arrivé avec presque trois quarts d'heure de retard, le pull à l'envers, le bas de sa chemise coincé dans la braguette en gueulant.

         - Bon Dieu d'bon Dieu, pour une fois que je me dois à un truc sérieux, je m'endors dans les bras d'une pute !

Madame le maire en a eu le hoquet pendant toute la cérémonie !

Tintin, je vais le trouver devant le tapis vert des joueurs de tarot du Cercle de Jeux de la Salle Rameau, près de la place Sathonay dans le premier arrondissement. Petit passe-temps entre amis à un euro du point, dix euros la pousse et quarante la garde contre le chien ; divertissement qui peut amener le malchanceux vers les deux mille dans la nuit ! Autour de la table, celui qui s'assoit a meilleur compte de savoir jouer…les bourdes sont très mal vues. Détail, la salle Rameau est à deux cent mètres du commissariat du premier arrondissement. Le garçon de course, moyennant petite finance, y portera mon joli cadeau d'amour qui sera  transmit à Grandjean.

Il y a un type qui me suit, en plus il me semble le reconnaître, c'est justement un mulet du commissaire. Très facile a vérifier… je descends tranquille les escaliers sur le flanc de la mairie et voilà le quidam qui fait de même. Alors je remonte subitement et arrivée à sa hauteur  je m'arrête et largue à haute voix :

          - Quelle discrétion, quel professionnalisme! Je vais à la salle Rameau, tu m'attendras dehors, la maison Poulaga n'est jamais la bienvenue chez les joueurs !

Tintin n'est pas étonné de me voir, il  attend la fin de la donne et s'excuse auprès de ses partenaires. Un vieux de quatre-vingt-deux berges ça peut se permettre. Il est déjà au courant de la mort prématurée de son filleul mais n'en parait pas affecté le moins du monde. On  papote tous les deux une bonne demi-heure devant un thé pour moi et un diabolo menthe pour lui. Parmi les badauds arrêtés sur le trottoir à l'extérieur, juste au dessus des billards, un flic ne m'a pas quittée  des yeux un seul instant. Il faut maintenant que je lui fausse compagnie.

          - Adorable vieillard, on peut toujours passer de cette salle au théâtre à côté ?  La sortie des artistes est ouverte elle aussi ?  

          - Tu te souviens du passage ?

          - Tu me déçois, je le connais depuis toujours. A bientôt, ménage tes vieux os. Je t'aime Tintin.

Grosses bises et il repart en direction de son tapis vert avec des idées de grand chelem en tête. Dix minutes plus tard je fonce près du marché de la Martinière et enfourche une belle Vespa, je crochète le cadenas qui bloquait le guidon et le casque en moins de dix secondes. Pour le contact, je suis équipée en permanence d'un bidule introuvable dans le commerce…enfin presque, cinq secondes de plus. Si je peux, je rapporterai l'engin roulant demain avec le plein de mélange deux temps, je suis une femme honnête moi ! Honnête et tranquille, le Tintin ne lâchera  mot aux poulets qui ne vont pas manquer de le questionner. Vu son âge canonix ils  mettront des pincettes à leur interrogatoire.

L'enquiquinant avec la police, c'est qu'elle connaît ma voiture. Momo va m'arranger ça ; quand un jour j'aurai des sous, je le payerai pour sa bonté. Momo il achète des bagnoles bonnes pour sa ferraille, défuntes à la suite d'un accident ou d'une maladie de vieillesse et revend en pièces détachées. Parfois il  retape si c'est possible. Ou bien il en vole une du même modèle…il faut alors un contrôle très sérieux pour découvrir la supercherie.

Maurice, je l'ai tiré in-extrémis des griffes d'un grand méchant l'année passée, alors quand je me pointe dans sa casse, c'est le grand sourire, la planque avec bonne bouffe assurée et bien sûr, une titine en ordre de marche. Ironie du sort, c'est une Citroën Picasso que je vais bientôt piloter sur les routes de l'aventure. Pourquoi ironie ?....

 Elle est où sa casse ? Non mais! Bof, allez, dans un rayon de quarante bornes autour de Lyon vous la trouverez. Pas moyen de retourner chez moi, je ne pense pas que mon téléphone soit sur écoute, du moins pas encore et j'ai enfin un fil à tirer. Merci Tintin !

Ici vient l'ironie. D'après vous, combien peut valoir une série de petits dessins  polissons d'un peintre disparu depuis lulure… s'il s'appelait Pablo Picasso ? Beaucoup de zéros avant la virgule ! Comment diantre mon ex imbécile de mari a-t-il pu se retrouver dans une affaire d'art ? Et pourquoi se cachait-il d'une bande  de Japonais ?

J'aurais quand même pu choisir un autre boulot, mais je suis curieuse, curieuuuuuuuse ! Il va falloir dorénavant que je me méfie de tous les bonshommes aux yeux bridés, et des bonnes femmes, il y a aussi des éléments féminins chez les bandits. En tout cas je me rappelle bien des accointances de Gilles avec un commissaire, priseur cette fois. Un habitué du petit marteau pas toujours catholique. Ce quidam il était juif à l'époque et ne parlait pas de conversion immédiate. Gilles aussi était juif, pardonnable disait-il en plaisantant, car seulement par sa mère, mais il ne pratiquait qu'une seule religion : la magouille .On voit le résultat obtenu avant d'avoir accompli ses trente-cinq ans d'âge!

Moi, mes chers parents m'ont fait pleurer sur des fonts baptismaux sans me demander mon avis, puis se sont arrêté comme la plus grande part des cathos après ma première communion.  Je me suis vite montrée allergique aux gros bobards. Par contre deux années d'enseignement de sornettes au catéchisme m'ont formée à la perception du mensonge. Les vessies ne furent plus jamais  des lanternes à partir de ce moment (bon, j'avoue m'être faite entourloupéter quelques fois encore). Je me suis aussi  aperçue que dans le mot croire, plus la part du doute domine plus l'on clame une vérité que l'on ignore.

Gilles a réussi l'exploit de me mentir plusieurs mois sans que je ne m'en rende compte ; je suis vaccinée contre les hommes dorénavant. Mais ils me manquent…C'est si bon la baise.

Et Gaston ya l'téléfon… SOS… Grandjean. Je m'en fous,  je sais qu'il ne va pas chercher à m'arrêter, il n'est pas si bête le quidam flic,  je lui suis bien plus utile en liberté. Quand j'aurai récolté, il viendra prendre directement les fruits dans mon panier. Tant qu'il n'y met pas la main ; parce que lui, il ne me plaît pas, mais alors pas du tout du tout. Une sorte de répulsion  viscérale que je ne peux expliquer.

         Maître Georges Bruel, à nous deux ! Je crois que je vais me payer une petite visite non guidée dans ton bureau, à quelques centaines de mètres d'une célèbre salle de vente.

Voyons voir, deuxième étage, je dédaigne l'ascenseur pour garder  ma forme physique d'athlète et marque un temps d'arrêt sur le palier devant une porte barrée des scellés de la justice. Personne en vue, pas de bruit dans cette montée moderne, froide et impersonnelle. Enfiler des fins gants de chirurgiens, faire sauter le beau ruban avec des cachets de cire et m'introduire dans l'antre de l'homme au petit marteau, trois opérations réalisées en… allez deux minutes maximum. Je referme derrière moi.

           - Tiens, ici aussi on a fouillé de fond en comble, mais avec beaucoup de précautions. Travail des flics certainement.

En avançant de quelques pas, J'aperçois  une caractéristique marque à la craie faite sur le sol, celle dessinée autour d'un cadavre. Mon petit intermède belge m'a privée d'une information connue de la France entière. Le commissaire priseur, Maitre Georges Bruel a été retrouvé samedi passé une balle de petit calibre dans la tempe, du  22 pour être plus précis. Il tenait une arme lui appartenant serrée dans  la main droite et le suicide a paru évident aux policiers, l'enquête malgré tout suivait son cours. Bien évidement, la tour de l'ordinateur a disparu.

          - Et merde! La seule piste que j'avais ! Mon petit doigt me dit que c'est probablement un meurtre. Et bien ça fait deux si je sais encore compter !

Au moment de repartir mon perspicace regard de détective accroche une photo insolite où trois hommes hilares font face au clic clac merci Kodak du petit zoizeau. L'un d'entre eux, celui du milieu, est archiconnu du monde entier...un certain Pablo, artiste peintre de profession. Les deux autres ne me disent rien, encore qu'un petit air de déjà vu puisse souffler sur le visage de droite. Sans le moindre scrupule, je sors le cliché d'environ 20 cm par 20 de son cadre et avant de l'emporter jette un coup d'œil machinal à son dos.

                         5 juin 1960 Dieulefit

           - C'est où ce bled ? Dans la Drôme, le Vaucluse ? Je ne me souviens pas, mais je veux savoir qui sont les deux gaziers sur l'instantané  avec Picasso. Il faudrait que je puisse m'adapter aux nouvelles technologies, je suis incapable de me connecter à Internet sur un téléphone portable, et ce n'est pas faute d'avoir essayé. Faut dire aussi que c'est kifkif avec les ordinateurs, je ne suis pas douée ; mais seulement pour consulter monsieur Google, ça je peux encore ! La photo que j'ai subtilisée sera mon premier fil conducteur.

Retour à la case, pardon casse départ chez l'ami Momo; je sens bien que sa copine sera contente quand je repartirai, mais elle reste souriante et ne fait pas partie de la famille des balances. En tout cas sa tortore est bonne, aussi bonne que son ventre qui s'arrondit… je l'envie un peu !

Avec toutes les célébrités qui ont défilé dans ce magnifique village qu'est Dieulefit, il va me falloir quatre heures de recherches pour identifier le gars de droite sur la photo. Quelle idiote je fais, aucun doute maintenant sur ce petit air de déjà vu. J'ai fait un agrandissement et je l'ai collé à côté de l'écran de l'ordi…merci encore monsieur Google, vous venez de me faire redécouvrir Louis Aragon, du moins ses traits quand il avait soixante-trois ans.

De revoir ce visage me donne une grande émotion, moi qui adore Brassens, Ferrat et Ferré. Enquêter avec de pareilles montagnes himalayennes de l'art me remplit de bonheur. Je n'ai pas la prétention de faire partie de leur famille et pourtant mon nom signifie petite montagne en Catalan, langue dont je ne comprends pas le moindre autre mot et qui donne des velléités indépendantistes de l'autre côté des Pyrénées.

Picasso et Aragon ! Mais qui donc est le personnage de gauche ? Trois heures de plus à cliquer sur toutes les célébrités possibles et imaginables qui ont foulé les rues de ce charmant village de la Drôme et rien. Non seulement charmant mais aussi exceptionnel de par un fait divers, une attitude unique en France pendant les noires années de l'occupation nazie.

Je vous raconte? Oui, c'est bon à savoir et surtout très édifiant.

Quand la moitie sud de la France, qui bénéficiait jusque-là d'un statut de zone libre, à été envahie elle aussi, des lettres anonymes de dénonciations, de juifs, d'homosexuels, de gens de gauche et pire encore de communistes, de dangereux Espagnols réfugiés du franquisme, de Francs-Maçons et de tous les autres bien-aimés du petit moustachu, sont arrivées par milliers entre les mains de la Gestapo. Pas une du village de Dieulefit. Et pourtant la population avait bizarrement doublée et bien des habitants parlaient soudainement un Français abominable teinté d'accent étrange….

               LE SEUL VILLAGE de France… qu'on se le dise!

 

Désespérant ! Je n'en peux plus.

Au dodo, je verrai demain matin pour mon inconnu.

Momo et sa bonne femme sont couchés depuis longtemps et je vais à mon tour faire une visite au pays des songes. Oui c'est vrai que j'ai une veine de cocue. Toute excitée par la grandeur de ma tâche, je ne veux pas dormir de suite malgré ma fatigue et prends un journal qui traîne sur une petite chaise de la salle à manger. Juste un coup d'œil !

Merci à mon ange gardien qui cette nuit me sert aussi de guide ! Je devais me documenter sur un soi-disant suicide. Voilà qui va se faire ! En deuxième page s'affiche un portrait de monsieur le commissaire priseur Georges Bruel, quelques temps avant qu'il ne s'éclipse vers un oubli définitif. C'est mon troisième homme ! Mais, en 1960 il ne devait avoir guère plus de dix ans. C'est impossible ! Alors si ce n'est toi, c'est donc ton père !

 L'article, parmi les patatis les patatas, cite une voisine ayant vu une vielle dame refermant la porte peu après une détonation. Cette locataire du même palier étant légèrement "dérangée", son témoignage n'a pas paru crédible aux policiers.

 Le fil conducteur que je tiens en main devient un câble, mais je m'endors très vite… Des  rêves érotiques vont peupler ma nuit. Des dessins d'hommes et de femmes en toutes positions croqués par un artiste à rapides coups de crayon ou de fusain se mêlent à des visions en chair et en os qui se transforment bizarrement en triangles colorés. Je ne sais pas encore que ces rêves ont quelque chose de prémonitoire.

                - Hé, Pablo, moi et le cubisme ça fait deux, j'aime trop les arrondis, laisse-moi dormir !

Il fait grand jour quand je me réveille, une agréable odeur de café chatouille mes narines. Petite, frêle et mon entrainement de aïkido  dans une grande salle du sixième de Lyon va une fois de plus se passer à l'école buissonnière. Ah non, cette semaine c'était le tour de la capoeira. Petite et frêle, deux adjectifs pour me traiter de riquiquie, mais essayez donc de me taper ou simplement de me projeter au sol. Bon, encore un mensonge, une fois un vilain balaise m'a suspendue au bout d'un seul bras, il a méchamment rigolé avant de me mettre KO. Ne lui demandez pas confirmation. Un jour après, monsieur s'est intimement lié d'amitié avec un couteau de cuisine très aiguisé qui s'était retrouvé par hasard dans ma main. Je lui aurais pardonné s'il n'avait pas un tout petit peu abusé de moi et qu'il voulait recommencer.

J'aurais du choisir un autre job.

Mais ce n'est pas tout le temps comme ça. Pour une heure de violence, je passe parfois une semaine exaspérante  à fouiner dans les vieux dossiers poussiéreux d'une salle d'archives. Ou bien une demi-journée à tirer les vers du nez d'une vieille dame prétendant avoir toute sa tête et qui, peut-être, aurait vu l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours… Je ne pense pas que les flics surveillent la bibliothèque de la Part-Dieu et je vais aujourd'hui me documenter sur ce qui a troublé ma nuit. Ces fabuleux dessins érotiques du grandiose Pablo Picasso dont la plus grande part a été réalisée pendant la guerre.

Boudiou Maitre Pablo, quelle précision dans le trait et quelle profusion de détails! Un impressionnant mélange de réalité presque porno et de Kâma-Sûtra cubiste. Je suis fascinée, mais s'il me faut vraiment tout contempler, je vais y passer ma vie. Ce qui m'intéresse aujourd'hui est autre chose, par exemple peut-on encore retrouver des inédits dans l'œuvre du grand génie ?

La réponse est oui. En 2010, encore une affaire scabreuse entre l'électricien personnel du peintre, son chauffeur et les héritiers officiels a fait la une des journaux. Ho, c'est que le moindre petit dessin vaut son pesant de cacahouètes ! Jusqu'à cent mille Euros la simple feuille, et encore pas  grande! Il y en a des centaines ! Il est absolument impossible de vendre la moindre petite œuvre "Picassienne" sans passer par une fondation que ses héritiers légitimes contrôlent, si l'on veut rester dans la légalité bien sûr.

 Alors, mon touche-à-tout de défunt mari et le pas très catholique commissaire priseur ont-ils mis la main sur un trésor artistique ? Si la police se doute de quelque chose, je devrais croiser des gars de l'OCBC d'ici peu. L'Office Central de lutte contre le Trafic des Biens Culturels constitue une branche méconnue mais très active de la  grande famille poulaga et, tout comme un service d'espionnage, elle est amenée à enquêter dans le monde entier.

Beaucoup d'informations mais hélas pas une qui réellement fait avancer mon Schmilblick personnel. Je vais aller faire un tour en bord de Saône, me détendre tout en restant dans le cadre de mon enquête, revoir l'endroit où l'on repêcha feu mon mari. Peut-être aurais-je du commencer par là. Les roseaux sont agités par un vent du nord toujours ravivé par l'étroitesse de la vallée ; à la surface de l'eau, une multitude de petits poissons sautent, probablement poursuivis par des plus gros, c'est la vie ! Je ne trouve rien en respirant le fleuve, mais j'ai faim soudainement. Je me rappelle  d'un minuscule restau, pieds dans l'eau, à guère plus d'un kilomètre en amont.  LA PETITE FRITURE ne peut accueillir qu'une trentaine de clients mais sa carte aux prix très abordables satisfait le palais des fins gourmets lyonnais, et ils sont difficiles ! Cinq personnes seulement profitent des bienfaits de la maison. Un couple de jeune et trois hommes qui, j'en jurerais sont des représentants de commerce, eux aussi, connaissent les bons coins.

Le ou les proprios ont changé, mais la carte reste identique. Pour dix neuf Euros seulement, menu de la semaine, je vais accompagner les attablés en me régalant d'une friture de gougeons, petits poissons devenus rares, d'une excellente salade de mâche et d'une faisselle, un fromage blanc comme seule la région sait en faire. Le tout arrosé d'un pot d'une toute simple piquette locale loin d'être infecte, inclus dans le prix s'il vous plaît.

Un dernier petit pipi et je me largue. Les toilettes donnent sur l'arrière de la vieille bâtisse rénovée.  Merci encore pour ma curiosité, j'aime bien les nouveaux paysages ; j'ouvre la fenêtre et le miracle s'accompli. Je la reconnaîtrais entre toutes, c'est bien l'ancienne voiture de Gilles qui stationne dans la cour, son numéro d'immatriculation facile a retenir ne peut mentir. Cette Peugeot bichonnée des années 80 est reluisante, comme neuve. Elle doit visiblement servir encore assez souvent. Puis, d'un seul coup, je blêmis. Si je m'étais fourrée dans la gueule du loup sans le savoir ? Et peut-être que je suis sur le lieu du crime ! Je décide de m'offrir le plus tôt possible une virée nocturne dans les environs immédiats.

Quand je règle mon menu, le patron serveur me fait un piètre sourire pour l'Euro laissé en pourboire et la tête du chef se montre dans le cadre du passe-plat qui sépare la cuisine de la salle.

          - Raymond,  tu me sers un grand verre de Vichy s'il te plait!

Il me semblait bien que le patron est chouïa gay, il doit avoir une bonne trentaine d'années de plus que son compagnon cuisinier car ces deux-là sont en ménage, sans aucun doute. Mais je m'en fou complètement ; à part d'être certaine qu'ils ne vont pas me draguer, deux de plus, ils n'ont pas l'air de savoir qui je suis. Ou alors ils dissimulent comme de véritables comédiens. Mon coup de téléphone de menace ne vient pas d'ici, je n'ai pas non plus reconnu la voix. Je scrute mon rétroviseur en partant, personne ne semble s'intéresser à moi. Tranquilles mes braves, la petite Anne revient cette nuit !

 

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Beaucoup de chance, la maisonnée est vide de tout habitant.

Il est une heure du matin, les deux gros chiens viennent d'avaler quelques belles saucisses de Francfort (ce sont les moins chères) farcies aux somnifères, d'ici peu ils vont se payer une ronflette jusqu'au petit matin voire davantage. Un vieux ponton aux planches déglinguées et une plate de bois où l'eau croupit ne m'apprennent rien ; si un corps a été balancé d'ici, pas la moindre trace qui puisse le prouver.

Je retourne vers le restau, la lune éclaire à peine mon chemin, elle s'amuse à cachecache avec des nuages. D'ci peu de temps madame va gagner la partie, devenant invisible derrière ses propres compagnons de jeu. Excellent pour moi, merci là-haut!

 Aucune voiture ni devant ni derrière la maison ; j'ai revêtu mon déguisement d'ombre de petite bonne femme invisible, y compris les gants sont noirs…en moins de trois minutes la voie est libre. J'aime bien les polars au ciné ou à la télé, des mecs rentrent dans une maison et en cinq sept ils trouvent tout ce qu'ils cherchent. Tu parles ! Je suis pratiquement certaine de faire chou blanc mais je ne me pardonnerais pas de louper cette inspection. Aucun coffre encastré. Méticuleuse je fouille donc les tiroirs, le dessous des piles de linge et des matelas, l'arrière des livres qui ne sont pas plaqués contre le fond de la bibliothèque, tous les coins et recoins où l'on peut cacher quelques dessins. Je devrai faire des heures sup pour fouiller aussi la salle du restau mais je  crois pas...Inutile également de descendre à la cave, on ne laisse pas du Picasso, si Picasso il y a, à la portée d'un grignotement de rat.

J'espère rester encore un peu, réfléchir, trouver une planque. M….., j'ai pensé trop vite, une voiture s'approche et contournant le restaurant s'arrêtent devant la maison. Mes deux copains copines vont vite découvrir leurs molosses de toutous au dodo, j'ai prévu une sortie de secours en laissant une fenêtre à peine entrouverte, il va me falloir faire un saut terrible…d'au moins un mètre de hauteur. Je disparais dans l'obscurité alors que des cris retentissent derrière moi et que bien des lumières s'allument. Tiens, me semble voir trois silhouettes, aucune ne me poursuit car j'ai pris trop d'avance. Pas de balle qui  me siffle aux oreilles comme dans les films. Bredouille ?

Pas tout à fait !

Butin de la nuit…une feuille  format 21X29 blanche, la première que j'ai détachée d'un bloc. En frottant avec un simple crayon à papier très gras, je vais bientôt découvrir trois mots, deux lieux.

                                          Mouans-Sartoux  Cannes

 

         Chapitre deux. Cap au sud et retour

 

 

Les coïncidences n'existent pas dans ce métier qui n'est pas fait pour moi. Je ne suis toujours pas taillée pour lui ! La belle histoire des 271 inédits de Picasso retrouvés par la police en 2010 s'est déroulée dans un petit village au doux nom de Mouans-Sartoux, pas très loin de Cannes ! Voila qui prouve que mes deux lascars du restau trempent dans le début d'histoire racontée par Tintin. J'irai lui faire une grosse bise en rab quand cette affaire sera tirée au clair. Voir lui payerai une bonne bouffe.

Alors ? Dès que j'aurai mis la main dessus, à qui pourrais-je revendre des dessins polissons invendables ? Une idée germe dans ma minuscule cervelle d'oisillonne. Les richissimes collectionneurs privés sont prêts à tout pour assouvir leur passion et l'on peut trouver ces énergumènes dans bien des pays, y compris au Japon. Attention ma belle, ces œuvres d'art paraissent un chouïa mortelles !

Ce qui m'intéresse, c'est l'aventure, l'argent aussi... un peu. Venger mon minable d'ex mari ne m'importe pas, mais un bon pactole ferait bien mes affaires en ce moment. Mes épinards désespérés réclament du beurre à grands cris.

Retour à la maison. Les poulets comme toujours manquent d'effectif ils ne vont pas mobiliser un des leurs pour surveiller le domicile d'une petite nana qui n'est suspectée que de bien faire son boulot ; peut-être aussi de dissimuler des informations, mais ça, je m'en fous. Il ne devrait y avoir personne devant chez moi. Quand je passe sur mon palier, un homme sort justement de mon appart-bureau, un asiatique indiscutablement. Ne me demandez pas de différencier un Chinetoque d'un Jap, j'en suis incapable. Je continue tranquillement de monter comme si j'allais un ou deux étages plus haut. Je sonne à la porte de mon voisin du dessus, celui qui a quitté notre monde depuis cinq six mois. Pour donner le change je parle fort -Monsieur Font, Monsieur Font… et merde il est encore pas là ce con!

Mon oriental s'éclipse discrètement ; je ne dois pas le perdre de vue.

Metro pris à Bellecour, changement de ligne à Hôtel de Ville, direction Caluire-et-Cuire. Revêtue de mon insipide apparence de bonne femme passe-partout, ma filature prend fin devant une de ces multiples grosses maisons bourgeoises qui sont l'apanage de ce quartier chic. Je planque et mon bon homme ne tarde pas à ressortir. Quel bonheur, ces gens-là n'ont donc pas de voiture ?  Le trajet inverse sans me faire repérer prouve que je suis la meilleure, et pan pour ma modestie.

Le gars que je suis n'a pas le moindre bagage mais c'est pourtant à la gare de la Part-Dieu qu'il me conduit. En fait, les yeux bridés ne paraissent pas se soucier de leurs arrières : n'auraient-ils rien à se reprocher ?

Il file dans le grand hall, directement acheter un billet de train.            

         Quelques instant plus tard, en montrant ma carte de privée je demande à la guichetière de notre meilleure et unique compagnie de chemin de fer, où allait l'asiatique. Encore une qui n'en croit pas ses yeux.  Détective ça ?  Réticente, ce n'est qu'à la vue d'un charmant billet de vingt euros  que j'obtiens ma réponse.

- Même destination, Cannes. Un allez simple en première dans le wagon de ce monsieur s'il vous plaît !

           Ce qui m'étonne c'est que ma carte de crédit soit encore acceptée. Ma banque est rare, trop gentille.

  On verra pour le retour. Me voila partie bourlinguer sur les rives ensoleillées de la Méditerranée et j'hésite à réserver une suite au Negresco. Je ne sais pas s'il y aura suffisamment d'argent sur mon compte…seulement pour payer le train ! Un coup de téléphone à Momo pour qu'il vienne récupérer sa voiture, je crois qu'il n'aura pas besoin des clés pour l'ouvrir et démarrer. Il me reste environ deux cents Euros sur moi, une brosse à dent, mon chargeur de téléphone, quelques Tampax au cas où cela vienne à l'avance (en cas de retard je suis hélas certaine de ne pas être enceinte), des trucs des bidules pour crocheter tout obstacle devant moi, et mon flingue. De quoi aller au bout du monde. Mais comment fait notre chère, très chère même, SENECEFE pour se prétendre en faillite ? A partir d'Avignon, le train est bondé et il n'y a pas de réduction pour les nombreux qui voyagent assis sur leurs bagages du côté des deuxièmes classes. Confortablement installée en première, j'ai un siège sur la première rangée du wagon dans le sens inverse de la marche, pas question de perdre mon Jap. Il ne faut pas non plus regarder la cible de façon ostentatoire. Le poids d'un regard se sent fort bien.

Avant d'embarquer, pour sept Euros cinquante, un appareil qui doit valoir une fortune m'a éjecté un sandwich d'une demi bouchée où une tranche de jambon, beaucoup plus fine qu'une lame Gilette, côtoie un gramme de beurre et un succédané transparent d'inqualifiable fromage. C'est de l'arnaque mais dans mon boulot, des voleurs j'en ai vu pas mal. Je me délecte de ce repas pantagruélique en essayant vainement de le faire durer le plus longtemps possible.

 Marseille Saint Charles, voie sans issue, le train va repartir dans l'autre sens et je change de  place bien que toutes soient numérotées. Mon asiatique ne s'est pas encore levé, pas même pour aller pisser. Moi oui, en priant qu'il ne disparaisse pas. Toulon, Hyères, Saint Trop. Je pense à ma chère maman qui voulait ressembler à Brigitte dans les années 1960, aujourd'hui voilà qui est fait. On dirait deux pommes reinettes ayant roulées sous une armoire…puis oubliée.

En gare de Cannes une grosse allemande attend l'homme que je file. Pas une nana, une Mercédès avec un puissant moteur sous son capot et trois types aux yeux bridés à l'intérieur. Je note son numéro avant de la voir disparaître ; si mon intuition est bonne je sais où retrouver ce beau monde.

La gare routière n'est pas trop loin, je peux économiser le prix des transports en commun. Pas de chance, le dernier car pour Grasse vient de filer, deux heures d'attente pour le prochain  et trente-cinq minutes de trajet jusqu'à mon objectif, Mouans-Sartoux. Je vais en profiter pour m'acheter une valise, vous avez déjà vu une nana voyager sans bagage ? Sur un marché forain très proche voici qui va me satisfaire. Le Sénégalais rit de toutes ses dents blanches; cette nana toubab[2] il va la plumer. Une bonne vingtaine de minutes de négociations acharnées et je repars en tirant derrière moi un  truc bleu électrique à roues, made in China, pour douze Euros seulement. Le prétentieux en voulait cinquante cinq !

Je complémente mon trousseau avec deux slips, un sous-tif et une belle chemisette taille XXL dans laquelle je vais pouvoir flotter allègrement. Je refuse de fermer les yeux dans le car. Tellement vannée, je pourrais louper mon arrêt et continuer sur Grasse. Cette dernière est certes fort belle mais j'ai hélas d'autres chats à fouetter que de me prélasser en touriste.

Non loin de l'église Saint André, patron de la ville, je trouve l'Hôtel du Jasmin[3]. Quel joli nom et comme ce parfum m'est agréable ! Une seule étoile me convient très bien, enfin surtout à mon budget. Je m'inscris sur la feuille de renseignement au nom d'Anne Valentine, profession écrivain et vais déposer mon rutilant et unique bagage dans la chambre.

Petite, chaude et coquette, vue magnifique sur les collines fleuries des alentours, large lit à deux places… un soupir, je suis seule dans mon présent. Salle d'eau toute simple mais d'une remarquable propreté. J'ai faim. Pourquoi ai-je toujours faim ? J'appelle la réception par le téléphone intérieur.

  • A partir de quelle heure peut-on manger ?
  • Sept heures trente, pour les pensionnaires le menu est à douze Euros, boissons non incluses
  • Merci, je descends tout à l'heure

             Je règle l'alarme de mon portable sur 19 H 20 et m'écroule en travers du lit comme une masse, les abominables gargouillis de mon estomac réclamant pitance ne m'empêchent pas de sombrer…

            Ti ti ti, ta ta ta, ti ti ti et on recommence SOS, SOS en morse, mon foutu bidule électronique ne veux pas me laisser tranquille

                       - Anne Va…Muntanyet, détec..

              La douce voix du commissaire Grandjean hurle une fois de plus à mes oreilles

                       - Tu viens me voir immédiatement, c'est un ordre ou je fais sauter ta licence.

               - Je ne peux pas mon adorable poulet, je suis en Suisse où je planque mes capitaux de la rapacité du fisc de mon pays adoré! Laisse-moi trois jours.

               Et je coupe la communication avant que l'affreux ne puisse me repérer. En fait je m'inquiète, la technologie moderne permet-elle aux flics de me retrouver si vite ? Je n'ai pas fini ce boulot que je me suis imposé. Le pactole en vue me motive autant que ma curiosité insatiable.  Moi p'tit bout de femme trop fragile, je me fous de tout, maintenant…JE VEUX DORMIR !

              Ce doit être la douze millième fois que cela m'arrive, mais… un téléphone avec sa batterie complètement déchargée ne peut sonner ou alors je n'ai rien entendu. Je me réveille à onze heures quand l'hôtel va fermer. La patronne compréhensive me sert un gros morceau de quiche, du  bon pain noir frotté à l'ail avec une salade de tomate de son jardin… un vrai régal qu'accompagne un généreux fond de bouteille de rosé très frais. Je revis, merci le monde, merci l'univers. Je sors prendre l'air…

     Le guichet automatique de la banque refuse de me délivrer ne serait-ce qu'un peu de liquide, pas même en crédit ! Quand je retourne à l'hôtel pour cette fois-ci un plus long dodo, une Mercedes me dépasse, j'ai juste le temps de lire ses plaques d'immatriculation...ce numéro est gravé  depuis peu dans ma mémoire, elle file sur la route de Grasse.

    Huit heures du matin, au petit déjeuner la patronne se montre curieuse.

            - Comme c'est rare, vous n'avez pas de bloc pour écrire ni d'ordinateur portable ?

            - Je travaille un peu à l'ancienne, je dicte à mon mini magnétophone et ensuite je pose tout au clair sur un clavier, comme tout le monde chez les écrivains. J'utilise aussi internet sur mon portable pour envoyer textes et idées chez moi. Vous savez, je ne suis guère connue sous mon véritable nom ; en fait je suis, bien que femme, un nègre !

              - Ah bon! Et vous écrivez pour qui ?

    Je me fends d'un sourire avant de poursuivre et d'orienter la conversation.

              - Je perdrais une fortune après procès si je divulguais les "auteurs" pour qui je planche. En ce moment, j'ai une commande très particulière, l'invasion des asiatiques dans notre bel hexagone, sur fond mafieux japonais. Mais ne m'en demandez pas plus !

    Mauvaise pêche, rien ne mord à l'hameçon.

                       - D'ailleurs mon véritable nom n'est pas celui que je vous ai donné (ça c'est une information due à ma prudence, il faudra bien que je paye et mes cartes de crédits et d'identité sont précises, je ne peux pas tricher là-dessus). Anne Valentine est mon pseudonyme littéraire, je m'appelle Muntanyet

               - Oh, une petite montagne en Provençal!

               - Et oui et la colline va se promener.

    Me voici  à musarder dans cette petite ville qui s'étend horizontalement plus que prévu. Je l'imaginais toute différente. Je m'étais faite à l'idée d'un vieux village construit autour des murailles de son château, avec des petites rues courant entrelacées vers une église un peu en hauteur…Le château est bien là et je flâne non loin de lui. Dans un quartier où les rues sont certes étroites mais se croisent à angles droits. Confiante dans ma chance, je marche vaguement, à la recherche d'un je ne sais quoi et je vais le trouver.

    Il faut de la mémoire parfois pour exercer mon foutu métier. Le prénom de Tertullien n'est pas des plus répandus à la surface de notre territoire national, or je l'ai lu il y a peu de temps et je le revois devant moi aujourd'hui. Les coïncidences sont des fruits exotiques que j'adore décortiquer et qui toujours me donnent une chair fort juteuse. Tertullien. Lu en relief sur un volumineux cendrier de terre cuite posé au centre d'une petite table basse…chez un certain commissaire priseur en ma bonne ville de Lyon.  Celui qui  adjudique dorénavant en enfer car ce gars n'était pas du bon côté de la barrière  bien-mal, bon-mauvais. Aujourd'hui c'est l'enseigne d'un magasin de souvenirs dont la grille métallique  paraît baissée depuis lulure, qui questionne ma machine à comprendre le pourquoi du comment. "Souvenirs Tertullien" peint en grosses lettres bleues foncées sur fond ocre très pale, enseigne à moitié effacée mais encore bien lisible.

    Triste aspect, avec une porte vermoulue dont le bas est tellement pourri et bâillant que les chats doivent entrer et sortir à leurs aises. L'odeur confirme d'ailleurs. Il est vrai que ce simple minuscule local pourrait être mieux situé. Dans cette rue étroite et peu passagère, l'annonce A VENDRE ne doit pas exciter de potentiels acheteurs.  Ma curiosité avec ma minutieuse inspection extérieure ne passe pas inaperçue pour le voisin d'en face, un  très vieil homme qui prend le soleil sur le pas de sa porte. S'il a autant d'années que de rides, il doit faire une sérieuse concurrence à Mathusalem. Sa voix chevrotante ne peut dissimuler l'incomparable accent méditerranéen.

            - Et bé ma petite Dame, vous voulez l'acheter ce magasin ?

            - Hé non mon bon Monsieur, je suis si riche que je ne sais jamais comment payer mon prochain repas, mais je suis si curieuse que je veux toujours tout savoir. Et, allez donc savoir pourquoi, Tertullien est un prénom qui me fascine.

           Des yeux pétillants de malice qui certainement transpercent tous mes vêts et sous-vêtements,  sous la moustache blanche un grand, un énorme sourire édenté illumine le vieux. En se levant avec difficulté de sa chaise paillée, il m'invite à rentrer chez lui.

              - Passez donc ma petite, vous allez goûter mon pain aux olives, avec du vrai saucisson d'âne, quèque chose qu'vous trouv'rez jamais dans l'commerce. Dites moi tout…Moi c'est Tertullien Hézahare, je suis le proprio du magasin et j'ai quatre-vingt-sept ans.

    L'intérieur est sombre, tous les meubles de bois style provençal paraissent anciens. La cire d'abeille, ce bon encaustique naturel, mélangé à la senteur des nombreuses botes de  lavande  dégage agréablement mes narines enchantées.

    En me présentant je lui fais une grosse bise sur chaque joue avec une honte dissimulée  pour mes futurs demi mensonges.

              - Anne est mon prénom, Valentine est mon nom de famille et je suis écrivain.

              - Hé bé ça alors ! C'est pas possible, c'est pas possible ! Mon Dieu gare à mon cœur.

    L'octogénaire me regarde soudainement d'une étrange manière, son sourire a disparu, sa face est emplie de stupeur et probablement d'émotion aussi. Je le trouve bien pâlot d'un coup. Qu'ai-je pu dire pour qu'il change radicalement en quelques secondes ?

              - J'écris en ce moment un roman d'amour avec Picasso en arrière-plan, alors j'ai visité son château à  Vauvenargues, puis fait un saut à Vallauris et Dieulefit où il a rencontré des grands noms de l'art pendant et après la guerre. Et je monterai certainement à Paris au Bateau Lavoir de Montmartre.

               - D'amour vous dites ? Une petite anisette faite maison, soixante-dix degrés d'alcool, ça vous dit ? Si vous m'aviez parlé de ces fichus dessins je vous aurais foutue à la porte ; Valentine ou pas ! Mais vous êtes enfin venue…

              - Quels dessins?

              - Attendez, je vais les chercher.

    Je me lève pour voir mes yeux dans un miroir, ils  ressemblent à des soucoupes. Médusée, j'attends le retour de l'ancêtre disparu en traînant ses pantoufles qui bâillent sur le sol de grès ancien. Il revient au bout de deux trois minutes, avec une boite à biscuits d'autrefois.  De ses vieux doigts tordus par l'arthrose, l'octogénaire ouvre en tremblant le couvercle oxydé.

              -C'est ça que les flics y zont cherché partout dans le village, ya d'ça trois ans presque. Mais moi, les flics j'ai jamais pu les saquer et une petite bonne femme qui aime les Tertullien, elle peut pas être flic, pas vrai ?  Et pis, vous avez vraiment une tête d'écrivaine ! En plus…vous allez voir…C'est pas croyable! C'est pas possible ! C'est pas possible ! He bé ça alors ! Aidez-moi à m'rasseoir. Si j'avais su qu'un jour ce truc m'arriverait! Ha ben Bon Dieu!

     J'ai un mal fou pour articuler, ma bouche se fait sèche et je m'envoie le verre d'anisette en oubliant d'y ajouter de l'eau.

            - Vous avez vu mon gabarit, ils auraient bien rigolé dans une école de police.

            - Ça n'empêche que vous êtes bien mignonne, vous ressemblez à ma femme du bon temps qu'on était des jeunes, avé le nombre de fois qu'elle a tété se confesser dans sa vie, sûrement qu'elle est au paradis aujourd'hui.

             - Dites-moi Monsieur, je peux regarder ?

             - Hé bé, bien plus que ca. Tu vas aussi les garder ma belle. Je vais te raconter pourquoi…

    Je pleure maintenant de toutes mes larmes devant un bloc de papier déjà jauni dont la première feuille montre un sexe féminin au petit bouton dressé, entre-ouvert dans une luxuriante végétation.

     Un bloc que l'on tient de la main gauche en laissant filer les pages à toute vitesse avec le pouce droit et qui devient alors carrément porno.

    Un bloc que l'on peut appeler probablement le seul dessin animé réalisé par l'immense Pablo Picasso.

     Un bloc qui doit garder les empreintes digitales de bien des illustres.

     Un bloc dont la dernière page n'a pas de dessin mais le texte d'une chanson très connue et volontairement déformée, accompagné de quelques notes dessinées sur une portée.

     

                           "Elle avait un bien petit bouton,

                            Valentineeee, Valentineeee,

                            Elle avait un bien petit bouton

                            Que je tâtais à tâtons…

                            Tonton, tontaineeee"

     

             Un bloc dont  chacune des trente-huit feuilles carrées de 12cm a reçu, en bas et à droite, une illustre signature  franco-espagnole devenue universelle. La Citroën que m'a passée Momo l'arbore fièrement. Que les lettres soient bien petites n'ôte en rien de sa valeur.

              …de la main du Maître ! J'en pleure encore davantage.

    Tertullien m'a regardée du coin d'un œil égrillard et je suis certaine qu'il imagine un spectacle plus vivant que des simples dessins. J'en rougis subitement. Il me parle plus de deux heures.

    Pour résumer son discours entrecoupé de tournées d'anisette, ce brave qui voit venir sa mort d'ici peu, aurait passé une grande partie de sa vie à rattraper les conneries de son fils. Essayant vainement de le remettre sur les rails de l'honnêteté. J'éprouve une grande sympathie pour un tel effort et de la tristesse qu'il n'ait pas abouti. Idiot de fiston qui s'est tué dans un accident de voiture, une Cadillac s'il vous plait, deux jours après avoir quitter le centre pénitencier de Draguignan. Il avait été libéré pour bonne conduite après trois ans et huit mois de détention.  Le vieux me parle d'argent…ho lala ! Avec les sommes astronomiques que certains payent pour eux, je comprends pourquoi des petits dessins polissons peuvent tuer.

     Des olives, ils ne restent que les noyaux et la bouteille a vu son niveau diminuer considérablement. Moi, je laisse mes larmes couler avec des sanglots que je ne cherche pas à retenir. Le vieux a raison, il est des événements relevant de l'impossible…

    Une chose que je ne dis jamais à personne mais qui est vraie pourtant: quand mes gentils géniteurs m'ont portée sur les fonts baptismaux, ils m'ont attribuée un deuxième prénom non inscrit sur le registre de l'état civil…Valentine.

    Enfin Tertullien termine.

              - Tu vois petite, j'ai plus personne et une vie qui me file entre les doigts, elle  va me quitter dans peu de temps. Ici au village y'en a des que je tairai les noms qui se sont engraissé avec ces saloperies de faux, des fois seulement en fermant la bouche et tendant la main pour recevoir le fric du chantage. Les gendarmes y sont pas dupes mais y z'ont jamais rien pu prouver. Mais tout ça a t'intéressé les truands, et pis voila où que ça à mené!

               Alors ces croquis originaux, et ben tu te les gardes!

    Valentineeee, Valentineeee…renifle tes sanglots. Tu deviens riche sans comprendre. Tertullien pleure à son tour. Ce doit être les soixante-dix degrés de l'alcool !

    Nos au revoir sont déchirants, je fais une promesse que je ne pourrai jamais tenir, celle de revenir en personne lui dédicacer mon prochain roman sur la table de nos larmes et de l'anisette, une autre en prétendant passer lui faire une bise avant mon départ. Celle-là, peut-être que…

    M'assurant que je ne suis pas filée, je me dirige vers un bâtiment encore marqué du sigle des PTT aujourd'hui disparues. Après y avoir acheté une forte enveloppe doublée de papier-bulles, j'expédie mon inestimable trésor en poste restante de Lyon, à mon nom. Bon, je fais aussi un petit truc que je ne peux vous dévoiler, secret quasi  professionnel.

    Bonne avec vous, je vous donne un indice. Je glisse quelque chose dans une poche cachée de mon sac à main. Seul un examen très attentif permet de déceler cette planque

    Et pourquoi devrais-je m'enquiquiner à retrouver mon ou mes Japs ? Après tout, qu'ils soient ou non responsables de la mort de mon ex grand dadet de mari, je m'en contrefous. Si par hasard j'apprends un truc nouveau sur eux, je refilerai le tuyau à l'affreux Grandjean.

    Il est trois heures de l'après-midi et depuis le petit dèj, seulement cinq rondelles de saucisson, des olives et beaucoup d'anisette. Mon estomac hurle à l'arnaque en demandant du plus consistant. C'est presque en courant que je me dirige vers la bonne odeur du Jasmin.

    Devant des passants abasourdis, en pleine rue  et à proximité immédiate de mon hôtel, une voiture mordant le trottoir me coupe la route,  deux mecs en sortent. Avant d'avoir pu esquisser le moindre geste j'ai un tampon sur le nez,  odeur…très…. loin du… Ja… s… min….in.

    Beaucoup plus prêt du chloroforme. Embarquez c'est pesé,  cette petite dame a ses vapeurs…

     

               

    Bêe bêêêê bêê, Glonc, dlonc, gling  drelin. Ca sent l'herbe et le pipi.

    L'herbe entassée sur laquelle je gis et le pipi que je me suis fait dessus. Ouf, cela pourrait être plus grave ! Mes mains sont liées par un truc électrique, une bride je crois car l'obscurité est maîtresse des lieux. Une de mes chevilles est reliée à la paroi par une chaîne que je découvre au toucher. Mon estomac ne hurle plus, il agonise ! Il y a des chèvres ou des moutons pas loin d'ici, je ne sais pas différencier leurs bêlements. Des gigot m'apparaissent qui me font saliver.

    En tout cas on a pris soin de moi car une grosse couverture me protège de la fraîcheur nocturne. Comme je ne suis pas bâillonnée, j'en profite pour pousser une gueulante.

             - Hé…Ho….ya quelqu'un ?

    Une porte s'ouvre et je peux voir juste derrière une pièce rustique ou brille une lampe à pétrole ou à huile. C'est une puissante torche qui m'éblouit maintenant.

              -Alors ma petite dame, bien roupillé ?

              -J'ai faimmmmmmmmmmmm ! !

    La prison possède un service d'une qualité et d'une rapidité irréprochable. Moins d'une minute plus tard je dévore un délicieux fromage frais de brebis avec une tranche de pain digne du meilleur boulanger de France. Un verre de vin au fort goût de tanin et un pichet d'eau fraîche. Mon geôlier refuse de libérer mes mains et je suis maladroite. Je dégage bientôt un fumet très particulier, mélange de vin et de pipi, vraiment gênant.

              - Je pourrais me laver ?

              - Quand il fera jour.

              - Je suis où ?

    La réponse vient avec un grand rire sans retenue.

             - En Papouasie Septentrionale. Je peux vous apporter encore un délicieux pâté de lièvre et des patates cuites au feu de bois dans du papier alu !

              - Amenez-moi quelques kilos de chaque.

    Soudain j'ai peur, le gars ne cherche pas à dissimuler son visage…ça c'est rarement bon signe ! Et pourquoi me vouvoie-t-il ?  Bizarre, bizarre…

    Mon gardien semble deviner mes pensées, il essaie de me rassurer.

              - Soyez sans crainte, vous voyez ce qui arrive quand on fourre son museau dans les affaires des autres ! Nous n'avons aucun intérêt à vous supprimer…

             Je pousse un énorme soupir intérieur.

                      …pour le moment ! Ne gueulez pas, vous allez vous époumoner pour que dalle

             La porte se referme et cela sent toujours aussi mauvais.

             Le soleil doit se lever car l'obscurité fait lentement place à la pénombre, j'observe mon lieu de détention  campagnard. Les volets  de bois aux lattes mal jointes laissent d'un coup filtrer les premiers rayons de sa majesté soleil. On vient me chercher et délivre mon pied de l'anneau soudé à la chaine. Toujours le même gars ; serait-il seul ? Sur une table, je reconnais ma veste, mon sac à main et il semble que rien n'a disparu.

                      - Vous pouvez téléphoner, il n'y pas de couverture ; quand à votre minuscule joujou qui vous sert de flingue…ne cherchez plus, les munitions ont disparu toutes seules.

                      - Je peux garder mon sac ?

                      - Pas de problème. Vous ne vouliez pas vous laver ? Suivez-moi.

                      - Mes mains ?

                      -Il faudra faire avec.

                      - Comment puis-je me déshabiller les mains liées.

                      - Démerdez-vous !        

                 Je suis dans la cour d'un mas provençal en ruine. Les moutons ou les chèvres sont partis. Effectivement plus une âme aux alentours. A côté d'une fontaine où coule en permanence un abondant filet d'eau, sont posées une savonnette, une minuscule éponge et une serviette qui fut blanche un jour Je n'hésite pas un seul instant et bien que le sans-gêne ne me quitte pas des yeux, j'enlève tout ce que je peux.

    Je suis nue de la ceinture jusqu'aux pieds et ne crains pas l'eau froide

            - Vous pourriez vous tourner non ?

    Parles à mon c…ma tête est malade ; mon gardien profite du spectacle sans aucune honte. Pour le haut cela va être plus difficile, je ne suis pas contorsionniste. J'arrive à ôter mon sous-tif car les brides s'enlèvent par devant et je peux le faire tourner pour le dégrafer.  Je me lave le mieux possible avec mon  T-shirt, ma chemise et mon pull enroulés au niveau de mes coudes, tout est bientôt trempé quand je trébuche en hurlant un gros mot que la décence m'empêche de reproduire dans un ouvrage de bonne qualité.

    Monsieur, certainement troublé par ma si belle nudité, n'est pas insensible. Il accourt pour m'aider à me relever.

    Oh mama mia ! J'y ai mis toutes mes forces. Mes deux poings en plein plexus. Si j'avais été bien libre de tous mes mouvements je le séchais. J'attrape mon sac et je m'enfuis, pieds nus (bon il n'y a pas que les pieds). J'enfile un petit chemin très étroit où ne pourrait pas passer une voiture ; à deux cents mètres en contrebas je distingue une route bordée d'un muret en pierres sèches et de vieux poteaux électriques. A moins que ce soit la ligne du téléphone.

    A peine arrivée sur l'asphalte je me retourne, le gars là-haut est à ma poursuite. En courant je me fous presque sur le capot d'une fourgonnette…de la gendarmerie. Décidément je suis abonnée avec ceux-là ! Les deux pandores débarquent aussitôt et je ne leur laisse pas le temps d'en placer une.

              - Au secours ! Ya un mec qui m'a séquestrée ; il voulait me violer, me tuer, là sur la pente.

    Le Maréchal des logis et le brigadier dégainent leurs armes et se précipitent vers le haut.

              - Héééééé ! Détachez-moi !

              - Regardez dans la porte du conducteur, vous trouverez un couteau !

    Merci messieurs de la maréchaussée pour avoir laissé les clés sur le contact. Bye bye, au revoir. Moins de cinq kilomètres plus loin, je me réajuste du haut, désormais mouillée mais présentable. En conduisant  personne ne pourra  voir le bas légèrement dégarni.

    Comme chantait Gilbert Bécaud, et maintenant, que vais-je faire ? Si je me pointe quelque part habillée du haut et à poil du bas, je risque de me faire remarquer. Plus encore en claquant la porte d'une Kangoo des pandores!

    A quoi pensez-vous en voyant un très vieux Combi Volkswagen marqué du signe internationalement connu de la paix ? Moi je me dis que les ceusses qui voyagent là-dedans sont un peu hippies, non ? C'est justement le véhicule qui me précède roulant en père plan-plan bien à droite de la petite route.

    Je n'hésite pas un instant et double le VW immatriculé 57, la lointaine Moselle. Je stoppe devant lui et peux voir la tronche des trois jeunes occupants quand ils me découvrent dans un tel accoutrement. Deux nanas et un mec me roulent six yeux écarquillés.

    Chaud devant ! Personne en bas ? Une poussette pour la fourgonnette et alors qu'elle vient de faire ses tonneaux réglementaires au bas du talweg, je commence à raconter des gros bobards  à mes sauveurs en enfilant un slip et un pantalon  puis aussitôt du moins mouillé pour le haut, le tout généreusement offert.

             - C'est gentil de me prendre en stop, vous allez vers la mer ?

             - Nous allons à Saint Raph !

             - C'est précisément  la ville que je souhaite visiter depuis ma plus tendre enfance. Au fait on est où?

              -Juste au dessus d'un petit bled qui s'appelle Le Couloubrier. Vingt bornes au sud-ouest de Grasse.

               -Connais pas!

    Et je raconte. Tout et n'importe quoi. Que mon mari m'a séquestrée après s'être rendu compte que je lui faisais porter une paire de cornes de grandes dimensions. Comme ce salaud est gendarme, qu'il a un frangin un peu demeuré au milieu de ses moutons…et patati et patata pendant une  heure et demi de petites routes. Me voici à la gare de Saint Raphaël. Mes trois tourtereaux auront bien des aventures à raconter quand ils remonteront du côté de Metz.  

     

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    Il n'y a plus qu'une seule personne au monde que je veux rencontrer au plus vite. Le ou la préposée au guichet de la poste restante de Lyon, tout le restant m'indiffère è re… j'ai rendez vous avec elle, merci Brassens.

    Je pense à mes fabuleux dessins polissons qui voyagent incognito dans un wagon postal, fortune noyée au milieu d'un courrier sans valeur aussi manifeste. Mais je suis tranquille, personne d'autre que Bibi ne pourra les récupérer. Il ne me reste en poche juste de quoi filer sur Marseille. Après je verrai bien; peut-être qu'en faisant du  stop ? Allez ma cocotte en route. Enfin je vais pouvoir dormir dans ce wagon de seconde classe.

    Rebelote avec un sandwich SNCF  qui est toujours  aussi consistant que la dernière fois, avec cependant un léger changement,  trente centimes de plus à débourser. J'ai une dalle qui me déchire la tripe. Pourtant je me suis enfilé une omelette de trois œufs dans le combi; je ne comprends pas ou c'est un effet secondaire du chloroforme ? Qui dort dîne ? À d'autres ! Pour moi le proverbe n'est pas valable. Le tortillard qui s'arrête à toutes les gares sans exception me laisse à celle de Saint Charles après trois heures d'agonie. J'ai faim. J'ai faim et je m'adresse à un marchand de hotdog.

              - Qu'est ce que vous offrez à une nana qui n'a plus un rond et qui a faim ?

    Il y a encore des gens sympas, je repars avec une énooooorme portion de frites, les deux plus belles saucisses de ma vie et une bouteille d'eau minérale. Je crois que j'en pleure. Merci monsieur dont je ne connaitrai pas le nom ! Une heure après me voici dans une station service à la sortie nord de la ville. Je vais cibler un camionneur.

    Le premier sera le bon.

             - Vous pouvez me monter sur Lyon?

    Le gars me regarde en fronçant les sourcils, je sens qu'il suppute ce qu'il pourra obtenir de moi.

     Visiblement il préférerait Marylin Monroe mais se dit qu'un petit coup tiré, c'est toujours ça de pris et qu'il se sentira plus léger après. J'arbore mon plus beau sourire ensorceleur et… ça marche. Toi mon pote, tu vas avoir une surprise ! Sans utiliser mon automatique…pas folle la guêpe, si cela tourne mal, on pourrait m'accuser de séquestration et de vol à main armée ; avec ou sans balle dans son chargeur.

               - Allez, monte je te laisse à Montélimar, après je bifurque.

    Le gars me tutoie ; dans ses yeux il me baise déjà. Les salades que je lui raconte, je ne m'en rappellerai plus dès demain, mais Michel, puisque tel est son prénom, s'en fout complètement. Salace, se pourléchant les lèvres d'une langue gourmande, il calcule sur quelle autre station service il va me culbuter. L'occasion se présente peu  avant Avignon.

    A peine le bahut arrêté, je fais voler la vareuse que les Mosellans m'ont donnée, passe mon pull par-dessus tête, dégrafe mon soutien-gorge puis file sur la couchette à l'arrière de la cabine en bougeant comme un asticot pout ôter mon pantalon.

              - J'espère que tu as des préservatifs mon pote!

    Le Michel tout rouge me rejoint en moins d'un quart de seconde, tenant victorieusement entre deux doigts boudineux un petit carré de double papier d'aluminium plastifié avec un truc rond à l'intérieur…Les yeux lui sorte de la tête. Une chance comme celle-ci sur la route n'arrive pas tous les jours!

     

     

     Vêtue seulement de mon mini slip je lui intime de se  coucher et lui grimpe dessus. Au début il pense à un jeu. Je suis en manque, mais pas à ce point-là !

    Il n'a pas le temps de comprendre; attention, ne pas le tuer. Que la pression sur les carotides soit trop longue et…tchao l'ami camionneur…très vite monsieur dort du sommeil de l'injuste. J'ai repéré une large bande de plastique collant genre scotch dans le fourre-tout de la portière. En dix minutes de travail notre camionneur est saucissonné, bâillonné et ne pourra se dégager même quand il se réveillera. Je me rhabille tranquillement et prends le volant. Délicats réglages d'un siège peu habitué à ma petite taille puis des rétros et en avant ma cocote. Cela fait longtemps que je n'ai pas conduit un semi, mais j'ai mon permis en bonne et due forme ;  mille excuses à la boite de vitesses qui au début se plaint en grinçant.

    Trois heures et demie de route de nuit, je tiens une bonne moyenne.

     Il est quatre heures du matin. Afin que mon chauffeur soit promptement délivré, je laisse le bahut à Gerland dans le sud de Lyon, mal stationné et la cabine ouverte. Le Michel est sorti du coltard depuis le nord de Valence mais ne peut sortir de la couchette. Je l'ai menacé de le saigner s'il voulait se débattre. Que monsieur se débrouille avec la police, cela m'étonnerait qu'il avoue s'être fait bananer par une frêle petite bonne femme.

     

     

             Chapitre III  Mon futur

     

     

    Pardon mon ami ligoté d'avoir légèrement dépassé Montélimar. Quand on aime la route, on n'est pas à cent soixante quinze kilomètres près! Moi j'avais dit Lyon ! Et merci à ton patron pour le télépéage de l'autoroute, pas besoin de s'arrêter ! Une heure après, la nana de Momo vient me récupérer dans un bar. Trop honnête,  je n'ai pas osé piquer du fric à mon charmant transporteur et je ne peux me payer un taxi.

    J'ai sommeil mais il me faut continuer. La fortune m'attend, je quitte la casse une fois de plus avec la Picasso après un bon café du Far-West. Pour ceux qui veulent la recette la voici.

    Versez une livre de café moulu dans une gamelle et recouvrez d'eau. Amenez à ébullition et laissez encore deux minutes à feux très doux. Posez un fer à cheval sur le breuvage, s'il coule vous rajoutez du café. S'il flotte vous filtrez et buvez.                        

    La bonne femme de la poste en Provence m'a précisée qu'il fallait compter minimum deux jours pour retirer ma lettre. J'ai largement le temps d'aller faire une visite, n'ayant pas oublié de remplir le  chargeur de mon arme. Plus une balle dans le canon ; ca peut faire neuf morts ! Enfin, si j'étais une bonne tireuse!

    Direction une baraque cossue du côté de Caluire-et-Cuire. Attaquer de front me paraît idiot ; je vais passer par le terrain mitoyen où s'élève une résidence d'une dizaine d'appartements, tous en duplex. Réservée aux pauvres aimant les colonnes de marbre rose et blanc, du Seravezza à n'en pas douter. Quel grand chic ! Un mur de séparation de deux mètres de haut n'est pas un obstacle pour l'athlète que je suis. En seulement cinq minutes de sueur, j'arrive à le franchir.

    Par petits bonds je progresse et reste tapie derrière une haie heureusement touffue, tout près d'un garage que je devine immense. Que dois-je faire ? Entrer dans la maison ? Attendre et voir venir la suite des événements ? La réponse arrive avec la grille principale de l'entrée qui s'ouvre. Une grosse Mercedes noire au ralenti si bien réglé que l'on peine à écouter son moteur, investit la place puis disparaît dans le garage dont la porte s'est levée par un miracle à télécommande. Il faut parfois être gonflée, je quitte ma cachette et jette un œil dans l'espace restreint entre la porte refermée et le mur. Et je vois.

     Quatre Japonais descendent de la Mercedes et passent derrière ; le vaste coffre est ouvert et deux hommes inanimés sont bientôt extraits puis emportés à grand-peine l'un après l'autres. Des cadavres ?

    Je retourne derrière ma haie et me ratatine au ras des pâquerettes, le métal de mon automatique me meurtrit les côtes et me rassure en même temps. Ne pas bouger…à quatre là-dedans je n'ai aucune chance. Pas question non plus de rentrer dans la maison. Et si le garage communique avec l'intérieur ? C'est probable, alors je reste en place et le temps passe. J'ai froid, il faut absolument que je m'éloigne sinon je vais me piss.. dessus. En rampant j'atteins  le pied du mur que j'ai escaladé tout à l'heure et enfin satisfais à mon besoin naturel derrière un gros arbre, puis de nouveau en imitant un reptile, je regagne mon inconfortable poste d'observation. Il y a maintenant deux heures que je poireaute et vais devoir lâcher prise car je n'en peux plus, mais je reste immobile.

    Bien m'en  prend car deux des asiatiques reviennent pour filer avec la belle Allemande. Moi, je n'aurais jamais pu rouler avec cette merveille avant les petits dessins. Encore faudra-t-il les vendre. Pas évident. Je ne peux pas savoir non plus que je reverrai ces vilains méchants jaunes, que les truands français eux ne se roulent pas les pouces, et que la police toujours pleine de malice non plus !

             Une contre deux, armée et avec le facteur surprise, la chose est envisageable. Mais je vais jeter d'abord un œil de reconnaissance avant de passer à l'action. Rien aux alentours, rien dans la maison laissée porte entrebâillée, je m'approche du vaste garage accessible depuis le hall d'entrée en descendant quelques marches.

    Cela sent la vanille mais l'horreur m'attend !

    Le couple de la Petite Friture, n'est pas beau à voir, Raymond doit être mort ou peu s'en faut. Les yeux arrachés et la poitrine striée de coupures sur lesquelles on a versé du sel. A la place de ce qui fut un sexe, un magma sanguinolent. Le cuisinier quant à lui n'a plus un ongle à la main droite, mais est visiblement conservé en meilleur état pour encore pouvoir parler. Son corps est couvert de brulures de cigarettes. Il respire doucement, semi conscient. Si je pouvais coller une oreille à ses lèvres, j'aurais pu écouter le mot qu'il murmure sans fin:

              - La plate… la plate        la

    J'ai beau ne pas faire de bruit, un sixième sens prévient les Japs qui se retournent simultanément. Le plus grand, celui de droite, tient quelque chose aux reflets métalliques en main. Je lui tire dans l'épaule. Excellente précision, ma balle se loge pile entre les deux yeux au niveau des sourcils, méthode un peu brutale d'ouverture du sixième chakra. Vous en conviendrez. Ce n'est pas de ma faute, je n'ai jamais su me servir de ce minuscule engin britannique dont la seule qualité est de tenir dans une poche sans se faire remarquer.

    Le petit copain est un rapide, d'un coup de pied précis il envoie mon bijou 6,35 valser dans les airs. La mine vraiment méchante, un rasoir déjà ensanglanté à la main et sûr de sa victoire, mon citron s'avance menaçant. Deux secondes seulement pour qu'il déchante car je me mets à danser. La capoeira, il ne connait pas encore. Mon premier coup lui fait éclater le nez et monsieur devient encore plus furieux. J'évite de justesse le fil tranchant de son coupe-chou mais la manche de ma veste s'ouvre brusquement sur presque toute sa longueur. Oufff !

    Avec mon deuxième coup je dévie le rasoir qui m'était destiné et cet idiot se blesse  à l'avant bras gauche. Il devient complètement fou et ne peut  esquiver mes assauts, petit à petit je me rapproche de mon automatique et réussis à le récupérer car la colère et le sang aveuglent mon adversaire. Je n'ai pas le temps de viser, j'appuie sur la queue de détente et vide le chargeur, huit fois pan. Je ne fais que deux mouches mais enfin l'affreux s'écroule face contre terre. Moi aussi je tombe… sur le cadavre de Raymond.

    Je suis écœurée par le carnage, il y a du rouge poisseux partout, partout. Le couple homo de La Petite Friture torturé et maintenant c'est moi qui ai fait justice en liquidant ces deux ordures de face jaunes tortionnaires qui sentaient la vanille. Je ne suis pas taillée pour ce boulot, je vomis mon reste de  repas et vais repartir. La Picasso de Momo m'attend planquée dans une allée de verdure à cinq cents mètres d'ici. Pas question d'une fouille de la maison; il me faudrait deux jours de boulot, et encore…Je veux dormir, dormir.

            Quand enfin je me redresse, il est là, son gros pistolet automatique pointé sur ma petite poitrine. Un instant j'hésite, je suis fatiguée, complètement crevée.  À plus de trois mètres, avant je n'ose un seul geste d'attaque, il peut me farcir de plomb, manière de parler car il y a lulure que les balles ne sont plus de ce métal.

           Belle gueule souriante et dénudée de la moindre méchanceté, mais l'œil du 9 mm ne dévie pas d'un pouce. Je pose lentement mon arme vide et lève les bras très haut vers le ciel, me positionne en appui face au mur, jambes écartées. Le gentleman a la décence de me fouiller rapidement sans en profiter pour que ses mains ne se baladent trop sur mon corps de rêve. Dommage, il ne me déplaît pas du tout. Quand il trouve le bristol plastifié avec mon beau minois sur fond de détective, il m'ordonne de lui faire face à nouveau.

    J'ai la curieuse sensation que le gars joue la comédie; il me connait déjà.  En tout cas ce n'est pas réciproque. Ho punaise, que ses yeux sont tchouk tchouk, je m'en serais souvenu ! A son tout il m'enseigne une carte striée de bleu blanc rouge.

               - Lieutenant de police Costa, de l'Office Central de lutte contre le Trafic des Biens Culturels, vous pouvez m'expliquer ?

    Merci mon dieu ! Ce gars là est du bon côté de la barrière. Ébouriffée, mes vêtements en loques, maculée de sang, je réussis mon plus beau sourire et m'avance vers lui. Il braque son flingue d'une main gauche sans alliance. Costa ne comprend rien quand je lui roule la pelle de sa vie. Celui-là je vais me le harponner!

    Ça, c'est ma première explication.

    La deuxième se déchaîne bientôt en haut, sous la douche où il m'accompagne après que nous nous soyons dénudés à tout berzingue en haletant. J'ai à peine le temps de me savonner et d'ôter ce rouge infernal qui commençait à sécher. Avec les quarante Huit kilos cette fois-ci vraiment mouillés qu'il tient plaqués contre lui et mes talons joints derrière sa nuque, j'oublie en hurlant mon mètre soixante et UN. Qu'il beau, qu'il est bon, qu'il est fort. Ce pied que j'attendais depuis trop longtemps me vient du fond, du tréfonds de mes tripes, j'en vibre de tout mon corps. Ma sérénade doit s'entendre jusqu'à la place Bellecour.

    Sans discontinuité, la troisième explication arrive au milieu, puis sur les bords et enfin de nouveau au milieu d'un grand lit vite transformé en champ de bataille. Enfin je ne m'entends plus geindre ni haleter, il y a bientôt deux jours que je n'ai pas dormi. Quant au lieutenant Costa dont je ne connais pas encore le prénom, avant ma quatrième explication, il va pouvoir m'écouter ronfler, mais ronfler…

    Combien de temps suis-je ainsi restée dans les vaps ? Le lit est devenu bizarrement banquette bien dure et, voulant savoir de quoi il retourne dans mes environs immédiats, je fais semblant de continuer mon tête-à-tête  avec Morphée. Mes pavillons indiscrets s'élargissent pour capter une proche conversation. Je suis une fois de plus chez les roicos ; décidément il me faudra y prendre pension, cela sera plus pratique.

              - Alors lieutenant, encore une de tombée ? Tu comptes continuer l'interrogatoire comme tu l'as commencé ?

    Ils sont au moins cinq, dont une femme, à rire et plaisanter quand Costa répond.

              - Ne charriez pas, cette nana n'est peut-être pas un canon, mais boudiou, comme elle me plait ! Waouh… Waouh. Et puis, elle a du cran la petite, vous avez vu le merdier dans lequel elle s'est fourrée ! Avant ça, les Belges eux-mêmes ont eu du respect pour elle. En plus, d'après ce que nous savons, elle n'a fait absolument rien d'illicite, dans cette tuerie elle était certainement en état de légitime défense et de toute manière va collaborer avec nous. Elle est, elle est…vraiment extraordinaire.

    Les copains reprennent en cœur.

             - Il est amoureux e, il est amoureux e, il est a….

    Un grand sourire m'illumine avant que je manifeste mon retour à la vie. Au fait, qui m'a rhabillée avec ces fringues beaucoup trop grandes ?

               - Hé ho, messieurs dames, j'ai faim !

    La pendule marque huit heures et il fait presque nuit dehors. Vingt dieux, treize heures au pays des songes ! Pas loin de mon record !

    Ils sont tous là à me regarder dévorer une demi-baguette jambon beurre, hélas sans cornichon. Face à moi l'équipe poulaga parait fascinée par ma rage à engloutir. Ils ont également compris que les Japonais que j'ai refroidis ne m'ôteront jamais le sourire, alors ils m'admirent tout simplement. Ce qu'ils ne peuvent pas savoir, c'est que je vais pleurer dès que je serai seule. Je n'aime pas tuer.

     Pourquoi le café chez les policiers est-il toujours dégueulasse ?

    - Madame Charroi…

             - Ha non ! Redonnez-moi mon nom de jeune fille, du Charroi, il y a belle lurette que je n'en veux plus !

              - Ok, Anne Muntanyet ; nous pensons que vous nous devez de très longues explications. Oubliez Grandjean, il ne vous ennuiera plus car nous avons pris le relais.

    Alors je raconte tout depuis le début sans rien oublier (à part la Vespa légèrement volée et la casse de Momo). Tout sauf le nom d'un adorable vieillard amateur d'anisette maison soixante-dix degrés, tout sauf cette envie irrésistible que j'ai satisfaite en subtilisant les quatre derniers dessins du bloc de Picasso et le refrain final avant d'expédier la lettre de papier-bulles.  Comment je me suis évadée puis rejoint Saint Raph en empruntant légèrement une fourgonnette des gendarmes, comment j'ai refait le lien avec La Petite Friture sans voir que des méchants truands me suivaient à la trace. Il est neuf heures et demie et j'ai de nouveau sommeil. Le commandant est un gars décidemment sympa.

              - Nous avons enregistré votre déposition, il va falloir coucher tout ça sur le papier mais il est tard pour aujourd'hui. Avec les quatre morts dans le garage où nous vous avons récupérée, et oui le cuistot n'est plus de ce monde, nous devrions vous garder au frais auprès de nous. À moins que vous promettiez… et que Jean François se porte garant. Par contre, j'ai bien peur que nous ne puissions pas vous rendre votre automatique dans l'immédiat, il est désormais classé comme pièce à conviction en temps qu'arme de crime. Nous passerons au guichet de la poste restante demain matin pour récupérer votre lettre. Excellente idée que vous avez eue là.

    Je viens d'apprendre le prénom de mon nouvel amour, il peut compter sur moi… mais pas sur l'imprévisible. Encore d'autres citrons, pas vraiment gentils ! Zut pour le flingue, je n'ai pas les moyens de m'en payer un autre et ces derniers temps cet ustensile bruyant m'a prouvé son utilité. En fouillant dans un vide-poche  de voiture, on devrait bien pouvoir trouver un truc qui fait panpan tu tues. Momo s'occupera de ça !

    Pour moi, tout ce qui n'est pas ma vieille Clio, une asthmatique aux deux cent mille kilomètres, ressemble à une voiture de course… dans le bolide du beau lieutenant, je redors déjà. J'entends comme une voix lointaine qui susurre à mon oreille.

              - Quand on fera un enfant tous les deux, il faudra qu'on s'arrange pour qu'il ne soit ni flic ni détective, ce ne sont pas des boulots pour gens normaux.

    Un rêve certainement !

    Ils ont récupéré la lettre, messieurs les policiers de l'OCBC me gardent  pendant plus de cinq heures, face à la chattounette touffue au petit bouton dressé. Le bloc de Picasso passe de main en main avec des Ohhhh et des Ahhhh d'admiration. Si je n'étais pas une privée ils m'auraient probablement conservée sous main beaucoup plus longuement, voir plusieurs jours. Mais un certain Costa me couve des yeux et entrevoit de prochaines nuits très agitées, il a été mon plus ardent défenseur. Il me tend d'ailleurs un trousseau de clés que je connais bien. Je vais pouvoir piloter de nouveau ma Clio au souffle court.

    Moi aussi je veux me redonner à lui, des milliers de fois. En attendant mon boulot, pardon ma curiosité m'appelle, car il y a truc qui me chiffonne chez ce vieillard provençal qu'est Tertullien. Comme un horrible doute… je vais refiler en bord de Saône ! Si je savais … je m'en tiendrais là, cette immense soif de connaître fait parfois mon malheur. Je ne sais pas si les policiers ont fouillé partout, si oui ; ils ont mal fait leur boulot.

                   - La plate ! Je n'ai pas entendu, mais c'est le nom que l'on donne à ce type d'embarcation.

    C'est donc dans la barcasse amarrée aux planches dangereusement déglinguées du ponton que je trouve. C'est bien, cela m'évitera de refaire sauter des scellés de justices sur le restau, une fois de plus, on pourrait finir par me le reprocher un jour.

    Un gros Tupperware heureusement bien étanche car il trempe dans l'eau croupie du fond, caché par une gueuse carrée de ciment qui doit servir d'ancre en pêche au milieu de la rivière. Peut-être qu'un poulet a eu la flemme de faire pivoter  trente kilos ? Combien de fric là-dedans ? Tout en  beau billets verts, pas des neufs mais liés en sympathiques petites liasses. Que des cents Euros. J'en prends un au hasard et le contemple. Je gratte avec l'ongle de mon pouce des stries en relief à gauche du chiffre 100 sur le côté face du billet…

    Ce sont des vrais ! Par ici la grosse boîte, la Mercédès pointe son joli museau,  je suis enfin riche !

    Riche mais imprudente. Quand je croise avec ma Clio une voiture qui file vers la Petite Friture ; la seule chose qui m'intéresse, c'est que son conducteur n'a pas les yeux bridés. Alors je ne fais pas gaffe. Et comme elle est sur sa tempe droite, je n'ai pas vu non plus la balafre. Direction la casse à Momo. Non, ne me redemandez pas où…

    Le balafré par contre m'a reconnue, moi et la voiture qu'il avait légèrement poussée sur un arrêt de bus après avoir laisser un Walter 9 mm bien en vue sur le siège passager. Il a rapidement fait demi-tour et m'a prise en chasse. Et moi banane d'Anne avec un gros paquet de fric, débordée par la joie de ma richesse inattendue, j'oublie une règle principale de mon merveilleux métier. Regarder derrière, toujours. Quand je vous dis que je ne suis pas taillée pour…

    Les chiens me connaissent, et heureusement car ils me boufferaient toute crue sans hésiter. Je sais qu'ils ne vont pas m'attaquer et je rentre vers la minuscule maison entourée de vielles voitures entassées en piles dont on se demande si elles ne vont pas s'écrouler quand on passe à côté.

    Le Momo est tout seul à essayer de faire sa comptabilité, et vu sa bouille, cela ne doit pas relever de la facilité. Martine est partie en visite chez sa môman fatiguée. Une bise et la question.

           - Je te sers une omelette aux lardons ?

           - D'accord, mais cette fois-ci je te la paye !

    Et je balance une belle liasse sur la table.

           - Nom de Dieu, je n'ai jamais vu deux œufs et chouïa cochon aussi chers !

           - Dix mille. Avec tout ce que tu fais pour moi, dans le milieu tu demanderais  davantage

           - Je te dois bien ça et tu sais bien que je suis clean, enfin presque.

            - Bien sûr, tu peux me planquer ca quelques temps ?

    Je tends mon Tupperware; on ne peut pas voir les billets à l'intérieur car ils sont enveloppés dans une page de journal. N'empêche qu'il faut avoir confiance. Comptez, 600 moins 10 égal 570 mille Euros, mais je sais que je ne risque rien.

    Combien ? Ha oui, j'oublie de vous dire que je me suis réservé deux petits paquets pour mes premiers frais.

    Moi, Anne Valentine, Petite Montagne Épanouie, je rentre tranquillement sur Lyon; en fredonnant un couplet célèbre que je termine à ma façon.

                     Elle avait de tous petits petons,

                                  tine…    tine…

                     Elle avait de tous petits tétons

                     Jean François, j'arrive e,  rive e,…

                     Elle avait un tout petit bouton…

                    

     

                                 xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx

                

    Le balafré n'aime pas s'éloigner de la grande bleue, tout ce qui n'est pas dans un rayon de cinquante kilomètres autour de Notre Bonne Mère et qui ne sent pas la fraicheur iodée marseillaise le désespère. Comment peut-on vivre sans le Vieux Port, la Cannebière, le parc Borrelli et les escaliers de Saint Charles ?  En tout cas ces Lyonnais sont faciles à piéger, la Clio n'a fait aucune manœuvre rare pour le dépister. Une pluie fine prévue pour durer  commence à mouiller le paysage sans hâte; la terre, sèche depuis trop longtemps en avait bien besoin.

    Deux heures qu'il poireaute à presque un demi kilomètre de la casse et qu'il surveille avec des puissantes jumelles. La petite nana repart, mais il sait où elle crèche  cette privée ; la femme de l'idiot de Gilles qui a voulu faire le malin. Bien qu'elle ne paraisse pas très costaude pour faire ce job on dirait qu'elle s'accroche. Il faudra s'occuper de son cas si elle continue à emmerder le monde. Derrière le grillage, le gars là-bas va se balader dans les allées de son cimetière de bagnoles et il est perdu de vue plusieurs fois Les casses dans le milieu, c'est un terrain de chasse habituel. Trois vilains gros toutous défendent la place.

    Après avoir vissé un long silencieux sur son automatique 11,43,  l'ami Spanggi va visiter un dépôt de vieilles voitures mortes qui attendent sagement de refiler leurs organes encore utilisables  pour des vivantes…    

    Les crocs menaçants dans des babines retroussées mais ils n'aboient pas, bien dressés les clebs !  Ploc… Ploc…Ploc  Trois aller simples pour le paradis des animaux. La porte d'entrée grillagée n'est pas cadenassée ; un simple loquet que l'on peut retirer en passant la main et plus personne pour la mordre. Le proprio des lieux doit être vraiment occupé dans la baraque à seulement une dizaine de mètres. Sans hésiter notre homme entre.

               - C'est toi Anne ?

    En levant le nez de ses comptes infernaux, Momo s'aperçoit de son erreur. La petite ne revient pas. Le truc qui le fixe avec un silencieux doit calibrer minimum 9 millimètres ! Le tiroir du bureau est entrouvert, avec à l'intérieur un joujou qui lui aussi fait panpan.

    Pourquoi as-tu essayé Momo ?

    Un seul ploc. Et un aller simple pour le paradis des casseurs !

    Une rapide et fructueuse inspection, dix mille Euros, c'est toujours ça de pris. Mais il n'y a visiblement rien de plus et puis…où chercher ? Le flingue du tiroir ? Un antique MAT 7,65 du temps des Gaulois … ça ne vaut même pas le coup de l'emporter ! Cinquante Euros à la ferraille et encore…

    Ces messieurs de la police ne sont pas non plus des idiots. Le bidule électronique fixé grâce à un aimant sous la Clio de Anne, lance des bips bips ininterrompus et deux sous-marins suivent la trace. Noyée dans la verdure, la récupération du Tupperware est passée inaperçue. Une voiture de flic continue la filature de la détective pendant que les occupants de l'autre, un couple qui paraît en manque de galipette, surveille la casse à Momo. Normalement, ils ne devraient pas intervenir.

    "Laissez faire,  prenez des photos, on coffrera tout le monde par la suite" Mais trois chiens abattus par un type est un bon motif pour oublier les ordres. Justement le mec en question sort de la maison en tenant un flingue à la main.

    - Police ! Halte ! Posez votre arme !

              Ploc ploc ploc. Pan pan pan  et pan encore.

              Spanggi la balafre a déjà connu la romance de la valse des pruneaux. Les flics sont décidemment bien cons, ils ne devraient pas faire de sommations et tirer tout de suite. Il a le temps de plonger derrière le coin de la maison pendant que ses adversaires emplumés sans abri se plaquent au sol dans une grande flaque d'eau boueuse ! Et froide de surcroît.

      Pas d'affolement chez le Marseillais, la Jeep qui le protège maintenant a une toute simple clé sur le contact. Il faut réussir.

     Vroum mm, première, zigzag, la porte grillagée de l'entrée pulvérisée et ca passe malgré les multiples autres pan pan pan. Quand on est trempés et gelés, la précision du tir… Reste à savoir comment semer une moderne Peugeot avec une vieille Jeep.

    Facile quand on reste sur des chemins à peine carrossables. Le balafré ne tombe pas dans le piège de la vitesse en voulant rejoindre la route goudronnée. Et ça marche, bien que les essuie-glaces soient inscrits sur la liste des abonnés absents. Pourtant il va falloir se bouger le popotin, les flics peuvent mobiliser un hélico qui sera sur place dans quelques minutes… trouver fissa une solution. Un petit pont sous une voie de chemin de fer secondaire pratiquement désaffectée va servir à merveille. La jeep au beau milieu et un Spanggi qui n'a pas peur de mouiller dans la boue ses belles pompes à quatre cents Euros devant un capot levé. Voilà le piège.

    Un brave paysan au volant d'une Citroën camionnette  C 15 antédiluvienne se fiche dans la nasse.

              - Mais, j'l'a connais cette Jeep, c'est celle de Momo !

    Ploc et re ploc. On pique le portefeuille avec les papiers d'identité, le temps de mettre un nom sur le macchabée et le gars du midi sera loin. Les Marseillais c'est quelque chose ! Pas d'aller simple au paradis des paysans, cette fois le gars a la vie dure et va s'en sortir… in extrémis.

    Grand ramdam chez la maison Roicos pendant que la C15  roule à toute vitesse, soit soixante-dix à l'heure, vers une maison où personne n'aura, pour le moment, l'idée d'aller la chercher. Un point de chute qui sert aussi parfois à certains acheteurs d'art voulant restés discrets ; également à des messieurs peu recommandables ayant besoin urgent de faire un stage d'invisibilité. Un confortable hôtel particulier aux murs partiellement couverts de lierre sur la magnifique commune de Charbonnières-les-Bains, connue par son fameux Casino. Le trajet, étudié, visualisé et mémorisé grâce à Google Earth ne présente aucune difficulté.

    Cet endroit de luxe feutré dans les grands marronniers, noyers et chênes à quelques kilomètres du  centre de Lyon, appartient au beau-frère de feu monsieur le commissaire priseur Georges Bruel. Et revenir vers le Vieux Port avec seulement dix mille Euros en poche serait considéré comme un constat d'échec. Toujours prudent le Spanggi, la C15 il faut la laisser le plus loin possible, à cinq bornes, bien garée et une ballade pédibus jambus ne fait de mal à personne.

      Aucune âme en vue à droite, personne à gauche, avec la clé pas de difficulté pour rentrer en dix secondes. C'est triste une maison  inhabitée mais elle va le rester. Le Marseillais s'installe dans la bicoque qui autrefois devait servir à la domesticité. L'eau du robinet est potable, dans la minuscule cuisine attend un grand pot de fruits secs et archi secs… de quoi tenir un, voire deux jours en tirant large. Après avoir réapprovisionné le chargeur de monsieur panpan en bonnes dragées, un bon dodo réparateur s'impose. C'est fatiguant la vie d'un truand, si, si !

    La première qui va pointer son museau dans les environs s'appelle Anne. Sœur Anne qui va voir venir encore bien des choses. Cette voiture qui la suivait depuis lulure et qui s'arrêtait hors de vue, elle a fini par la repérer. Dans le centre de Lyon, non loin de son bureau-appartement, elle s'est sagement stationnée et sortant de sa Clio, elle a longuement regardé la façade d'un immeuble en la comparant avec un papier tenu à la main. Comédiente !

    Puis tranquille, elle s'est engouffrée dans l'allée. Les copains de Costa ne sont pas prêts de la revoir. C'est une des rares traboules du quartier. En montant un demi palier, un couloir communique avec une autre adresse, dans une rue perpendiculaire[4] où le scooter 50  Yamaha mal garé sur le trottoir va bientôt disparaître. On le retrouvera bien un jour non loin du Casino de Charbonnière…

    Alors, comment ai-je trouvé l'adresse ?

     J'ai filé chez ma frangine avec la Yamaha et j'ai parlé plus de deux heures en tête à tête avec monsieur Google. Pour finalement trouver une grande propriété appartenant au beau-frère de Bruel. Allez, je mens encore… ne vous ai-je pas dit que de dissimuler la vérité était l'apanage du boulot de détective ? Il faut savoir la relâcher, petit à  petit, à bon escient.  C'est un coup de téléphone à un vieux  copain du cadastre qui m'a renseignée ! Je n'étais sûr de rien mais de voir le rail de la lourde grille parfaitement dégagé et graissé alors que la maison semble  abandonnée…

    Les suivants sur place sont des policiers qui installent leur souricière. Anne vient de leur  filer entre les pattes mais cette fois-ci l'affaire est trop importante, son téléphone est sur écoute permanente. Une véritable escouade cerne le quartier mais demeure invisible. Jean François Costa et son compagnon d'équipe, le lieutenant Yves Dampierre font un rétablissement au dessus du mur d'enceinte puis se planquent derrière une haie touffue…pourquoi ne pas aller dans la petite maison, celle qui devait servir au gardien autrefois ? Pas le temps…

    Une voiture s'arrête face à l'entrée et les occupants actionnent la commande à distance.  L'imposante grille de fer forgé s'ouvre silencieusement puis se referme automatiquement dès que la grosse Mercedes noire a franchi le seuil. Le chauffeur respectueux aide son maitre pour gravir les quelques marches qui mènent au perron de l'imposante bâtisse.

    Un caïd marseillais se tient prêt à presser deux citrons. Ou le pognon ou la camelote et il ira porter un cierge à la Bonne Mère. Jean François et Yves ne doivent pas attendre, si les Japs planquent quoi que ce soit dans cette maison immense, il faudra un temps fou pour le trouver. Les ordres… on verra après, de toute manière l'assaut est prévu… eux, ils ne vont pas restés les bras croisés. Ils hurlent en fonçant leurs armes pointées.

             - Police, on ne bouge plus !

    Probable que les deux interpellés non pas l'intention de résister mais c'est la catastrophe pour l'ami balafré. Il ne faut absolument pas que les flics le trouvent. Prendre vingt ans de cabane quand on approche des cinquante-cinq balais, ha non alors! Personne ne peut voir de ce côté, il ouvre la porte sans mouvement brusque et va tirer sur le flic le plus près. De dix mètres la cible est impossible à louper. Le manche  de la pioche que reçoit Spanggi la balafre sur le crâne va calmer pour toujours les douleurs de ce dernier.

    Et dire que le marseillais  venait de s'acheter un pardingue tout neuf. L'ancien ayant fini à la poubelle avec un joli trou. Celui du flingue jamais retrouvé de Gilles-mon-ex.

    Petite mais j'ai encore de la force; seul inconvénient, je ne voulais que désarmer ce mec. Le sang qui coule de la commissure des ses lèvres me fait penser que j'ai tapé un peu trop fort. Bientôt j'appendrai que c'est le salopard  qui a abattu Momo et ne regretterai rien. Mais rien du tout et j'irais volontiers déformer davantage sa sale gueule.

    L'assaut est donné, le caïd japonais lève les bras comme pour attraper les nuages mais l'idiot de chauffeur fait un geste malheureux. Il semble prendre une arme sous son aisselle.

    Verdun ! Les Dardanelles et Stalingrad réunis. Ça tire en direction des yeux bridés qui se transforment en passoire. Messieurs les flics, quel manque de sang froid ! Et parmi eux mon très cher ami le commissaire Grandjean qui immédiatement ordonne à ses hommes de m'appréhender.

                       - Anne Muntanyet, vous êtes en état d'arrestation pour obstruction à l'action des forces de l'ordre, pour dissimulation de preuves de meurtre, pour séquestration de personne et vol d'un semi-remorque (là j'apprends que mon camionneur a probablement porté plainte), pour vol et destruction de véhicule militaire, pour…

            Stop ! L'amour de ma vie  intervient, il se place devant moi et me protège.

                        - Et pour stationnement interdit. Dîtes les gars de la crim, vous n'en avez pas marre de vos conneries ? Nous avons passé un accord pour qu'on la laisse tranquille oui ou non ? Je vous signale aussi que cette nana vient de nous sauver la vie.

             J'en ai ras le bol, cette hécatombe ne s'arrêtera donc jamais ? Je chiale en m'effondrant sur la poitrine de Jean François. Avec des clés, il sort un kleenex de sa poche et me susurre à l'oreille.

                       - Va m'attendre dans ma voiture, tu prends à gauche en sortant et tu files tout droit sur deux cents mètres.

              Je suis endormie quand il me rejoint, nous roulons vers la grande cabane et je me  réveille pendant le trajet.

                       - Ça va Anne, tu peux m'écouter ?

                       - C'est bon, vas-y.

                       - Je peux enfin te révéler certains détails de notre enquête, mon supérieur me l'a permis. Cela fait des années que   nous sommes sur cette histoire de Picasso et étions prêts à appréhender un très vieux monsieur de quatre-vingt-sept ans  en Provence. Entre Cannes et Grasses pour être plus précis.  Cet ancêtre est complètement fauché, propriétaire d'un magasin de souvenir en ruine, il a du mal pour payer les taxes s'y affairant.  Son fils Julien est mort il y a une quinzaine d'année dans un accident de voiture, juste en sortant de taule. On a supposé à l'époque qu'il pouvait s'agir d'un meurtre mais ce fut improuvable. Foutre en cabane un homme de son âge, et seulement sur des hypothèses, aucun juge ne l'accepterait.

               Son Julien était peintre raté mais certainement faussaire de première. Un véritable génie en la matière.

               Comment le commissaire priseur Maitre Bruel a-t-il connu ce minable des pinceaux à son compte mais virtuose de la copie conforme ? Ça nous n'en savons rien et ce n'est pas important. En tout cas ces trois-là ont monté une combine bien juteuse.

               Nous avons d'autre part établi que dans les années d'après-guerre, un mafieux très connu, un dieu de la pègre française, un certain Antoine Guérini dit Pépé, était en relation étroite avec Fernand Bruel, vague homme de lettres, soi-disant historien, connu d'Aragon et de Picasso mais dont finalement nous ne sommes sûrs que d'une chose, il était le père d'un certain commissaire priseur et magouilleur en tout genre tout comme son rejeton plus tard. Bon sang ne saurait faillir.

                Il n'y a pas de coïncidence dans notre métier, Tout s'enchaine à la perfection dans une logique que nous devons trouver. Un des derniers jeunes hommes de main du Pépé Guérini s'appelait Perrin. Il n'avait guère plus de vingt ans à la mort du grand caïd. Ce Raymond Perrin devenu bien plus tard le patron de la petite Friture. Vieille tantouze mais truand depuis toujours !            

                 Tout ce beau monde écoulait une production de faux au compte-goutte vers le lointain Japon, nous pensons aussi que des collectionneurs du monde entier admirent aujourd'hui en catimini l'œuvre d'un illustre inconnu, Julien Hézahare. A part le fait que ton ex (là le mot racle un peu la gorge de J.F.), rendait de petits services à Bruel, nous n'avons pas encore pu connaître son rôle exact dans cet imbroglio. A-t-il transporté des fonds avant d'aller au fond ayant été lesté de trop de plomb ? En tout cas il s'est défendu car, à l'autopsie, on a découvert des traces de poudre incrustée dans la peau de sa main droite malgré son séjour dans l'eau.

               Mais ce qui a éclairé notre lanterne, enfin plus clairement, c'est un petit magnétophone retrouvé dans la poche du type au rasoir. L'enregistrement des aveux de Raymond Perrin sous la torture.

               Le restaurant était déficitaire mais nos deux canailles homos s'en foutaient.  Tranquille et sans voisinage immédiat c'était le lieu idéal pour leurs petits trafics dont celui d'intermédiaires, plutôt  de ce que j'appellerai un "sas de sécurité" afin que les acteurs principaux se contactent personnellement le moins possible. Fractionnement pour dépister nous autres les flics et les clients amateurs d'art, surtout étrangers. Le Raymond a bien reçu le fric en échange d'un soi-disant vrai Picasso. Pas de chance, l'acheteur était parmi les quatre de la voiture et avait acquis, dix ans auparavant sous un autre nom, le même bloc de dessins polissons. Le gars est devenu bien plus qu'assez furieux.

                Ce brave monsieur Tota, diminutif du milliardaire et célèbre collectionneur d'art Tomoyori Takahashi, s'était déplacé spécialement en France pour ce nouvel achat et il est probable qu'il disposait d'un bon paquet d'Euros ou de Dollars en effectif. Mais nous n'avons encore rien trouvé. Ni pognon, ni Picasso à part le tien.

    Je n'ose pas avouer que je connaissais les rouages principaux de l'histoire et qu'il vient de m'apprendre seulement des détails, et surtout qu'un doute horrible me poursuit, voire deux.

    Numéro un.

           - Dis-moi, ce ne serait pas ton équipe de zozos qui m'aurait kidnappée dans un petit bled de Provence ? Seulement because je vous emmerdais en risquant de mettre  la puce à l'oreille des Japs et des truands locaux ? Dis-moi, vous n'avez pas fait ça quand même ? Hein?

            - Euh… ben… je…

            - Salaud ! En fait vous ne m'avez pas quittée des yeux un seul instant n'est ce pas ? Et c'est pour ca que la patronne de mon hôtel ne m'a pas téléphoné par la suite.

            - Ben, à vrai dire, le gars qui te surveillait dans le bled s'est bêtement foulé une cheville et nous t'avons perdue de vue juste après ta sortie du domicile de notre ancêtre suspect. On ne t'a  repérée que quand tu es revenue de la poste et l'idée ne nous est pas venue que tu avais  pu envoyer une lettre !

             Si nous n'étions pas intervenus, tu avais toute la gendarmerie française aux trousses ; les pandores n'ont pas pris la chasse sur notre ordre. Tu as été gonflée quand même, leur piquer une fourgonnette, la foutre les pattes en l'air aux bas d'un champ, faut le faire !

    Je ne peux m'empêcher de rire. Puis de faire la moue.

                     - Ça me rappelle mon odyssée belge. Vous vous êtes bien foutu de moi. Alors, notre séance vertigineuse de tagada tsointsoin, elle t'a servi aussi pour continuer à me manipuler ?

            - Je te rappelle que c'est toi qui m'a sauté dessus et que j'espère de tout mon cœur, écoute bien, de tout mon cœur, que cela recommencera jusqu'à la fin des temps.

              La voiture de Jean François est maintenant arrêtée depuis un bon quart d'heure devant le local qui abrite sa brigade. Je n'en peux plus et demande si demain ne serait pas mieux pour continuer toutes les déclarations et signer les innombrables paperasses. Mon beau lieutenant prend son téléphone et pose la même question à son chef. La réponse est bizarrement longue.

               - Faveur accordée! Mon Commissaire vient de me communiquer une info qui va t'intéresser. Nous avons reçu les conclusions du labo et nos experts sont formels. Les graphologues confirmeront,  mais il ne peut y avoir aucun doute. De par sa fabrication ton petit carnet polisson date du milieu des années 1980 à peu de temps près. La colle qui a servi pour assembler les feuillets n'existait pas avant ; comme Picasso est mort en 1973… tu vois ce que je veux dire ?

    Numéro deux.

    J'avais comme un  doute !  " Alors ces croquis originaux, hé ben tu te les gardes"

    Ah, l'infâme fumier !...

    Enfin l'interrupteur qui allume ma lanterne, celle que les événements s'obstinaient à me faire prendre pour une vessie. Enfin l'étincelle !...

    Je vois, et je comprends qu'un collectionneur fortuné et très privilégié doit posséder quelque part sur notre planète l'original d'un refrain particulier où l'on chante mon petit bouton intime. Un vrai de vrai vendu par le fils peintre ET mon ami Tertullien il ya bien longtemps… après qu'ils eurent fabriqué au préalable une copie parfaite, un merveilleux faux. MON FAUX. Celui que cet habile couple d'escrocs père-fils a reproduit  bien des fois par la suite. Adorable vieillard qui pense m'avoir roulée juste un peu dans la farine ! Mon Tertullien à moi, pratiquement ruiné par les maitres-chanteurs du village. Cet arnaqueur depuis toujours, tout ridé qu'il soit a prévenu récemment un caïd du milieu qu'il y avait peut-être encore un ou plusieurs blocs de faux dessins animés polissons de Picasso, plus précisément à Lyon chez un commissaire priseur au petit marteau véreux. Si c'est le cas, des fouilles minutieuses les trouveront. Cet escroc buveur d'anisette distillée illégalement, qui a continué ses magouilles bien après la mort de son fils en écoulant la production très limité. Quelle  quantité? On ne le saura probablement jamais.

    Bien sûr qu'un des derniers faux  a été récemment payé six cent mille Euros. Peut-être davantage si des arrhes ont été versées par des Japs mais cette fois ci le hic est survenu. Le HIC avec des majuscules. L'un d'entre eux a reconnu la réplique exacte de ce qu'il avait acheté dix ans auparavant et déduit immédiatement qu'il avait été banané. D'où la torture pour récupérer le fric.

    Moi ce que je devine…c'est le petit copain cuisinier qui a planqué le pognon dans la barque et il allait craquer quand je suis intervenue. Le pauvre Raymond ne pouvait pas savoir que l'amour de sa vie, trente ans plus jeune que lui, l'avait doublé (maintenant que mon orthographe est améliorée, je ne sais pas si je dois écrire doublé avec un e final) en toute beauté.

    Le balafré, enquêteur mafieux monté de Marseille à l'annonce de la mort de Maître Bruel, un gars qui comme moi aimait  bosser tout seul, devait arranger les meubles et effacer les traces, éventuellement récupérer soit le pognon soit les faux restants. C'est lui qui a tout chamboulé chez moi. Il s'est retrouvé dans un micmac qui l'a emporté peu de temps après avoir tué Momo.

    Toute cette histoire, c'est la vraie vérité[5] que mon petit doigt vient de me révéler, il ne me ment jamais. Même si je ne pourrai probablement pas le prouver.

    Alors je pleure une fois de plus, une folle envie me prend de me procurer des photos, celles de bien des cadavres. Gilles, maître Bruel, Spanggi la balafre, quatre Japonais, Raymond et son ami cuistot (tiens, je m'aperçois que je ne sais pas encore son nom). Ceux-là étaient des salopards, mais Momo presque rangé des voitures ne méritait pas ça. Envie de filer sur la belle route qui relie Cannes à Grasse pour faire avaler de force ces images sanglantes à une immense et ignoble ordure de quatre-vingt-sept ans, au...au

    Je ne trouve plus mes mots pour définir Tertullien. Mais… mais… n'ai-je pas rencontré l'homme de ma vie grâce à lui ?

     Jean François, mon beau lieutenant qui me tend un kleenex pour sécher mes larmes. Alors… je lui raconte les révélations de mon petit doigt ? Oui ou non ?

    Comment suggérer à un amour de flic qu'il y a – probablement – cinq cent soixante dix mille Euro dans un Tupperware planqué parmi des centaines et des centaines de voitures  pourrissantes du côté de… ? Non je ne vous dirais pas ! En y réfléchissant mieux, c'est à la femme de Momo que je vais donner le tuyau. Sans sécher ses larmes, avec son petit garçon à venir cela va mettre du beurre dans ses épinards. On fera fiftyfifty…si on trouve.

    Flash, une nouvelle étincelle parcourt mon cervelet d'oisillonne…

              - Amour de ma vie, le commissaire Grandjean et ses collègues de la Crim, croient toujours au suicide du commissaire priseur ?

              - Jusqu'à preuve du contraire, il y avait des traces de poudre sur sa main armée.

              - Mon puzzle personnel vient de placer sa dernière pièce, je ne sais ni comment ni lequel de deux; mais fouillez bien dans les placards de la Petite Friture et montrez les vêtements de vieille dame que vous allez trouver. Un petit quelque chose me dit qu'une voisine de Bruel va les reconnaître !

              - Tu es un génie!

              - Non je ne suis qu'un pauvre petit bout de femme tout frêle. Pas doué du tout pour mon p…de boulot.

    Plus si pauvre côté finances, car si vous avez ne serait-ce qu'un peu de mémoire…hé hé, j'ai gardé avec moi deux belles liasses (zut, encore insuffisant pour rouler belle Allemande). Mais désormais très riche en amour, je me demande également si je dois parler des cinq dernières pages avec leur courte chanson.

    Fausses ou pas je m'octroie le droit de les garder. Et m….pour la loi.

    J'attendrai notre mariage pour lui fredonner ce  petit bouton qu'il connaît maintenant si bien !

     

                                Valentine e, Valentine e…

     

     

                                                        

     

     

 

[1] Je sais mais ne prétends pas au Goncourt!

[2] Blanc en Wolof, langue officielle du Sénégal.

[3] Ne le cherchez pas, pure invention.

[4] Rue du Plat et rue Sala, deuxième arrondissement de Lyon

[5] Je sais !

s-polisso

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