Douce plume acariâtre

Tous les personnages  de ce roman sont fictifs, une ressemblance ne serait que pure coïncidence. Par contre, les faits historiques dans lesquels ils sont impliqués, hélas, ne relèvent pas de mon imaginaire... 

          La chronologie des évènements qui ont conduit au bout d'une vie n'a aucune importance, seul compte le parcourt.         

 

 

                                     PARALLELES

 

2 août 1927 Saint Etienne.

 

       Mathieu Rivant ne peut assister à la naissance de son deuxième enfant. Tout ca pour quelques milliers de Francs récoltés indélicatement. Certes bien venus et dépensés avec  une exubérance trop ostentatoire, mais en avait-il réellement besoin? Un travail stable, avec un salaire confortable, qui faisait la fierté du bonhomme. Dans la ville, tous les travailleurs de la Manufacture d'Armes sont des privilégiés qui jouissent du respect et de  l'envie des "Gagas", sympathique sobriquet donné aux Stéphanois. Un responsable de la finition des pistolets automatiques qui menait un train de vie...disons légèrement au dessus de ses moyens financiers.

      La combine était pourtant bien montée. Des pièces usinées, volontairement ou non défectueuses, étaient subtilisées puis retouchées avec l'aide d'un ajusteur de précision. Sorties en douce mais fréquemment par la grande porte, une fois réassemblées firent  des armes faciles à écouler sur le marché avide de la pègre locale. Matthieu  désormais n'aura guère l'opportunité de parcourir la campagne environnante et de visiter  ses amis d'Annonay. Il était remplit d'orgueil en franchissant le col de République au volant de sa belle Citroën Torpédo B 14 flambante neuve et payée au comptant s'il vous plait! Un bel engin capable de rouler à l'impressionnante vitesse de quatre-vingts kilomètres à l'heure!

     En attente de jugement, il sait très bien qu'avec le meilleur des avocats le défendant, les portes de la prison ne s'ouvreront pas  avant un minimum de huit longues années...

      C'est une fille. Baptisée Colette en une église vide  de tout ami et de familier. La honte vient de s'abattre sur trois misérables que la vie ne va pas épargner dans la souffrance.  Agathe Rivant née Martin et ses deux enfants. Un fils de huit ans, Victor "le coléreux" surnom fort bien mérité, probable héritage d'un grand-père mort dans un asile sordide, immobilisé par une camisole de force, et une innocente Colette qui jamais ne connaîtra son géniteur malhonnête.

 

        En cette même date en Cochinchine, une obscure ouvrière planteuse et récolteuse de riz, exploitée par une puissante compagnie française, mettait bas un petit garçon.  Cette femme originaire de la Plaine des Jarres ayant fuit son Laos natal où son ethnie, les Hmong, était persécutée depuis toujours. Dans son ventre palpitait déjà  le fruit d'un viol...

        Un malvenu futur esclave de plus, au service de la colonisation soi-disant fructueuse pour des natifs à qui la lointaine mère patrie amenait le progrès occidental en quatre mots: travaille pour la France.  Insignifiant bébé inscrit sur le registre de l'état civil des Annamites sous le prénom et nom de Nguyen Van Phuc. 

   A peine une semaine après la naissance, les reins de nouveau baissés pour planter ses germes de riz, maman souhaite pour son petit garçon un futur de liberté, loin de toute forme de domination.

 

       Agathe désemparée va voir le cercle de ses amis se restreindre comme peau de chagrin. Sa lointaine famille acceptera-t-elle de l'aider? Pour le savoir, il lui faudrait partir sur Saint Genis-Laval, dans la proche banlieue lyonnaise. La vie devient impossible avec  ce garnement de  Victor  voyant arriver une véritable rivale. Déjà qu'il se montrait souvent invivable. Que seul le père arrivait à se faire entendre...parfois!

       Ce ridicule bout de quelque chose qui  vole au "grand" une part d'affection, et contre lequel ce dernier va accumuler une haine sans borne. Cet être fragile et innocent va sentir sur lui les ondes d'un amour maternel impuissant et très vite le poids oppressant de la cruauté de son frère. Un frère au combien intelligent qui se mettra un jour, beaucoup plus tard, au service du Diable. Et qui va tout faire dorénavant... rien que pour emmerder sa bondieuse de mère.         Toujours à  l´affut, oreille collée au mur ou á la porte, l´œil indifférant aux orgelets devant le trou de la serrure, le petit Victor a vu , juste avant qu´íl ne soit arrêté, son papa introduire quatre diamants dans un deux demi cylindres. Quatre cailloux qu'il avait regardés longuement en les tenants devant l'ampoule électrique avec une pince à épiler. Le garnement stupéfait a observé comment le père visait cette forme rare de suppositoire puis l'a faite disparaître en une insoupçonnable cachette. Spectacle incompréhensible  pour un gamin de huit ans mais qui va rester dans sa mémoire.

          Un petit curieux qui se promet  de revoir un jour  les cailloux brillants de son prisonnier de papa.

 

         Ce n´est que début 1939 que le voyou décide à mettre  en œuvre un plan  pour récupérer le magot paternel. À vingt ans, on sait vraiment ce que valent ces petites choses aux milles facettes à éclats. Depuis longtemps Colette a disparu. Une lointaine cousine du papa emprisonné l’a accueillie en un orphelinat où cette brave femme de dieu exerce ses veux. Maman  arrondit ses fins de mois en vendant discrètement ses charmes    quelques fois par semaine, pour le moment…Le malfamé Jardin des Ursules est devenu son lieu de prédilection

      L’Europe marche à grands pas vers la guerre, il ne  manque à Victor que peu de temps pour se mettre à l´ouvrage. Chaque jour va être nécessaire.

       Il faut un complice dans la maison d´arrêt où croupit le père. Cette enceinte jugée dés le moment de son inauguration au milieu du siècle passé, comme l'une, sinon la plus insalubre  de France. Les gardiens ne sont pas des fonctionnaires fort bien rémunérés. L´un d´entre eux se passionne pour un jeu qui le laisse en permanence en état de dette. Le poker est sa malédiction. Pauvre Victor, encore un peu jeune pour te frotter à un monde d´adultes où les entourloupes sont reines. Avant que ne se termine l´année, Mathieu Rivant trouve la mort dans la prison de Bizillon. Abattu soi-disant lors d´une tentative d´évasion. Sordide détail, l´un de ses compagnon fugueur l´aurait poignardé en un point de son corps où rarement couteau ne s´aventure... avant qu´un gardien ne puisse intervenir et tuer ce fou furieux.

        Récupérer les quatre petits cailloux? Impossible!

        Mais le salopard de joueur de cartes aura ce qu´il mérite. Un des pistolets de la Manufacture d´Armes de Saint Etienne va parler trois fois le 22 mai 1940.

         Ce même jour,  en pleine débâcle de la glorieuse et invincible Armée française, le lieutenant Garoux, originaire de Lyon et récent diplômé de l'école de police de Saint Cyr au Mont d'Or, embarque sur une minuscule coquille de noix en quittant sous la mitraille une plage dunkerquoise. Plein ouest pour rallier l´Angleterre.

 

                                             Les rescapés.

 

  Août 1946. Camps de personnes déplacées de Pocking en Basse Bavière

       Ils sont encore des milliers, parqués dans un autre camp près de la frontière Autrichienne avec  d'autres geôliers certes plus aimables, certes bien nourris, enfin presque, certains d'un lendemain où la mort n'a pas son  mot prépondérant à dire. Mais la liberté se fait attendre… toujours derrière des fils de fer barbelés! Plus de deux ans après leur première libération. Les militaires américains qui les gardent ont apparemment beaucoup de difficultés pour les considérer comme autre chose que des prisonniers. Ils sont un poids dont les alliés vainqueurs veulent se débarrasser, mais… si nombreux! Sous le régime nazi, ils étaient classifiés selon quelques critères seulement. Les juifs, les homosexuels, les prisonniers politiques avec une prédilection pour les communistes et les prisonniers de guerre ou évadés du travail obligatoire, enfin des droits communs fortes têtes jugées dangereuses ou autres inqualifiables.

    Ici, une seule catégorie, les DP pour Displaced Persons. Dans l'ombre de ce camp, et il y en a bien d'autres répartis dans toute l'Allemagne, des négociations sordides d'états débordés par cette masse qu'il faudra bien un jour "casée quelque part".

      Depuis 1924, la loi américaine des Quotas est stricte, l'admission sur le sol yankee se fait au compte-gouttes, sur des critères bien précis et l'on craint fort que parmi ces juifs dont on ne sait que faire, s'infiltrent des espions du communisme, des nombreux collaborateurs de SS, surtout des slaves, des Roumains et des Ukrainiens. Personne ne veut de ces pauvres qui font peur, de cette racaille possible et à l'hygiène douteuse.

       Les juifs Polonais et Russes, Roumains ou Hongrois ne désirent surtout pas rejoindre leurs respectifs pays. Bien avant la guerre ils y étaient déjà victimes d'injustifiables et sanglants  pogroms. On parle d'un camp, celui de Bergen-Belsen où une organisation sioniste prépare un État Israélien sur les terres promises par Dieu à son Peuple. Ils ébauchent déjà les lois qui régiront leur communauté.  Des ramifications recensent, regroupent, dirigent puis déplacent des milliers d'hommes en quête d'une patrie nouvelle. Elles trouvent des bateaux en Europe et en Afrique du nord. Mais, messieurs les Anglais ne sont pas d'accort. Il  faut ménager leurs amis arabes qui détiennent la clé énergétique de demain: le pétrole. Des marionnettes sont  placées à la tête de pays nouveaux aux sous-sols gonflés de gaz ou de naphtes précieux; ces richesses incalculables vont demain tomber dans l'escarcelle britannique. Et d'importants accorts d'exploitation de ce nouvel or qu'l'on appelle noir sont en voie de signatures.

       La guerre est finie, uniquement en Pologne  quatre cent mille orphelins de père et mère. Dans toute l'Europe le chiffre d'enfants recherchant un  lien familial s'élève à plus de treize millions. Et il reste seulement dix-huit millions de DP. Seulement!

      Dont François Berheim.

      Enfin, pas tout à fait...

      Un "François" se racontant volontiers à qui veut l'entendre autour de lui. Plus question d'être Français, la langue elle-même  le dégoute presque, une haine incommensurable  de l'aboutissement d'une jeunesse pourtant prometteuse. Ce qui reste est un cœur où les sentiments humains seront bannis!   Souvenir de la horde hurlante qui s'est engouffrée dans la montée d'escalier. A défoncé la porte de l'appartement familiale, sous les coups et les insultes elle a emmené tout le monde sans aucune considération, ni pour maman ni pour Lise la sœur ainée qui allait se marier moins d'une semaine plus tard. Cette bande d'abjectes ne parlait pas un mot d'Allemand!

     Libéré du sinistre Dachau par les troupes Yankees, il devait être normalement récupéré par ceux de son sang. Aucune nouvelle de la famille Berheim lyonnaise, aucune envie de la revoir sur les bords de la Saône ou du Rhône. Fuir ce pays qui l'a livré à la barbarie des nazis, vite et sans en éprouver le moindre remord, jamais! Il va être facile de contacter l'oncle Ibrahim à Boston. L'organisation juive qui va enfin l'accueillir  à Paris devrait se charger de tout; et si par la suite il apprend que ses deux frères ou sa sœur sont vivants, il ne remettra surtout pas les pieds en France. Pour les parents, peu probable que la frêle maman soit encore de ce monde. Quand à papa, le jour même de l'arrestation, il a essayé de s'enfuir dans la rue. À peine dépassé le coin de la rue, une rafale de mitraillette…

      Une identité dont il ne veut plus, une nationalité qu'il rejette, François a une petite idée derrière la tête. Pour s'en sortir, peu importe le mensonge, l'honnêteté ne sert pas à grand-chose dans ces cas-là. Les Français ont un mot pour ca, la démerde. Appliquée d'une toute autre façon que celle qui lui a permis de survivre dans l'horreur du camp. Pour peaufiner son personnage, depuis deux mois déjà l'usurpateur raconte son époque d'étudient en deuxième année de médecine, juste avant que les juifs ne soient exclus de l'université, oui en France! Quant au vrai François, compagnon de misère et d'infinies souffrances, il git dans un entassement macabre d´une horrible fosse commune recouverte par un tractopelle.

       Ce véritable gone des pentes de la Croix-Rousse parlait tellement de sa fac à Lyon, que le Franck d´aujourd'hui est désormais incollable sur le sujet.

        Il a appris par cœur beaucoup de dates, celles des naissances, celle du mariage de papa maman et de la mort des grands-parents, le nom des cousins cousines et quelques insignifiants détails sur leurs respectifs appartements ou maisons de Lyon et sa proche banlieue. Une ville où il n'a mis les pieds que deux fois pour visiter une lointaine famille.

      Celui qui lui a raconté toute sa vie. Dormant (parfois, quand les SS le permettaient entre deux interminables stations-debout prolongées sur la place d'appel) un an et demi à ses côtés sur la même paillasse pouilleuse avant de se pendre comme tant d'autres avec le triste mot "enlevez". C'était fin novembre 44, il aurait pu vivre cet idiot avec la protection d'un gars comme ca. Un qui s'arrangeait toujours pour chiper des miettes de bouffe aux autres décharnés. Un doué qui repérait la plus petite chose de valeur encore cachée pour la refiler aux capos contre une ration supplémentaire ou un peu d'eau non polluée. Un qui dormait sur les planches du haut en évitant ainsi de recevoir les excréments des autres, comme les cons d'en bas! Un mec comme ca, ne s'appellera pas François, Frank est un prénom plus convenable, celui d'un gagnant. Un vrai dur de dur.  En fait, un petit truand stéphanois assassin non découvert, raflé lors d'une opération de simple police, les autorités collaboratrices avaient vite vu une fausse identité prise par un gars allergique au travail obligatoire en Allemagne. Allez hop, déporté!

     Mais aussi un homme exceptionnellement observateur et doué d´une mémoire photographique hors du commun. Dans le camp maudit il savait tout sur tout le monde et sans scrupule ni pitié, monnayait habilement ses informations.

       Personne ne doit se souvenir de ton véritable passé. Une nouvelle vie commence pour un homme qui fut parricide à vingt ans, enfin d´une certaine forme. Par contre à cet âge là, il a vraiment mis trois balles dans la tête d´un homme, sans hésitation, sans regret!

        Avec en Amérique un oncle nommé Ibrahim certainement plein de pognon. Vous pensez, un juif! Pour mieux se fondre parmi ces opulents faiseurs de merde, avec une lame minutieusement affutée, il va falloir s'auto-circoncire. Courage mon gars, serre les dents et ne tremble pas, comme tu ne l'as pas fais pour bruler ce numéro qu'un salopard d'assistant SS ukrainien t'avait tatoué sur la peau. Comme tu ne l'as pas fait pour enlever les bois  où ce minable François  était monté pour enfiler son maigre cou dans un semblant de corde, après avoir échangé vos vestes. Elle t'allait bien cette belle étoile jaune. Grâce à elle, tu seras riche. Tu en as appris suffisamment sur cette race, pour donner le change une vie entière.

 

                                                    xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx

 

 

           Garry.  Indiana, le 10 mars 1946

 

                 Salut Donald mon frérot,

 

  Ca pas été facile esque tu m'as demendé mais finalement j'y suis  arrivé. Je peux pas te promettre que c'est bien le bonhomme en question mais si c'est lui, alors t'as décrocher la timbale mon gars. Et moi avec, faudra pas oublier le coup de main mon vieux. A propos tout ton bidule m'a couté du fric. Même que si tu reviens pas de suite, ton ardoise reste marqué, j'en suis à plus de 60 pions, très exactement 62 $ 45 faudra qu'on voye pour les intérrets

     Comment que t'as réussi a faire croire a un mec que t'étais de Boston? Faut qui soit européen ce con-là. Nous la flotte salée de la côte Est on la connait pas. On prefère notre Chicago et son lac bien profond

     Bon tu sais que chuis pas écrivin voila ton info. Le vieux Ibrahim Berheim, c'est un gars de not monde. Enfin pas tout à fait de la même  hauteur de bande. Y parait qui dirige le clan des youpins de Boston. Beaucoup de prostiputes et les clopes de contrebande serait sa spécialité. Mais y doit certainement touché a tous se qui reste. Ya des rumeures sur ce vieux bonze qui raconte que son père était grand pote de Jake Guzik, un très très proche de Scarface[1], tu vois le topo?   Si ton gars du camp ou que t'es gardien est de sa famille,  y doit y avoir un maxi de pognon a tiré de la situation.

        Salut frérot, continue t'as plus que trois ans à tiré, un grade de sergent et t'a encore jamais tiré un coup, enfin avec ton flingue bien sure. Tiens, une nouvelle qui va te faire beaucou plaisir, le salopard d'Irlandais, O' Conneil, cette saloperie rousse et frisé qui louchait sur les fesses de ta Sandy, il a élu domicile dernièrement dans un grillage au fond du lac, bien profond. Sais pas si les écrevisses elle vont aimé cette sal bouffe!

                                       Nick

 

               Le sergent Donald Repper se frotte les mains. Son petit frère a bien travaillé. Un Donald passionné dans sa jeunesse par les bandes dessinées, des images et peu de textes compliqués, bien adaptées à son niveau de compréhension.  Comme tous les Repper qui n'ont jamais rien lu de Victor Hugo, ignorants bien sûr que dans LES MISÉRABLES, un certain Thénardier, immigrant au nouveau monde après un sanglant épisode révolutionnaire français, s'était comporté avec  la même bravoure sur le champ de bataille. Un ancêtre méconnu en quelque sorte.

       Brancardier! Combien de fois sous la mitraille il avait fait son devoir au péril de sa vie? Surtout en récupérant tout objet de valeur sur ceux qui visiblement n'avaient que peu temps à vivre!

      Un incroyable habilité pour faire disparaitre la belle montre, l'alliance de mariage ou la croix en or; objets qui se retrouvaient par magie dans ses poches,  sans que le ou les compagnons porteurs ne s'en aperçoivent! Aujourd'hui un homme, parmi tous ces DP, peut lui ouvrir des portes inimaginables auparavant. Ce Franck Berheim et son cher tonton vont se retrouver. Grace à qui? En plus, un quelque chose montre que ceux deux là sont bien de la même famille. Celui du camp de DP  a des relents fort désagréables qu'un tarin en éveil sait reconnaître. Les guerres ne sont pas aussi stupides et inutiles qu'on le prétend! La preuve, l'ami Donald s'en est sorti avec pas mal de blé et … ca va continuer!      Cerise sur le gâteau, il est maintenant gardien dans un camp de personnes déplacées, et ici c'est encore le lieu idéal pour les petites magouilles en tous genres. Ce Franck est un comparse de première qui lui rapporte les fruits de tous les larcins du camp, et ils sont nombreux. Ce Franck qui se plonge aussi dans de volumineux bouquins de médecine trouvés on ne sait comment. Il émaille désormais sa conversation de mots tendant à faire croire que peu lui en manque pour devenir un grand praticien. D'ailleurs vu les conditions sanitaires, les maladies ne manquent pas et les vrais médecins étant partis les premiers, le charlatan va trouver sa place. Avec le petit coup de pouce d'un sergent bientôt nommé major! 

       Son pote Franky casquera chérot pour  que son doctorat de médecine sorti miraculeusement d'un tour de passepasse ne soit pas révélé.                 

        A partir du 6 aout 1946, peu de gens ici savent que cette date est un premier anniversaire douloureux pour le Japon, sur tous les documents référant aux personnes déplacées, en face de Franck Berheim va figurer la mention "Docteur". Qui va rapidement assister le véritable médecin militaire désabusé, débordé, ayant servi sous les ordres d'un Patton libérateur de Paris et antisémite affirmé. Et dire que c'est à ce général à l'ego démesuré que l'Amérique a confié les juifs survivants de la Shoa!

 

     19 décembre 1946

   Mais, à quand la liberté dans le camp? Il y aurait une véritable rébellion si l'on pouvait supposer que cette invraisemblable situation allait encore durer plus de deux ans, voir cinq pour les plus oubliés! Pas pour le Docteur et son ami le sergent-major Donald. Un bras puissant de Boston les sort enfin du désespoir. Pour le premier, impossible d'être rapatrié enfin vers les États-Unis avant l'année très prochaine mais un beau visa d'immigration en poche, le docteur Berheim peut patienter…son jour de gloire va arriver. Quant au deuxième, lui qui pense tenir un excellent filon de chantage pour la vie entière, une surprise de taille l'attend. Plus encore pour Nick, son cher frangin.

          En ce même 19 décembre 1946 un événement extrêmement grave plonge la France dans un nouveau conflit armé. Sur leur soi-disant patrie aux couleurs bleu blanc rouge qu'ils refusent, les Annamites révoltés contre l'oppresseur européen entrent officiellement en guerre. Fortement armées par les Russes et par les Chinois, les nombreuses troupes, prises en main par ce génie  stratégique qu'est le général Giap, vont donner bien des maux de tête au corps expéditionnaire français.

 

                                               xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx

                                                                                              

       Impossible d'arriver  sur les plus hauts échelons de la criminalité sans maintenir un très efficace réseau d'informateurs. La réputation d'Ibrahim Berheim n'est pas surfaite. Une petite souris ne peut tirer un pet dans la ville de Boston sans que  Toad Smoker[2] ne le sache. Ce surnom qu'il vaut mieux éviter en sa présence, sous peine de mort, fait référence à sa corpulence, sa petite taille, ses yeux globuleux et son éternel havane flanqué entre des lèvres lippues.

     Le "crapaud fumeur" touche à tout ce qui peut rapidement procurer du fric facile et il réinvesti aussi vite en opérations honnêtes mais elles aussi fort rentables. A part la classique prostitution, son génie a misé sur une nouveauté… un réseau masculin dédié tant aux dames qu'aux hommes d'une certaine tendance. Le trafic de cigarette de contrebande ainsi que l'alcool rapporte également des sommes rondelettes mais sa prédilection va vers les salles de jeux clandestines. Toutes celles de la ville sont sous sa férule. Hors, les joueurs sont souvent fort bavards. Des petits tuyaux se négocient et le peu de fric récolté finit sous la raclette d'un croupier ou  abandonné par un vaincu devant  une quinte floche.

      Ruben Costini est né sur le sol de la terre du rêve. De parents immigrés en provenance d'Argentine et dont les alleux italiens fuirent la mère patrie peu après une épopée napoléonienne. On risquait de leur reprocher une trop grande sympathie pour ce petit Corse aux idées de  couleurs légèrement révolutionnaires. A plus de trente cinq ans, c'est ce qu'il avoue en mentant légèrement, fort heureusement que maman est encore là pour qu'il puisse parfois manger à sa faim. Immanquablement elle fini par accepter, en rechignant une énième fois, une nouvelle rallonge financière  à son fils perdu dans le jeu. La chaine de petits magasins de quincaillerie qui lui appartient offre de confortables revenus. Ce fils ayant quitté les tapis verts de Chicago en une prudente retraite vers Boston (une tentative de triche infructueuse, mais très, très mal vue), alimente une mauvaise rumeur paraissant désormais fondée. Les Costini sont des fuyards.

     Lors d'une courte visite pour sa fontaine à dollars de mère, un de ses amis d'autrefois l'a contacté pour avoir des renseignements sur un certain Ibrahim Berheim. Fier de sa connaissance du sujet, il a raconté sans hésitation le peu qu'il savait. Rajoutant ce que l'on disait par-ci par-là. Laissant supposer qu'il connaissait personnellement un peu le personnage et le fréquentait à l'occasion. Mais qu'il s'en méfiait! Car non seulement c'était un caïd mais ses penchants pour les hommes étaient connus à Boston. Hors, qu'on se le dise, Ruben ne mange pas de ce pain là. Tuyaux de rien du tout, vendus pour vingt dollars. Ce con de Nick est décidemment une vraie pomme!

     Un efficace réseau de renseignement?...

     Froly louvoyait entre les tables de jeux à l'affut des gagnants. Son opulente poitrine et le rebondi de ses fesses bien moulées dans une jupe noire, sans rien dessous qui puisse dessiner une forme inesthétique, attirent souvent la main autant bonne que baladeuse. Son trip étant, premièrement de récupérer quelques jetons généreux, mais aussi d'entrainer le micheton chanceux et de lui arracher un maximum de plumes. Avec Ruben, grand parleur qui sait aussi se montrer seigneur, elle récolte parfois des indiscrétions que le crapaud est capable de bien rémunérer.

               -Pourquoi donc un inconnu, un minable de Chicago, un dénommé Nick Ripper, veut-il obtenir une information sur moi?

                Gust tu t'occupes de ca! Carte blanche, tu prends un gars de ton choix avec toi.

     Le bras droit armé de Toad Smoker part immédiatement en chasse. Moins de quinze heures plus tard, le Nick en question,  jamais buveur d'eau, fait connaissance avec celle froide du lac de Michigan, les pieds légèrement enrobés de ciment rapide. Avant de rejoindre son dernier obscur et profond domicile, il a parlé, parlé… raconté plus qu´on lui en demandait!

       Le Gust en avait presque honte en rendant ses comptes. Dire à son boss qu'on l'avait traité de pédé alors que sa grande consommation de chaire fraiche et féminine est notoire… il faut oser!

       Froly ne s'étonnera pas un seul instant que le sympathique Ruben ne redonne jamais signe de vie. Tant et tant d'autres michetons sont à plumer. Le crapaud pense qu'il y a quand même en Allemagne un gars intéressant. Jusqu'où le capable de monter pareille combine peut-il aller? Les relations se mettent en action. De longues conversations traversent l'Atlantique, courant sur les fonds dans un  des câbles sous-marins. François Berheim mérite à être connu.  Toubib ou pas n'a aucune importance. Ce qui compte c'est qu'il soit de son sang. Apparemment de bonne qualité. Si tout va pour le mieux, il devrait arriver à New York fin février début mars de cette toute prochaine nouvelle année. Une cuvée 1947 qui se promet intéressante. Le crapaud fumeur se délecte en allumant religieusement un Montecristo I, joyau "torcedoré"[3] par les plus expertes mains cubaines. À dix dollar l'unité!

      Ira-t-il lui-même accueillir ce lointain petit-neveu lyonnais à sa descente de la passerelle, lui évitant ainsi les interminables queues de l'immigration? Plus de dix ans sans quitter son fief où tout roule merveilleusement bien, avec seules quelques anicroches sans importance. Où politiciens comme policiers haut-placés lui mangent dans le creux de la main. Où ses seconds choisis parmi les plus coriaces, les plus retors,  ne voudront pas décevoir un boss qui s'absente pour quelques jours. Et puis le temps lui dure de revoir d'excellents et vieux amis de la pègre new-yorkaise. Cela fera un bon prétexte pour prendre enfin l'avion pour la première fois de sa vie. Voler, quelle merveilleuse sensation on doit éprouver!

       Gênant, pendant plusieurs heures consécutives, le cigare sera éteint …

       Et si par hasard ce petit Français pouvait reprendre le flambeau? Esther son épouse a tout mis en œuvre pour que leurs quatre enfants ne soient jamais du même monde que leur père. Et elle a réussi. Deux célèbres médecins dont un neurologue, une avocate possédant le plus important cabinet juridique de la ville, qui jamais n'a accepté de s'occuper de la plus minime affaire de son père. Enfin le petit cadet, Ben, brillant pianiste mais que l'alcool a reclus dans les boîtes minables, les tournées de vingtième catégorie. Le raté de la famille qui a fuit depuis quelques années déjà la côte Est. Ici, seul un vague parent éloigné travaille obscurément pour le crapaud. Malgré son nom, c'est un homme de peu d'envergure qui ne tient que par son sobriquet, "le cousin".

      Un empire à prendre. Certains déjà ont essayé, plusieurs fois, par la force, Toad Smoker est resté sur son trône après que des flots de sang eurent coulé. 

 

                                             xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx

               

       16 Janvier 1947.

     Le major Donald Repper aurait pu faire un excellent maitre-chanteur. Il est surtout aujourd'hui un homme parfaitement mort, qui ne dira comme tous ceux de son état jamais plus un mot. Un grand sourire rouge écarlate marque sa gorge, sous le menton, d'une oreille à l'autre. Ce n'est pas le premier crime survenu dans le camp et si aucun coupable n'a  été démasqué, les autorités militaires de Pocking vont cette fois enquêter sérieusement, bien décidées à punir le coupable. Une des premières décisions  prises, visa ou non, personne ne sortira. Le rêve doré américain du faux Franck  Berheim semble fort compromis. Très rapidement les soupçons se portent sur  ce docteur juif, Français prêt à devenir Américain, grand ami du sergent-major défunt, toujours à traficoter avec lui. 

    Franck est démasqué comme un bien malhonnête homme mais rien ne prouve sa culpabilité: il affirme par contre que le sergent lui-même était un meurtrier. Que c'était lui qui avait assassiné deux autres gars menaçant de révéler ses combines infâmes dans le camp. Pire encore qu'il était certainement en contact avec des individus indéniablement communistes, de véritables dangers pour l'humanité! Les Américains proposent d'effacer les délits mineurs avoués et taisent le résultat de leurs investigations, n'ayant pas ainsi à révéler une triste réalité présente sous leur responsabilité. En échange d'un engagement dans le corps d'élite des Marines, ils promettent l'obtention de la nationalité. Franck accepte pour trois ans mais il est contraint de signer pour cinq.   La guerre de Corée va l'attraper en plein  vol.

        Sur la côte Est, à  Boston, le crapaud fumeur ne comprends pas.  Mais un gars avec de pareilles couilles de combattant ne doit pas être une mauviette! Il va devoir attendre encore pour connaître son  lointain neveu!

    A cette même date, la France se voit dotée d'un nouveau président de la république. Monsieur Vincent Auriol n'a rien d'un stratège guerrier, aucune directive particulière ne sera donnée pour résoudre les "légers problèmes" se levant sur l'empire colonial. Les militaires sont payés pour ca!

 

  En France

 

     Interminable et rigoureux hiver 1954! Le thermomètre a fait preuve d'une rare mauvaise volonté en restant longuement bloqué sur des températures si basses que de mémoire de météorologue l'on ne s'en souvenait pas. Maintenant le printemps lutte désespérément pour détrôner ce prédécesseur qui veut garder la suprématie, pour lui imposer un renouveau plus clément comme il se doit à la logique succession des saisons. Mais sur quels critères peut-on baser ce qui est normal dans un pays soi-disant civilisé qui, moins de dix ans auparavant, a gagner dans la gloriole une guerre meurtrière. Personne en son territoire peut se douter que du côté des vaincus, outre-Rhin, la reconstruction est plus rapide, la misère déjà presque éradiquée et que tous, à de rares exceptions près, ont pu lutter contre un froid encore plus intense.

      Les politiciens fort heureusement tissent de nouveaux liens d'amitié qui éviteront d'autres conflits. 1870, 14-18 "la Grande Guerre" avec son plus jamais ca, puis 39-45, cela suffit. Totalement insensibles, la plus part d'entre eux ferment les yeux sur les souffrances de la population, ils profitent des dévaluations constantes pour spéculer et s'enrichir davantage en se moquant éperdument de la France du lendemain. Fiers d'une victoire militaire à laquelle tous n'ont pas participé, ils préparent ainsi une défaite économique annoncée face à l'ennemi d'hier, ne voyant pas plus loin que le bout de leur portemonnaie. 

       La femme de retour au pays ne connait rien des terribles drames dus au froid intense associé à la vile cupidité humaine. Elle n'a pas encore entendu parler d'une malheureuse, morte gelée dans la rue par une nuit sans pitié sans amour. Une quelconque couche-dehors dont personne ne s'est souciée. Insoutenable situation. Mais un presque rien comparée à ce qu'elle a vécu, du dérisoire par son insignifiance. Elle n'a pas écouté le vibrant et émouvant appel de celui qu'un jour l'on voudra sanctifier. L'abbé Pierre, ce grand résistant qui le premier sur les ondes de la radio a lancé l'alerte, commotionnant la population et un peu tardivement de rares responsables politiques. En haut lieu, avant de pouvoir l'admirer puis appuyer ses efforts, l'on a premièrement regardé si l'on pouvait le faire taire. Rien à dire sur cet homme d'église qui a lutter dans l'ombre pour que son pays puisse regagner la liberté. Aucun reproche à celui qui fut député avant d'être dépité par l'immoralité de la politique. Pouvoir public inhumain, aberrant, mais hautement rémunérateur pour ceux qui prétendent s'y sacrifier.  Comment peut-elle imaginer que le beau pays de France en est arrivé à une telle ignominie? Ici, les hommes ne naissent-ils pas libres et égaux? Ceux qui ont luté pendant quatre années de misère contre l'occupant teuton peuvent-ils permettre, au milieu du vingtième siècle, que les écrits d'un Hugo ou d'un Zola soient toujours de mode?    Et pourtant. Elle s'en rappelle… parmi ceux qui sont venus l'arrêter fin septembre 43, aucun ne parlait la langue de Goethe ! Tous étaient de bons et braves patriotes, en uniformes respectables pour certains, obéissant aux ordres du maréchal adoré. Le sauveur sénile de la nation.
 

      La France décidément mange un pain qui n’en finit pas  de rancir !

 

          Retour solitaire après dix années et demie si loin de sa belle colline de la Croix-Rousse. De ses ruelles étroites aux traboules bourdonnantes du choc en bout de course des navettes de métiers à tisser sur lesquels courent des kilomètres de fils de soie multicolores, des innombrables escaliers assassins coupeurs de vieux jarrets. De la Ficelle qui emmène vers le plateau  les bicyclettes impossibles à chevaucher sur une pareille pente. Quelle grimpette gones et surtout fenottes entre les Terreaux et le Gros-Caillou! De ses pavés déjà redoutables par temps sec, que la pluie toujours et le gel en hiver  rendent vraiment dangereux.

        Une décennie si longue par la distance, la souffrance, trop souvent l'horreur, si interminablement longue que chaque minuscule moment a paru proche de l'éternité. Retour d'un voyage vers l'enfer, retour d'une abomination, puis fin d'un nouvel espoir avorté, virant lui aussi à son tour, vers une  insoutenable réalité barbare.

       Marjolaine n'arrive pas à regretter son geste, celui que beaucoup ont qualifié d'absurde, stupide ou tout autre adjectif synonyme, ignorant que le roi du Danemark en personne avait menacé de faire le même. Des huit mille juifs que comptait ce petit pays avant l'invasion allemande, seuls  un peu plus de quatre cent cinquante furent déportés.

    Coudre une étoile jaune au devant de sa veste! Voulait-elle mettre bien en évidence, revaloriser une poitrine qu'elle jugeait trop petite?

      Pourquoi? Question rejetée car sans véritable réponse. Mais le respect, une forme de dévotion et une autre d'amour, ont, avec cette décision inqualifiable donc, conduit la jeunette à vivre ce que personne ne peut souhaiter pour son prochain. A part des nazis.

      Le respect est venu très tôt. Là-haut sur "le plateau", l'orphelinat des petites sœurs en cornettes s'est davantage préoccupé de lui inculquer une forme de discipline comparable à celle des militaires, de lui bourrer le crâne de sornettes rebaptisées en groupe sous le pseudonyme de catéchisme, que de jeter les bases d'un amour pour le genre humain. Dans cette institution de femmes toutes    mariées avec le même homme et avec son fils aussi, le mot amour était banni du vocabulaire. Le verbe aimer lui-même jamais cité pour un exercice de conjugaison du premier groupe.

        Remplaçant après les nonnes, un père qu'elle n'avait jamais connu et une mère dont le seul souvenir était l'attente d'un mandat assurant son petit argent de poche en fin de mois, monsieur et madame Berheim ont accepté cette juste pubère parmi eux. A leur service d'accort, femme à tout faire bien sûr, mais ils l'ont traitée comme une véritable personne. Lui donnant y compris des cours pour qu'elle puisse réussir un Certificat d'Études Primaires si brillement loupé la première fois. Avec le respect est venue la dévotion aux pieds d'une telle gentillesse, inconnue, insoupçonnable auparavant. Les hormones en ébullitions devant François, vingt et un printemps passés, futur médecin, l'avant dernier des quatre enfants du couple ont jeté les prémices d'un amour supposé possible. Celui que des regards, des sourires, des frôlements et des rougissements révélaient déjà partagé. Du moins la soubrette se l'imaginait-elle!

      Vision du futur? La jeune se faisait bien des illusions. Aujourd'hui elle est passée à la maturité sans avoir connue l'insouciance de cette tranche de vie merveilleuse appelée adolescence, cet adieu au monde de l'enfance, précise et précieuse époque d'un éveil à la sensualité  où le lendemain n'a strictement aucune importance.

            -Marjo, veux-tu bien découdre cette abomination de ta veste! Il est bien triste que l'on nous oblige à la porter. Tu n'es pas juive voyons!

            -Me le reprocheriez-vous Madame?

            -Mais non enfin!

             Ne soit pas idiote ma petite. Nous entendons dans notre famille que tous les hommes soient égaux devant Dieu. Même si  nous l'adorons différemment. D'ailleurs, à part un respect du Sabbat, et encore pas toutes les semaines, nous ne sommes guère pratiquants! Tu as pu t'en rendre compte!

           -J'aime votre famille madame, je veux ainsi vous montrer que je suis prête à partager son sort.

            -Quel sort?

            -Hélas bien noir Madame!

            - Serais-tu voyante?  Ne dis pas des bêtises!

       Des bêtises?

       Le Dieu des Berheim comme des autres hommes, cet hypocrite et impuissant grand barbu, était-il présent pour veiller sur les cent trente deux milles femmes et enfants déportés sur  Ravensbrück? Quatre vingt douze mille d'entre eux y avait laissé la vie après d'épouvantables souffrances, les victimes des annexes hors de cet impressionnant décompte macabre. Le mouroir d'Uckermark, sans échappatoire étant le dernier voyage pour que la  faim  remplace un travail forcé devenu impossible. Aucune, aucune n'est revenue de ce lieu maudit. Trente autres noms sanglants, des fabriques, usines en tous genres, seulement dans les environs du camp principal, où les femmes esclaves travaillaient jusqu'à l'épuisement total dans d'effroyables conditions. Tous cela pour des marques aujourd'hui fort connues et respectables exportant à leurs tour en France et ailleurs.

       Sous la botte sanguinaire nazie, une liste interminable de six millions d'êtres humains anéantis pour appartenir à un groupe ethnique particulier, haït par un petit fou hurleur et moustachu!

        Des bêtises?

      Rajoutons les gitans, tziganes, prisonniers russes, communistes, socialistes trop convaincus, résistants dans tous les pays envahis, ex républicains espagnols, opposants politiques considérés comme gênants, tous ceux qui tentèrent d'échapper au STO, service de travail obligatoire, et que d'autres encore ayant eu la disgrâce de déplaire à l'idéal nazi!

        Des bêtises!

       Myriam Berheim, nom qu'elle avait donné en prétendant avoir perdu ses papiers d'identité dans la précipitation et les coups de l'arrestation, est du nombre des survivantes. Des miraculées.

       L'éphémère apparition du soleil de ce matin n'a pas réussi à badigeonner la ville d'un semblant de douceur, le froid pique  rudement. La femme fort heureusement est parée pour lui résister. Combien de temps encore faudra-t-il garder ce pesant manteaux et cette grande écharpe de laine qui lui ceint le cou et enveloppe sa tête. Comme toutes le autres femmes dans la rue, Marjo dissimule son visage. En ce moment aucun homme ne se retourne sur une silhouette féminine... elles sont toutes semblables. Et ces messieurs aussi ont froid.  Les piétons, quels qu'ils soient,  ne s'attardent en vaines choses, le regard bas, ils filent vite pour ne pas s'engourdir, paraissant seulement préoccupé à ne pas glisser sur un peu d'eau gelée.  Combien de temps avant que le mercure ne repasse au positif?

       Une minuscule valise en carton à la main, elle marche d'un pas indécis vers la sortie de la gare de Perrache, sursautant au coup de sifflet de la locomotive annonçant son départ immédiat. Fin 43, les wagons  à bestiaux qui filaient vers l'est étaient bondés. Les tacatacs des roues sur les jonctions des rails sont gravés à jamais dans sa mémoire. Depuis il y a eu d'autres voyages sous les volutes de fumée des monstres dévoreurs de charbon. Fürstenberg (à seulement trois kilomètres du camp) Moscou,  Moscou Paris, Paris Sète où elle fut la seule non-juive embarquée sur Exodus. Et l'une des rares, débarquée car malade, ayant pu rejoindre la terre promise avant que la masse des immigrants ne soit refoulée par l'autorité de tutelle anglaise. Ultime trajet, Marseille Lyon.  En poche, pas de quoi se payer un taxi. Le tramway 13 va la ramener sur sa colline. Plus jamais de train, ceci est une promesse formelle, absolue, chaque tac a été vraiment trop douloureux.

         Les Russes ont rechignés deux années avant de lui permettre son retour en France… à une condition: qu'elle puisse elle-même payer son billet! Sa terrible histoire racontée, tout simplement, sans mensonge ni exagération, parmi le monde juif de la capitale russe lui a facilité un exploit que beaucoup de libérés par l'Armée Rouge jamais ne pourront faire. Avoir avoué une vive sympathie pour le communisme et fait la promesse de s'inscrire au Parti dés son retour au pays,  ont également contribué à la magnanimité des durs staliniens au pouvoir. Mensonges nécessaires qui, plus que tout autre, ne peuvent surtout pas  empiéter le domaine du regret.

        Pourquoi cet embarquement à Sète?

        Mais pourquoi faut-il toujours tout savoir?

       Il n'y aura désormais ni  train, ni  pourquoi dans la vie de celle qui veut retrouver son identité d'origine.  En charge pour elle de la prouver! Elle sait que de ce côté-là au moins les problèmes seront vite résolus. Ceux de l'orphelinat ne sont certainement pas tous morts, et Marjolaine a laissé derrière elle des traces ineffaçables. Celle d'une fille de grande gentillesse, aidant quiconque toujours du mieux qu'elle le pouvait. Les "bonnes petites sœurs" en étaient jalouses!

     Du côté d'un travail, une France en reconstruction, déchirée, meurtrie, nécessite une impressionnante quantité d'homme et de femmes de bonne volonté. Ils accourent d'ailleurs de bien des pays vers ce havre, ce rêve pour beaucoup d'un mieux vivre matériel et aussi pour certains opprimés, d'une pensée enfin libre.

       Un atout dans sa besace pour postuler certaines  responsabilités, le fameux Certificat d'Études Primaire, Français, Allemand, Polonais, Espagnol et Russe parlés couramment et écrits fort convenablement. Tiens elle peut encore rajouter des bribes de Yidiche, l'Hébreu et de solides connaissances en Arabe!

     Un seul  point de son séjour allemand, que certaine femmes de mauvaise vie pourraient envier, ne plus jamais connaître la peur de tomber enceinte. Au détriment de quoi...

      Son histoire de non juive raflée par erreur, ca c'est ce qu'elle a raconté apeurée, aux SS à son arrivée dans le camp, a été confirmée rapidement. Des semblants de médecins, criminels chargés de recherches soi-disant scientifiques, ont vu en elle la possibilité d'une nouvelle expérimentation. A Ravensbrück, ces fous exaltés testaient  sans le moindre remord les rayons X pour la stérilisation des femmes. Cette petite Française servira donc de cobaye dans ce procédé révolutionnaire que la grande Allemagne, avec son Reich de mille ans, appliquera dans le monde entier une fois dominé. On la laissera en vie le plus longtemps possible et relativement bien nourrie, bien traitée, restant à la disposition sexuelle des gardiens ukrainiens et roumains, ces derniers sommés de ne pas la battre. Qu'elle ne meure surtout pas; pouvoir analyser dans le temps les résultats de cette "expérience" vitale pour un des objectifs du Führer. Destin d'une privilégiée en enfer. Si le traitement devait se montrer inefficace, cela se verrait rapidement. Rien n'est venu, fort heureusement. Un nouveau-né dans le camp avait l'espérance de vivre guère plus de quelques instants, noyé dans un seau, étranglé ou brutalement jeté contre un mur, parfois enterré vivant devant sa mère horrifiée…

       Des bêtises!

      Pas de train, pas de pourquoi, pas d'enfant. Des points d'interrogation pourtant résistent au refus…dont un dominant tous les autres…et l'amour?

       Le rêve de la terre promise? Celui du peuple à la croix de David? Cela ne devait pas valoir pour une non-juive! A peine installée près d'Hébron, la ville des Patriarches, la Française s'est liée d'amitié avec une adolescente palestinienne. Très mal vu! L'horreur l'a rattrapée quelques mois plus tard alors qu'on l'avait invitée dans une modeste famille à partager le thé traditionnel. Funeste visite de courtoisie où elle allait mieux fréquenter et certainement aimer d'autres gens, connaitre une autre culture.

      Ils ont attaqué le hameau. Ils ont tué femmes, enfants, nouveau-nés, vieillards et bien sûr tous les hommes. Sans oublier les animaux! Pas des SS!  Des juifs! Des gens semblables à ceux qui l'avaient aimée à Lyon. Représailles contre un caillou lancé…Une balle dans la poitrine perforant le haut d'un poumon et une autre dans la cuisse gauche, Marjolaine a crié son incompréhension, en Français. Celui qui l'avait mitraillée venait de Paris…via Auschwitz.

     Pas de train, pas de pourquoi, pas d'enfant et plus jamais d'Israël non plus! Chacun chez soi. Pourtant les hommes sont décidément idiots de vouloir posséder une patrie. Comment l'Eau et la Terre peuvent-elles devenir un enjeu? Nous sommes tous frères et ces deux éléments ne sont-ils pas nos géniteurs? Telles sont les pensées de la femme en observant aux travers des vitres du tramway cette ville qu'elle aime tant. Des larmes seraient bienvenues, elles ne peuvent plus couler depuis si longtemps…..

       Son reflet dans la vitre  la salue. Où est passée la jeunette un peu gauche qui se présenta fin 42 sur le palier du bel appartement des Berheim ? Cette Marjo ayant rougi de confusion la première fois que son François  a parlé devant elle en s’adressant à Madame sa mère.

   Ces quelques mots restés gravés à tout jamais dans sa mémoire  « Mais, maman, ce n’est qu’une enfant ! »

       La phrase a gêné.  Il n’y a pas d’âge pour tomber amoureuse. Et que la voix était belle, d’une douceur qui lui avait parue attirante, prometeuse.

       Les yeux apeurés d’hier sont devenus sinon tristes mais toujours lointains. Le sourire facile et émerveillé face au monde nouveau qui s’ouvrait devant elle a laissé place à une moue indéfinissable. L’acné juvénile qui à son grand désarroi  la marquait, fort heureusement s’est éclipsé, laissant une peau mate sur un visage qu’elle a toujours jugé insipide.  Ses beaux cheveux noirs  d’antan  ne sont plus aussi  abondants et déjà de nombreuses racines blanches ne peuvent se dissimuler.

            -Serais-je vieille à vingt sept ans ?

     Vielle, certes non, mais usée par une vie que ni homme ni femme jamais ne pourrait envisager. Le reflet d'un court instant disparaît et il semble d'un coup à la femme que sa propre personne accompagnée de son âme s'envolent avec lui.

 

       Rue Hénon. L'orphelinat bâtit  de vieilles briques de ne devait plus obéit aux nouvelles normes de la salubrité ou de la sécurité sans parler de la morale. Aurait-on découvert comment de malheureux enfants y étaient traités ? Rasé. Voila qui est fâcheux. Le commissariat de police va certainement indiquer la marche à suivre afin de retrouver son  identité perdue, pour le moment elle reste officiellement Myriam Berheim. Titulaire d'un passeport d'un état non encore reconnu dans le monde entier! Le parcours du combattant commence. Il faut retourner près du Boulevard de la Croix-Rousse, non loin de la Mairie du quatrième arrondissement. Pour économiser le peu d'argent qu'il lui reste, une seule solution, la marche à pieds. Il fait froid, il fait faim, deux ennemis redoutables quand ils s'associent pour fondre sur quiconque…Trente neuf kilos le jour de sa libération, la plus grosse de toutes les détenues. Avec ses cinquante deux d´aujourd'hui, ce sont c nouveaux  ennemis qui ne pèsent pas lourds. La réserve est plus que suffisante.

       En route donc.

           -Hooooo Pipon! V'là quelqu'un qui a besoin d'un coup de main.

      L'homme à la carriole tire sur les rennes, le mors appuie sur la commissure des lèvres dans la bouche du vieux cheval  qui s'arrête. Une bien belle bête qui  devait être fort puissante...autrefois. Á la vue des  tresses de ses crins et  sa queue soyeuse, elle doit se faire encore longuement bichonner. Vielle certainement, mais toujours guillerette!

           -Vous cherchez quelque chose ma petite dame?

          -Il faut que j'aille voir la police pour une question de papiers. Après, je ne sais pas où aller!

             - Montez, donc. Le commissariat, ce n'est pas tout à fait mon chemin mais je vous y emmène. Pour l'après, je vais au même endroit.

            Allez huuu Pipon! Vous venez de loin?

         -D'une autre planète! Que voulez-vous dire par le même endroit?

         -Nulle part ma  belle! Quand on est bien dans son cœur, le bonheur est partout. Laissez-moi vous regarder. Il y a quelque chose de rare en vous.

          -Mais que pouvez-vous voir? Je suis si emmitouflée!

          -Ôtez un instant votre écharpe!

    L'homme stoppe de nouveau son cheval, descend du banc de la carriole, reprend en main la pipe éteinte qu'il avait entre les dents et déformait quelque peu sa diction, puis regarde sa passagère à contre-jour en plissant légèrement les yeux. Peu de temps, quelques secondes seulement avant de lâcher l'incroyable phrase.

           -Ho femme, comme tu as souffert! Je te mène directement chez nous, la police attendra bien. De toute façon leur chef est un bon copain, je te raconterai un jour.

    Marjolaine reste coite, stupéfaite. Plus de pourquoi mais un premier comment arrive!

          -Ne cherche pas à comprendre. Celui qui te parle s'appelle Isidore, Isidore Cristal et il va t'enseigner le chemin de la joie.

     Ce brusque tutoiement pourrait offusquer, mais il n'y a en lui aucune intention de diminuer, de commander, il parait si naturel. Tel celui d'un père pour son enfant. Du personnage se dégage une curieuse impression. C'est alors que Marjolaine se rend compte de l'anomalie. Son interlocuteur n'est vêtu que d'une chemise à carreaux, certes épaisse mais restant largement échancrée au col, et d'un simple gilet de laine tricotée, pas même boutonné sur le devant;

           -Vous n'avez pas froid, sans rien sur le dos?

           -Jamais je n'ai eu froid, depuis tout petit je suis comme ca! Quelqu'un à part en quelque sorte. Comme toi qui en ce moment voudrait pleurer. Mais tu ne le peux plus. Ne t'inquiète pas tu réapprendras. Laisse tomber ton histoire de papiers, nous règlerons ca plus tard. Ce dont tu as besoin de suite, ce sont le gite et le couvert. C'est trouvé. Le gars Isi, ou Cristal, au choix, retravaille depuis que l'abbé Pierre a appelé. De ce jour 4 février béni, il ne boit plus une goutte d'alcool. Lui, véritable distillerie ambulante, est devenu sobre comme un chameau.

          Quand j'ai entendu l'abbé à la radio, cela  m'a redonné gout à la vie, je fais partie désormais de son équipe à Lyon, sa ville natale. Volontaire pour récupérer des couvertures, des vêtements chauds, de la nourriture et bien d'autres chose. Nous aidons les plus démunis, tu ne peux imaginer combien ils sont nombreux, et avons besoin d'âmes de bonne volonté. Je sais que la tienne est belle. Écoute petite, Cristal n'est pas vraiment mon nom, c'est celui que je me suis donné. Un peu comme toi!

         -Mais, mais, comment savez-vous?

         -Il y a parmi nous des croyants en un Dieu que je refuse. Ils veulent me persuader de   rentrer dans leur foi. Eux prétendent qu'elle peut lever des montagnes. Un miracle a mis en moi quelque chose de beaucoup plus fort que ca.  Ma "cristallisation" me fait fondre dans l'univers. Elle m'a donné une infinie connaissance, comme si toutes les bibliothèques du monde avaient envahi mon cerveau! Moi qui sais à peine lire et encore moins écrire, je vois en toi comme dans un livre ouvert. Autour de toi des couches de lumières brillent de belle façon, l'abbé m'a expliqué que certains appelaient ca l'aura.

          Ho, ho, petite, pas de ça s'il te plait! Rétrécis tes beaux quinquets qui paraissent des soucoupes. Beaucoup peuvent me traiter de fou. Mais surtout pas toi. Et arrête la foule des points d'interrogation  qui te courent dans la tête. Ne t'ais-tu pas promis de les effacer? Chanceuse aujourd'hui, tu es précisément assise à côté de quatre vingt dix kilos de gomme!

           Il y a deux mois, nous compagnons d'Emmaüs, avons commencé  de stocker tout ce que les gens nous donnaient  sous une vaste tente dressée place de la Croix-Rousse, elle est vite devenue insuffisante. En attendant le début de travaux pour y faire un moderne dépôt de trams et d'autobus, la municipalité met à notre disposition des hangars sur la route de Caluire. Notre groupe t'y accueillera sans te poser la moindre question. Chez nous le passé n'existe que si quelqu'un le décide.

           Ho pardon, j'en oubliais que tu dois avoir faim, mange donc ce croissant en attendant! Un peu sec car il ne sort pas aujourd'hui du four mais bien bon et gratuit de surcroit. Un excellent boulanger nous donne ce qui n'a pas été vendu le jour même.

    Marjolaine devient pâle soudainement. Un mot de ce brave Isidore réimprime au fond de sa rétine d'insoutenables images. Des semblants, des restants de femmes décharnées déversés par de macabres chariots dans les gueules béantes des fours. Sans interruption, même par temps de disette énergétique, au dernier hiver de la guerre, messieurs les SS ayant réussit le triste exploit de se procurer du bois alors que bien des Allemands ne pouvaient plus se chauffer.

            -Monsieur Cristal, ne prononcez plus le mot four en ma présence. S'il vous plait!

            -Je vais essayer, mais d'autres le feront, il te faut effacer petite. J'ai entendu parler des camps et si tu veux soulager ta mémoire tu peux le faire avec moi. Mais attention, c'est aussi une forme de la raviver.  Sache une chose, tout est en toi. En y incluant la méthode pour sortir des tourments qui te rongent. Avoir la force de ne plus être affecté par le passé n'est pas donné à quiconque. Les temps que le monde entier vient de vivre, vont laisser des séquelles ineffaçables. Si au moins les hommes pouvaient en tirer l'idée de ne pas recommencer pareilles imbécilités.

           Malheureusement je sais  que rien de tout cela ne va arriver. Il y aura toujours d'autres guerres. Si ce n'est ici, nos politiciens se débrouilleront pour les provoquer plus loin...quelle différance pour les hommes emportés dans la monstrueuse tourmente ?

           -Mais qui êtes-vous donc pour connaitre l'avenir?

           -Petite, si je le savais moi-même je te le dirais. Avant de te faire rafler, de partir sur l'Allemagne, n'avais-tu pas prévu un noir futur? Attends que les réponses arrivent, l'univers te les donnera, et tu n'auras plus de questions à lui poser. Encore une fois, n'est-ce pas ce que tu désires?

           Nous arrivons dans notre dépôt. Tu y trouveras peu de femmes, on dirait que l'élément féminin se refuse avec difficulté pour demander de l'aide. Ne crains pas le regard des hommes seuls, ici pas de place pour de mauvaises pensées, tu ne seras qu´une âme de plus qui retrouve le goût à la vie.

          -Je croyais que c'était vous qui aidiez les autres.

          -Oui, mais surtout en nous ressourçant, en récupérant notre propre dignité humaine. La plus part des gars et des femmes ont, peut-être pas à ton échelle, vécu des moments de difficultés extrêmes. Alcool, prison, abandons, tentatives de suicide pour certains. Travailler pour les autres nous sert surtout à rendre notre propre fardeau plus léger, en espérant que lui aussi soit gommer un jour. Je vis ce quotidien en sachant très bien que c'est premièrement mon âme que je lave de bien vilaines traces. Et nous sommes tous ici semblables. C'est également une excellente manière pour apprendre à ne plus juger son prochain.

          Quel qu'il soit petite, y compris Allemands y compris nazi.

          -Excusez-moi Isidore c'est quoi votre dernière phrase, je ne vous écoutais plus.

          -Je disais qu'ici on apprenait à ne plus porter un jugement sur son prochain.

          -Vous n'avez pas parlez des nazis?

          - Absolument pas!

          - Alors j'ai du mal entendre!

          - Pas du tout. L'univers vient tout simplement de te donner un fragment de vérité. Il t'a fait remarquer une nécessité, valable pour toi, aujourd'hui précisément et pour ton futur entier. Sache l'écouter.

           -Compliqué tout cela!

           -Rien n'est plus simple! Au fait, sais-tu conduire une automobile?

           -Pour ce qui touche aux roues, seule la bicyclette entre dans mes possibilités.

           -Alors dépêche-toi, dans dix jours tu passes ton permis de conduire. Nous avons ici trois petits camions et personne ne sait les mener. Je vais dételer ce brave Pipon; il à bien mérité son picotin d'avoine aujourd'hui.

           -Mais, mais…

           -Chuuuuut! Tu verras vite que chez nous l'impossible est au quotidien, on attend seulement un peu plus de temps pour faire des miracles.

              -Excusez-moi, le Pipon, c´est ce que l´on appelle un cheval bai?

      Un grand rire précède la réponse.

                -Pas du tout petite, c´est un gris pommelé, une robe baie a un peu la couleur du cuivre. Je te montrerai ça un jour sur un beau bouquin. Bon, c'est vrai qu'avec la couverture qui le protège on ne peut bien juger de sa robe!

 

                                                     xxxxxxxxxxxxx

 

           Presque deux mois  se sont rajoutés aux effacés du calendrier, monsieur thermomètre a bien voulu se remettre en une position plus facile à vivre. Mai va mériter  enfin son sempiternel adjectif de joli.

 7 mai 1954.

Un musicien, excellent trompettiste, écrivain, poète et chanteur fait scandale sur les ondes avec une chanson qui sera censurée pendant de longues années. Boris Vian et Le déserteur.

              
Monsieur le Président
Je vous fais une lettre
Que vous lirez peut-être
Si vous avez le temps.
Je viens de recevoir
Mes papiers militaires
Pour partir à la guerre
Avant mercredi soir.
Monsieur le Président,
Je ne veux pas la faire,
Je ne suis pas sur terre
Pour tuer des pauvres gens
C'est pas pour vous fâcher
Il faut que je vous dise
Ma décision est prise
Je m'en vais déserter

Depuis que je suis né
J'ai vu mourir mon père
J'ai vu partir mes frères
Et pleurer mes enfants.
Ma mère a tant souffert
Elle est dedans sa tombe
Et se moque des bombes
Et se moque des vers.
Quand j'étais prisonnier
On m'a volé ma femme
On m'a volé mon âme
Et tout mon cher passé
Demain de bon matin
Je fermerai ma porte
Au nez des années mortes
J'irai sur les chemins

Je mendierai ma vie
Sur les routes de France
De Bretagne en Provence
Et je dirai aux gens:
Refusez d'obéir
Refusez de la faire
N'allez pas à la guerre
Refusez de partir
S'il faut donner son sang
Allez donner le vôtre
Vous êtes bon apôtre
Monsieur le Président
Si vous me poursuivez
Prévenez vos gendarmes
Que je n'aurai pas d'armes
Et qu'ils pourront tirer

 

      Sans ordre de l'état-major ce jour là, à des milliers de kilomètres de la métropole, dans la cuvette de Diem Bien Phu, les soldats français qui ne se sont pas rendu face au général Giap, cessent le feu. Ils n'ont pratiquement plus de munitions! Un  officier politique des troupes Viêt-Cong félicite les plus méritants des assaillants en promettant un lendemain où  leur beau pays, leur Vietnam sera libéré de tout étranger occupant. Le commandant Nguyen Van Phuc assure qu'il faudra encore se battre malheureusement pendant encore de longues années.

 

 

         Voir une femme au volant d'un camion, aussi petit soit-il, n'est pas chose courante en ce printemps décidément bien chaud après un si rigoureux hiver. Les plaisanteries sur ce temps aux vifs contrastes courent de bouches à oreilles. La plus à la mode se répète avec de grands sourires. "C'est la faute aux américains avec leurs fichues bombes atomiques". Habillée en bleu de chauffe, les bretelles au dessus d'une simple chemisette, Marjo, comme tout le monde l'appelle, fait bonne impression au commissariat de la Croix-Rousse en allant  récupérer sa carte d'identité définitive accompagnée d'un beau document bleu à trois volets. Il précise qu'elle est  apte pour conduire tous les véhicules jusqu'à 3,5 tonnes de charge. Hésitante, elle demande à parler au commissaire Garoux lui-même. Le policier donnerait la lune à une amie d'Isidore. Elle est immédiatement reçue.

              -Que puis-je pour vous mademoiselle Teissier?

              -Merci de me recevoir monsieur le commissaire, je voudrais savoir comment retrouver une personne. Le fils d'une famille avec qui j'ai été arrêtée en 43. Les Berheim.

              -Il vaudrait mieux que vous vous adressiez à la communauté juive de la ville. Ce genre d'investigations ne dépend pas de la police, mais à titre exceptionnel je vais m'intéresser à votre requête. Marquez-moi son nom et sa dernière adresse connue sur ce feuillet. Je vous promets de tout faire pour retrouver cet homme…s'il est encore de ce monde. Cristal m´a parlé de vous et mieux que quiconque vous savez ce qui s'est passé…Dés que je sais quelque chose je vous le fais parvenir, n'attendez pas cependant une réponse immédiate.

              Sur un tout autre plan, Isidore m´a demandé d´enquêter sur votre identité. Le nom que vous portez actuellement vous a été donné par un orphelinat aujourd´hui disparu, je n´ai pu trouver vos véritables nom et prénom. Je suppose que vous avez été confiée mais les archives ont brûlé lors d´un bombardement: Ces sœurs, que l’on qualifie souvent à tort de bonnes, ont toujours eu des registres flous, certainement truqués, pleins de faux rédigés en fonction des nécessités économiques de leur ordre. Ou encore qui conviennent à leur morale toute particulière. Excusez-moi si je suis profondément anticlérical. En tout cas, une des religieuse, avant de devenir Sœur Blanche avait pour nom de famille Teissier: Peut-être que c´est elle qui vous a rebaptisée?

             Cette sœur vit encore mais est devenue complètement sénile et je n´ai rien pu obtenir d´elle. Rien d´autre qu´un grand sourire benêt.

              -Cela m´importe peu, je ne pense pas qu´un nom  différant puisse influencer ma vie. Celui-ci me convient fort bien Merci, monsieur le commissaire!

      La lune et davantage pour cette femme.

      Ce n'est que grâce au témoignage d'Isidore que son frère n'a pas été accusé de collaboration à la libération de Lyon. Dés septembre 44,  puis dans l'après-guerre des règlements de comptes, il y eut une période où des biens des exécutions furent évitées de justesse.  Certaines vérités sont parfois difficiles à prouver. Ce ne fut pas le cas quand Isi a révélé le nom de son informateur parmi les Français agissant pour la Gestapo.  Un certain Albert Garoux, obscur fonctionnaire restant en place uniquement pour servir son pays en renseignant la résistance. Pleurant souvent sur les exactions qu'il voyait autour de lui.

        Ce gentil Isidore Marrois, ce gros nounours incapable de faire le moindre mal, ce placide et timide bonhomme qui pleurait lui aussi chaque fois qu'il avait abattu un soldat allemand. Et il y a eu beaucoup, beaucoup de larmes. Des rivières! Tellement de peine que dans l'alcool un refuge  s'est creusé. Comment oublier sa douce et belle Solange, fusillée par représailles après qu'il eut  lui-même posé une puissante bombe artisanale sous une plaque d'égout. Une autochenille détruite, trois soldats ennemis tués, deux autres gravement blessés. Le groupe de résistants dont il était le chef avait fait là du bon boulot… l'horreur impensable est arrivée!

        Vingt otages! Et dans le ventre bientôt arrondi de sa dulcinée, un tout petit quelque chose qui se développait. Palpitante vie d'un mois et demi…

           -Tous les alambics du monde ne te rendront ni  l´amour de Solange ni ton futur enfant, ami  Isidore.

           -Tais-toi le flic! Tu n'as pas vécu cette chose là, toi!

       Ca non! Mais pris dans la fameuse poche de Dunkerque, le lieutenant Garoux dit "le loup" depuis sa prime jeunesse (comme tous ses alleux probablement), officier de réserve rappelé sous les drapeaux juste à sa sortie de l'école de police, lui aussi en a vécu des événements! Trop souvent funestes.

       Passé en Angleterre sous la mitraille et les bombes des Stukas hurleurs en piquée, on lui a demandé s'il voulait faire partie des proches d'un certain général dans les bureaux. Il a préféré rester parmi les combattants actifs, sur le terrain. Et les terribles centres de formation de commandos l'ont accueilli… pour le transformer en une bête à tuer. Lui aussi a pleurer, de haine, de rage, de dégout, d'impuissance parfois et enfin de joie en entrant libérer Paris. Devenu officier de liaison avec le 290°Régiment d'Infanterie Américaine, pendant la bataille des Ardennes il est blessé d'une balle au coude gauche; il n'a pu continuer sur le chemin de Berlin. Son bras  en garde encore aujourd'hui une certaine rigidité. Gênant pour un gaucher qui a du réapprendre à utiliser son arme de service. Un pistolet automatique qu'il s'est promis de ne jamais utiliser. Au grand jamais!

     Comment le loup pouvait-il savoir que le jour même de sa blessure, en Indochine un obscur professeur d'histoire fondait l'Armée Populaire Vietnamienne?

       A Ravensbrück, en ce 22 décembre 1944, Marjolaine ignorait également tout d'un certain Võ Nguyên Giap...

      Comment l'ensemble des  Français pouvaient-ils supposer que très peu de temps après, une déclaration d'indépendance du Viêtnam était proclamée ; avec l'appui secret de l'OSS, ancêtre de la CIA. Rien que pour nuire à la puissance coloniale de ce minable pays de mangeur de grenouilles...

       Encore bien plus tard, ces même Yankees allaient perdre des dizaines de milliers d'hommes pour combattre ceux qu'ils avaient mis en place...

           

                                      xxxxxxxxxx

 

             -L'abbé vient nous voir! Tu veux qu'il cherche ta véritable famille? Cet homme peut tout faire, les portes s'ouvrent devant lui comme par miracle. Sa foi est immensément créatrice.

               - Non Cristal, cela ne m'intéresse pas, je préfère me tourner vers mon futur. Tu crois qu'il sera d'accort pour mon projet?

              -Ton travail est remarquable parmi nous, je dirais plutôt extraordinaire, mais personne ne peut te retenir, et je suis certain qu'il va trouver que c'est une idée formidable. Il t'aidera à devenir infirmière.

                Hé, une pareille vocation à ton âge, il faut l'encourager!

               -Mon âge? Je n'ai pas encore vingt huit ans gros nounours!

      Non seulement le saint homme est d'accort, mais il va s'arranger pour que les études dans le cadre de l'École de Grange-Blanche soient entièrement gratuites et que la future étudiante reçoive chaque mois un petit pécule pour ses menus faux-frais.  Dans le regard de Pierre il n'y a pas de place pour les points d'interrogation, on y lit l'amour, avec un grand A. Quoi de plus naturel que d’aider une personne qui veut, comme lui, servir l'homme, participer au soulagement de ses souffrances?

      Pour la première fois depuis le fatidique septembre 43, un semblant de joie pénètre une âme qui peinait à se souvenir de  l´existence du mot. Facteur principal de cette redécouverte, son François est vivant! Bien loin d'ici hélas. Celui qui a fait battre son cœur de midinette adolescente fait lui aussi partie des miraculés, des survivants de la déportation. Enfin, enfin perlent quelques larmes sur des joues redevenues colorées. Pâles roses restées sèches onze années durant.

      Monsieur le commissaire n'est pas resté les mains dans les poches. Il a réussi à localiser un certain François Berheim ; aujourd'hui Frank, lieutenant, médecin militaire et embarqué à bord d'un bâtiment de la Navy.

       Savoir lequel? Ne pas y penser!

       Impossible bien sûr de  contacter cet homme. Nul ne sait en France qu'il vient de survivre à une autre guerre étrangère, si lointain carnage  qu'il n'a pas affecté l'opinion de l'hexagone.  L'armistice a été signée en juillet de l'année passé dans celle péninsule asiatique appelée Corée, territoire inconnu partagé en deux pour très longtemps encore. Que de connaissances sollicitées pour obtenir ces seules infimes informations!  Et fort heureusement que l'administration se charge des factures du téléphone!   

      Ce n'est pas de la tristesse qui règne parmi ceux qui restent. Tous sont contents pour leur amie, le départ et la réinsertion à la vie "normale" pour un membre de la communauté d'Emmaüs sont considérés comme une victoire. Ils parlent de leur bénévolat en l'assimilant trop souvent à une pénitence. Grands enfants perdus voulant retrouver le chemin d'une société qui elle-même les a égarés, leur séjour est une réhabilitation alors que l'Abbé désigne là un acte inconscient d'amour fraternel. Isidore pourtant ne pense absolument pas partir un jour. Il est bien le seul dans l'équipe à ne pas envisager son retour vers des normes soi-disant plus académiques. Enfin il a, lui aussi, réussi cet examen impensable pour un homme ne sachant qu'à peine lire, le beau livret triptyque bleu du permis de conduire est rangé dans son portefeuille, sans fierté excessive. Le brave vieux Pipon va prendre enfin une retraite bien méritée dans une petite ferme de la Bresse où son seul souci désormais sera de paître tranquillement. Pas question d'abattage ni de boucherie pour lui.

     En ce milieu septembre 1954, Isidore au volant d'un fourgon tôlé Citroën Type 23 flambant neuf, celui que tout le monde allait bien vite appeler le "tube Citron", conduit Marjo vers son nouveau destin en faisant promesse de nombreuses visites, réciproques bien entendu. Bien des fois ces mois écoulés, la femme sans vouloir directement questionner  a posé des jalons, mi-figue mi-raisin, les yeux au ciel  en espérant une réponse…Cristal…à quoi diantre cela correspond-il? Aujourd'hui, alors qu'elle reste silencieuse sur la banquette-passager inconfortable car un peu dure, enfin une piste lui est donnée.

       -Tu vas bientôt savoir ce qu'est, pour moi, la cristallisation. Ce que tu réaliseras, à ton niveau, celui d'une seule personne, en fait partie. C'est en quelque sorte la matérialisation de tes rêves. Individuellement ce n'est qu'une petite chose, un mini miracle. Maintenant, quand les hommes tous ensembles poussent vers une destinée, un objectif, ils sont capables de réussir. De créer ce qu'ils veulent, parfois même ce qu'ils pensent avoir besoin. Tu n'es pas encore prête mais je t'expliquerai un jour que Dieu en personne est le résultat de la force créatrice collective de l'homme. Il est le fruit d'une nécessité. J'en ai longuement parlé avec Pierre et, bien que cela puisse paraitre contradictoire avec sa foi, il ne m'a pas totalement désavoué. Lui, il m'a expliqué qu'un certain Freud avait disséqué ce qu'il appelle le subconscient, l'au-delà de ce qu'un homme pense en s'en rendant compte. Ce grand docteur a écrit dans de nombreux livres que cela avait une force inimaginable. Si j'avais mieux su  lire, je crois que je me serai intéressé à ce type.

        -Je crains de ne pas très bien comprendre. Où cela mène-t-il?

       - J´ai bien peur de ne pas pouvoir mieux t´expliquer tout cela. Tu sais, je manque juste un peu d´instruction pour y arriver. Tu as encore oublié ton "pas de question", je viens déjà de te donner une réponse. Tu devrais t'apercevoir que ta vie entière est une permanente réponse. Elle est  la cristallisation de ce que Freud appelle le subconscient.

        -Je me contenterai pour le moment d'apprendre à soigner mon prochain sans savoir pourquoi il tombe malade.

        -Dans ta dernière phrase est mon nom…Cristal.

        -Un peu fêlé je trouve!

 

 1er novembre1954.

 La Toussaint Rouge. Le Front de Libération National algérien provoque une série d'attentats meurtriers. C'est décidemment être terroriste que de se rebeller contre l'oppression, l'exploitation, l'inégalité des droits. La guerre d'Algérie nie son nom. Elle qui  ne se veut en son début, qu'une opération de maintient de l'ordre (pure hypocrisie), va durer sept longues années. Avec beaucoup de morts et d'innombrables atrocités.

 

                                             xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx

      

           Encore la guerre.

        Marjolaine s'est presque fâchée avec Cristal. Cette mauvaise habitude du compagnon d'Emaus de ne pas croire que son François soit encore en vie. Cette obstination pour lui conseiller d'oublier cet amour désormais impossible. Ce rabâchage, en  contant maintes fois  une loi imposée par Yahvé. Jamais un juif ne pourrait concevoir de se marier avec une femme devenue incapable de lui procurer la descendance. Un discours  finissant par décourager une femme qui par sa nouvelle vocation nécessite plus d'entrain, plus de positivisme.

        Pendant quatre années durant, à chaque opportunité, profitant des rares moments d'accalmie laissés par des études éprouvantes, ils se sont tous deux retrouvés dans d'interminables discutions et la lassitude a altéré peu à peu leur étrange relation. Désormais chaque fois qu'Isidore ouvre la bouche pour parler, ne sort qu'un sempiternel discourt qui ennuie. Impossibles répétitions, trop souvent d'incompréhensibles paroles. Même si l'homme est de bonne foi, et, bien qu'une minuscule voix intérieure susurre que la raison est de son côté, le langage peu ordinaire de homme ne pénètre plus un cerveau qui ne pense qu'à demain, où après-demain, qu'au plus beau jour de sa vie, celui où elle retrouvera un visage resté gravé en sa mémoire. Un si merveilleux sourire complice qui l'a aidée, portée, dans des moments impossibles.               

  4 juin 1956.

 Le général De Gaulle se fait acclamer par la foule des Pieds noirs à Alger. L'homme de la France libre, le sauveur de la nation est venu pour résoudre tous les problèmes, rassurer les compatriotes d'outre-Méditerranée, arrêter la violence, et également promettre aux autochtones musulmans qu'ils seront désormais considérés comme de vrais citoyens, des Français enfin à part entière. Omettant hypocritement de dire que dans le passé, jamais ils ne le furent.. Le discours passe, la multitude l'ovationne  mais le grand homme réaliste sait déjà qu'il ne pourra tenir ses promesses. Des premières prises de contact sont déjà établies secrètement avec les dirigeants du FLN. Sans qu'elles soient de véritables négociations; l'intransigeance des insurgés reporte les possibilités pourtant souhaitables de paix à bien des années encore.

 

     Toujours le 4 juin 1956. A Boston, dans l'arrière aparté d'une salle de jeux clandestine, Ibrahim  Bernheim rend son âme au diable. Un homme de main de douzième catégorie vide le chargeur d'une Simson dans son corps trop enrobé, avant d'être à son tour abattu par un prénommé Gust. Sans avoir connu son possible héritier lyonnais Toad Smoker passe le relais au "cousin". Un minus qui ne gardera pas longtemps le  flambeau du pouvoir.

 

       Très loin de Boston, un soi-disant Franck Berheim crapahute toujours sous l'uniforme des Marines. Il a brillamment obtenu le grade de…caporal. Depuis longtemps il a fait une croix sur son rêve Bostonien. Il a survécu à de nombreuses  batailles dignes d'un Verdun à moindre échelle et s'est fait une spécialité, insoupçonnable heureusement de ses compagnons de carnage. Il rapporte soigneusement tous les dires, les commentaires anti guerriers, anti politiques ou anti patriotiques, toutes les hésitations face au danger à un officier du renseignement militaire...Un lieutenant lui-même œuvrant secrètement pour une CIA voulant avoir des nouvelles objectives du front coréen. Loin de la version officielle, de ce que les hauts gradés transmettent avec abondance.

      Ce caporal farouchement anti communiste, qui sort miraculeusement de toutes les situations devrait constituer une recrue de choix pour un service d'espionnage inhumain et sans scrupule.

        Quelle que soit la moralité du bonhomme! Après tout, à la fin de la guerre, des exterminateurs nazis ont bien été blanchis puis enrôlés pour servir l'Oncle Sam. Ils commencent à sévir en Amérique du sud pour déstabiliser les pouvoirs en place et combattre des vilains méchants rouges aux prétentions dangereusement révolutionnaires. Mais tout ceci ne sont que des rumeurs, des bruits  qu'un officier sain d'esprit ne doit pas  prendre comme argent comptant, et surtout de ne pas  colporter.

         Franck Berheim, le seul Marine de la toute puissante Army à ne jamais avoir foulé le sol Américain, va enfin connaître le bonheur de cette terre des miracles. La patrie de l'argent roi. Ce que qu'il ne peut soupçonner, c'est que la Central Investigation Agency saura bientôt tout de lui. Y compris ce que lui-même  a effacé de sa mémoire avec une tenace pugnacité. Rien de fort joli!

                 -A moi l'Amérique ! Je veux tout connaître!

    13 mai 1958

      Que nenni! Un centre très spécial de l'Oregon va ouvrir ses portes pour former une bête, une machine à tuer sans pensée, sans remord, sans hésitation, de toutes les formes possibles et inimaginables. Impossible pour Franck de supposer un seul instant que certains de ses instructeurs furent recrutés parmi les pires SS capturés à la fin de la guerre! Ces peu recommandables personnages vont tous reconnaitre que le Franky Français a d´excellentes prédispositions.

       Cet homme-là ne peut y perdre son âme, il n'en a jamais eue! Huit mois d'enfer, de bourrage de crâne avant qu'on ne le renvoie sur un front asiatique. Pour y faire quoi? Bof, du fric sur un compte de la Banque Barclay et le plaisir de faire du mal suffisent pour nourrir le loustic.

       Un boulot tout à fait particulier dans lequel le fait d'être Français va être particulièrement utile.

       Une minorité laotienne est brimée depuis la nuit des temps. Les Hmong vivent dans plusieurs pays différents dont la Chine, l'Indochine et s'ils ne forment que dix pour cent de la population du Laos, dans la plaine des Jarres ils sont en majorité. Ce peuple de montagnard refuse depuis la nuit des temps la soumission à toute autre ethnie. Les hommes luttent contre les troupes du Roi et fournissent également force combattants aux Viêt Kong. Beaucoup d'entre eux parlent avec plaisir la  langue de Voltaire.  Lors de l'invasion japonaise de cette partie de l'Asie, ils se sont battus farouchement mais maintenant, allez savoir pourquoi, ces messieurs du Pentagone les jugent dangereux...

       Les ressorts de la politique sont décidemment fort complexes et les vues des marchants d'armes relèvent   simplement  du machiavélisme! Les intérêts de ceux qui programment la mort de milliers de personnes sont étrangement liés à ceux qui prétendent œuvrer pour leur bien vivre...

         

 

  

     Encore le13 mai 1958.

      Avec six derniers mois passés en salle d'opération, Marjolaine Teissier est fière de voir ses nom et prénom sur un beau diplôme d'infirmière spécialisée. D'autant plus contente qu'ayant obtenu les meilleurs notes de toutes les élèves de sa promotion, les cliniques les plus prestigieuses s'apprêtent à  lui ouvrir bien grandes leurs portes. Après une plus mure réflexion, ce n'est pas le destin qu'elle va choisir. Sa cristallisation suivra des chemins de vie plus compliqués, très douloureux, où le feu et le sang sont rois.

      Et toujours ce même jour...En Algérie, le général Raoul Salan prend le pouvoir. De ces épousailles entre un militaire et une malheureuse terre sablonneuse du sud où l'inégalité est reine, va naitre une enfant terrible. L'Organisation de l'Armée Secrète. Paris tremble de voir apparaitre dans son ciel les bérets rouges des paras et ceux verts de la Légion Étrangère. Pour poser une cerise pourrie sur un gâteau déjà peu consommable, un mouvement insurrectionnel se lève également sur l'Île de Beauté. La Corse veut-elle forcer elle aussi pour que se déclenche un coup d'État militaire?

     De Gaulle, s'il te plait, sauve-nous encore une fois!

     L'image du soldat est encore noble dans le cœur de Marjolaine. Ce sont des hommes en uniforme qui l'on libérée du camp maudit. Ce sont également des réguliers israéliens qui ont arrêté les massacres près de Hébron. Au grand désespoir de son nounours trop grincheux, la nouvelle infirmière propose ses services au personnel féminin auxiliaire de l'Armée Française. Cette noble institution qu'elle ne connait pas encore par son surnom de Grande Muette, devrait reprendre en main une république où il ne fait plus bon vivre.  Tout le monde a le droit de se tromper. Peut-être faut-il aussi oublier que tous ses efforts pour retrouver François Berheim ont été vains…Comment diantre ce beau garçon si aimable, si raffiné,  a-t-il pu s'engager dans la marine américaine?

       Tout le monde parle maintenant des carnages de cette lointaine guerre hors de portée de la passion française et où il a du forcement combattre. Dans sa modeste chambrette, une non-croyante, plus d'une fois a imploré silencieusement la miséricorde du Dieu tout-puissant. Elle s'en va servir aujourd'hui sur un autre front, les sables du djébel l'appellent. Dans cette fournaise nord-africaine le sang  abreuvera des sillons, tout aussi bien qu’en France ou en Indochine. Une terre ocre, sèche, dure à travailler et des milliers de dunes de sables que certains veulent garder françaises mais que les autochtones de toujours veulent algériennes, sans le drapeau tricolore. Qu'ils soient d'un bord comme de l'autre la couleur de la blessure est du même rouge. Et tu vas le savoir petite infirmière de la métropole!

              -Je veux bien partir, où vous jugerez bon de m'envoyer, mais il est hors de question que je monte dans un train! C'est à prendre ou à laisser!

      Devant une telle détermination et une fois de plus grâce à l'intervention d'un abbé respecté par la France entière, c'est en avion militaire, décollage de Lyon Bron, que Marjolaine rejoint Marseille. A quai dans le port, le fleuron de la Compagnie de Navigation Mixte attend son lot de passagers.  C'est le plus rapide, le plus confortable et le plus beau de tous ceux qui assurent la ligne avec l'Afrique du nord. Sur le Kairouan, deux énormes moteurs de conception ultramoderne n'ont jamais le temps de refroidir. On l'appelle le paquebot d'une nuit, référence au court moment qu'il met pour rallier Alger. Sa silhouette blanche aux superstructures vertes le rend reconnaissable entre tous. A bord, pas le temps d'avoir le mal de mer et Alger, elle aussi La Blanche, se révèle au petit matin tel un joyau dans le soleil levant.

       Affectée à l'hôpital militaire d'Oran, l'organisation de son transport méditerranéen aurait pu prévoir la traversée directe sur un autre bateau. Première fausse note d'une armée fière et parfaite. Il y en aura beaucoup d'autres. Tellement d'autres. Une véritable symphonie non fantastique. Dramatique, abominable partition où l'homme se transforme en un animal. Du même genre de ceux qu'elle a déjà connus sous les deux terribles initiales de SS!

       Pas question de monter dans le tortillard qui relie Alger à Oran en onze heures d'une épouvantable canicule pour seulement quatre cent trente kilomètres. Bien que la première classe soit proposée à cette infirmière décidément hors du commun, elle refuse le rail! Peu importe le temps mais c'est seulement par la route ou par les airs que l'auxiliaire féminine accepte de se déplacer. Elle ne sait pas encore ce qu'est un hélicoptère ni que dans deux ans elle sera pratiquement capable d'en piloter un! Une troisième solution est trouvée alors que la réputation de la petite de Lyon commence. Un patrouilleur côtier de la Royale[4] va la prendre à son bord.  Six jours avec escales pour  enfin découvrir Oran La Radieuse. En arabe, El-Bahia. Destination finale.  Six jours de lent cabotage en surveillant des pêcheurs soupçonnés de passer des armes: Six longs jours dont une matinée entière de mal de mer par fort vent de noroit.

       Les présences féminines à bord ne sont pas fréquentes, probablement que des ordres très strictes ont été donnés sur son passage, mais à aucun moment Margo n'a ressenti sur elle des regards de mâles envieux, n'a écouté la moindre petite plaisanterie typique aux soldats fanfarons et souvent grossiers. Déjà une aura spécifique l'entoure et porte au respect. Elle ne s'en rend absolument pas compte.

 

                                                 xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx

 

      10 mars 1959

 

      A son arrivée sur Oran, il y a quatre mois justes de cela, de rares accrochages et seulement quelques accidents plus ou moins graves  apportaient un flux léger de blessés vers l'hôpital. En ce premier jour de printemps algérien six légionnaires parachutistes sérieusement atteints par balles sont amenés, transportés comme de vulgaires paquets dans des jeeps débâchées. Un seul ne verra pas la mort venir le prendre. Amputé des deux jambes et rapatrié en métropole, une belle et glorieuse médaille placardée sur son plastron ne l'empêchera pas de se suicider moins d'un an plus tard. en s'imbibant d'alcool jusqu'à en éclater.

    A partir de ce jour, le travail des chirurgiens s'apparentera davantage à celui des bouchers. Les mines, les embuscades meurtrières, les attaques sur la population civile pied-noir deviennent quotidiennes. La morgue ne désemplie plus avant les rapides mises en terre. Pas le temps de garder les corps avec la chaleur.

       Marjolaine Teissier ne se plaint jamais, elle cherche on ne sait où des paroles réconfortantes pour toute âme en peine, en douleur. Pendant l'un de ses rares moment de repos, juste devant elle un arabe tombe fauché par une balle perdue, tirée par on ne sait qui. Il n'y a plus rien à faire pour ce chibani[5]. Mais elle n'hésite pas un instant en déchirant son corsage pour appliquer un pansement compressif sur la blessure. Elle se met au travers des roues d'une jeep militaire et veut forcer le jeune caporal des paras pour qu'il emporte le blessé. Une formidable gifle la fait chuter sur le trottoir de pavés inégaux, sa tête heurte un angle  dur, heureusement non coupant. Elle perd connaissance...

          A cette même date et à des milliers de kilomètres un peuple tout entier se révolte contre son envahisseur. La répression sur le Tibet sera sans pitié. Partition sanglante de quelques vieux fusils, à pierre pour certains, s'affrontant à des mitrailleuses et des canons. Là-bas, les joies du communisme vont sévir....dans l'indifférence généralisée de tous les autres états du monde. Probablement que l'on sait ce pays si haut perché pauvre en pétrole, pas de vignes du seigneur pour donner le moindre litre de vin. Rien. Rien à voir avec l´Algérie!.....

 

              -Vous allez mieux mademoiselle Teissier?

              -Comment savez-vous mon nom? Je n'ai aucun document sur moi!

              -Je sais beaucoup de chose et cela n'a aucune importance. Mais je vous remercie d'avoir essayé de sauver mon grand-père.

              -Il est mort? Vous m'en voyez sincèrement désolée. Ho, comme j'ai mal à la tête!

     Marjo touche son crâne et s'aperçoit qu'un épais pansement le recouvre.

              -Où suis-je?

             -En sécurité, mais nous vous banderons les yeux pour vous ramener à l'hôpital militaire. Pour votre propre bien, il est préférable que vous ne puissiez pas localiser cet endroit!

              -Vous êtes un fellagha?

      Petit sourire ironique de l'homme qui répond mi-figue mi-raisin.

             -Si c'était le cas, vous pensez que je vous le dirais?

             -Excusez-moi, de toute façon je me dois de soigner tout le monde, sans égard pour sa race, sa religion ou ses idées politiques.

      Quand la Petite Lyonnaise, surnom que tous lui attribuent fréquemment, revient avec encore un peu de mercurochrome sur le haut de la tempe, on pensait qu'elle était morte et l'avait déjà rayée des effectifs. Trois jours seulement pour ne plus exister!  Comble, elle se fait vertement rabrouer pour avoir voulu sauver un vieil arabe.

         Énorme colère! La toute première. Sans mâchage de mots, puis un rapide retour à la dure réalité. Il faut vite oublier, les blessés affluent tous les jours plus nombreux.

       Trois mois plus tard, de nouveaux hélicoptères arrivent. Fabrication française s'il vous plaît! Les Alouettes II, légères, rapides  et maniables, elles vont permettre   d'aller directement sur le terrain porter les premiers soins aux combattants. Un pilote, un médecin, une infirmière et deux brancards sur les flancs des appareils marqués d'une grosse croix peinte de rouge sur fond blanc. Beaucoup de vies compromises pourront ainsi être sauvées. Marjo la vaillante se propose aussitôt comme volontaire. Elles seront deux infermières à voler.

        Enfin trois semaines de repos! Dans deux jours mademoiselle Teissier embarque pour Marseille sur le Ville d'Oran, paquebot de la Compagnie générale Transatlantique. Avec un peu de chance,  pas train pour remonter sur Lyon.

      Un accrochage de plus. Le commando des fusillés-marins blessé a le haut d'un poumon perforé d'une balle de  fusil. Certainement un vieux MAS 36 français ou l´un des centaines des milliers de  Mosin-Nagan dont les Russes ne savent que faire tant ils en ont fabriqués au début des années 40. Les pêcheurs  transbordent très souvent ces surplus apportés par de discrets  sous-marins.

        Les pâles de l'hélico tournent, ce n'est pourtant pas le tour de Marjo mais l'autre infirmière est prise de violentes migraines. En avant donc! Direction un bled minuscule à l'intérieur des terres, pas très loin de Mostaganem, Safsaf où des fells  ont été repérés plusieurs fois. Guère plus de vingt minutes de vol et la grosse libellule se pose à moins de cinquante mètres d'un combattant abruti par deux piqures de morphine auto injectable. Il devrait tenir le coup jusqu'à l'hosto! Devrait…. 

      Soudain les balles pleuvent de nouveau. Jamais on n’a encore tiré sur une évacuation sanitaire. Il fallait précisément que ce jour  soit une première. Indifférente à la bataille autour d'elle, Marjolaine donne les premiers soins. Le toubib s'est caché nez au raz de terre derrière quelques pierres proéminentes. Il va être abattu d'une rafale de fusil-mitrailleur en courant vers un abri supposé plus sûr.

     Plus aucun coup de feu, le silence devient palpable. Moteur coupé,  l'Alouette brasse inutilement l'air par inertie, tel un énorme ventilateur qui ne fait que lever beaucoup de sable. Le pilote sanglé sur son siège se vide d'écarlate. On peut sentir la poudre et déjà se répandent les premiers relents nauséabonds des morts gisant sur le terrain. Cinq hommes armés entourent maintenant la petite lyonnaise qui maintient toujours un flacon de sérum au-dessus de son blessé.

           -Allez madame, vous venir avec nous!

           -Pas sans cet homme qui a besoin de soins!

       La réplique en Arabe surprend celui qui parait être le chef du groupe. Son regard semble s'adoucir. Pourtant il s'avance pour plonger une dague en plein cœur du commando. Solution définitive pour arrêter ses souffrances.

          -Allez madame, l'a plus bisoin maintenant!

       Un sac d'une toile rêche semblable au jute sur la tête, la prisonnière va marcher pendant plus de deux heures avant d'être jetée tel un fardeau au travers d'un animal, à même la peau de son dos, sans la moindre protection, un âne probablement. L'estomac écrasé par son propre poids, elle vomit et  perd connaissance…

          Il fait noir, l'odeur d'urine est forte, un bâillon sur la bouche a remplacé le sac, les mains sont toujours attachées dans le dos mais les pieds sont libres d'entrave. Peu à peu la mémoire revient…Marjolaine bouge, se démène tant  et si bien qu'une trappe s'ouvre au dessus d'elle, suit une courte échelle et une femme descend. Le dialogue en Arabe commence dés que le bâillon est ôté.

           -Toi, tu as de la chance de si bien parler notre langue! Où l'as-tu apprise?

           -En Israël.

           -Quoi! Tu es une saloperie de juive?

           -Pas du tout, j'avais des amis Palestiniens.

           -Qu'est ce que c'est que ce micmac? Il va falloir que tu parles à notre chef!

           -J'allais justement te demander de me conduire auprès de lui.

           -Tu délires Française, c'est lui qui va venir en personne pour t'interroger. Et tu vas souffrir, je te le promets!

          -Personne ne me fera jamais souffrir.

    Encore une gifle, sa visiteuse remonte puis revient quelques instants plus tard avec un peu d'eau.

             -Tiens, bois, il faut que tu sois en forme pour la petite séance qui t'attend. Tu vas voir comment notre chef manie les couteaux bien affutés! Si tu étais un homme il te les couperait avant de te les faire manger.

       A peine une gorgée avalée et l'eau lui est jetée au visage avec  un grand rire de mépris et une insulte.

          -Salope!

    En remontant l'échelle, les insultes continuent de plus belles. Puis le silence....

    Combien de temps? Les boyaux tordus par la faim donnent une vague idée, la soif devient intolérable quand de nouveau la trappe s'ouvre. Seul un homme va descendre, le visage masqué par son grand foulard il ne dit qu'une phrase.

         -Raconte. Comment as-tu osé venir nous combattre?

    Cette voix n'est pas inconnue! Serait-ce possible?

         -De l'eau s'il vous plait!

         -Tiens bois, lentement… et raconte!

     L'homme ne s'attendait certainement pas au récit qui allait suivre. Monologue qui parle d'un orphelinat lyonnais, d'une famille juive, d'une arrestation, d'un voyage en train dans un wagon à bestiaux et d'un infernal séjour de vacances en terre d'Allemagne.

      Au récit des atrocités de Ravensbrück; l'homme n'en peut plus et tombe en pleurs, à genoux il se met à trembler. Aux événements sur le sol Israélien, il défaille presque…

     Elle a parlé presque une heure et ne peut pratiquement plus articuler une parole quand son vis-à-vis ôte le turban qui dissimulait son visage.

        -Je savais que c'était vous! Et je ne suis pas venu pour combattre, je pense maintenant que vous l'avez deviné, mais pour soigner. Ici beaucoup de gens souffrent dans leur chair.

        -Moi aussi,  j'aurais parié que ma prisonnière était celle qui avait traité mon grand-père un instant comme un être humain. Dés que j'ai su que nous détenions une infirmière, j'ai donné des ordres pour que vous ne soyez pas brutalisée. J'espère qu'ils ont été respectés!

      Omettant la gifle et l'insulte, la faim et la soif, Marjo questionne à son tour.

        -Alors? Vous êtes réellement fellagha?

        -Non femme, je suis le chef de zone, je commande l'ensemble des combattants pour la liberté de  toute la willaya de Mosta[6]! Je m'appelle Mohamed.

        -Grand chef Mohamed, j'ai faim!

       -Je m'occupe de ca. J'envoie des femmes pour aider à vous laver et vous mangerez à votre saoul. Vous n'êtes pas notre prisonnière, mais une hôte. Et je vous précise...de marque!

     Impossible d'entendre le discours au dessus de sa tête. Mais tous savent désormais que cette Française est intouchable. Sacrée. Quiconque la maltraiterait, d'une manière ou d'une autre, perdrait sa vie. Si cette sainte devant Allah le veut bien, elle leur racontera sa terrible histoire et les plus durs des combattants comprendront…Un détail, si elle essaye de s'évader, il n'est pas question non plus de lui tirer dessus. Encore une fois, celui qui osera le payera. Ceci est un ordre formel…

         -Mademoiselle Teissier, je m'appelle Laila, je vous demande pardon pour la gifle et les insultes; je vous  remercie de n'avoir rien dit. Je crains que nous soyons amenés à nous fréquenter encore longtemps. Il est certain que nous n'allons pas pouvoir vous libérer.

        -Je peux aussi bien soigner dans vos rangs que chez les Français. Ma vocation n'a pas de nationalité. Pardon….mais j'ai faim.

       -Vous pouvez montez à l'échelle toute seule?

       -Ca devrait aller!

    La "captive" est désormais habillée comme une femme arabe, on l'a fait changer deux fois de maison; au dessous de celle qu'elle occupe maintenant avec une modeste famille, une cave est creusée. Lieu tout à fait semblable  à celui de sa première détention. Sauf qu'après avoir descendu l'échelle, une partie de mur  pivote et s'ouvre un passage vers plusieurs autres grandes  cavités. Un hôpital clandestin! Ho bien sûr que son équipement n'est pas du dernier cri, mais une petite salle spécifique pour les opérations y est aménagée. Avec de nombreux instruments et un rudimentaire mais  efficace système  de stérilisation. Vingt-deux lits et la possibilité d'accueillir bien d'autres blessés sur des brancards posés à même le sol. Aucune idée de savoir où diantre elle se trouve. Ici elle doit soulager la misère des hommes et parfois de certaines femmes qui reviennent ensanglantés d'un combat, d'un attentat. 

      Des légionnaires, des  tringlots[7], des CRS combattants ou  un détachement commando de fusillés-marins, ont bien d'autres chats à fouetter que de rechercher une bonne femme!

    Les seules personnes à prévenir en métropole font partie d'un groupe de Compagnons d'Emmaüs à Lyon. Un télégramme  officiel sera transmis par la gendarmerie locale.

    Au revoir gros nounours !

    A Dieu pour ceux qui croient en lui. Cristal a ouvert le pli annonciateur de la mauvaise nouvelle! Isidore tombe foudroyé par la crise d'un cœur bien fatigué.  Les graves séquelles d'une grande distillation d'alcool n'ont pas pardonné cette si forte émotion. Ses derniers mots avant de s'écrouler seront:

           -Elle n'est pas morte!

       Les semaines passent, puis les mois. Le silence presque absolu de l'hôpital est troublé un jour par des cris, des hurlements, explosions et échanges de nombreux coups de feu, là juste au-dessus. Malgré l'épaisseur des mur de la cache, les vibrations parviennent a provoquer de légers tremblements. La trappe est découverte et l'on entend distinctement l'ordre. Tout l'hôpital retient son souffle.

            -Fouillez-moi tout ce bordel…

            -Ya rien que des vieilles choses mon adjudant! Pas même une pétoire.

            -Allez, on remonte et vous me balancez une grenade incendiaire. Vous achevez tous les melons qui survivent encore là-haut et vous foutez le feu au pâté de maison entier. Tous les rats qui en sortent doivent être abattus! Exécution!

          -Avec plaisir mon adjudant!

     Encore des cris, puis une odeur de brulé et un peu de fumée envahissent le sous-terrain. Il faudra attendre plus d'une demie journée avant de pouvoir mettre bout de nez dehors. Enfin les militaires français sont partis, laissant place à des pompiers…sans eau. "On", on ne sait qui, a fermé les vannes!

      L'hôpital clandestin est pratiquement en plein centre de la petite ville de Mazagran, guère plus éloigné de trois cents mètres du détachement  de police! Une grande partie de la population musulmane de la ville aidée par une multitude venue des environs s'échine bientôt pour la reconstruction. Rarement les Français pieds noirs présents n'ont vu telle ardeur à la tâche. Personne ne va se douter un seul instant la raison de cette peu habituelle effervescence. La petite lyonnaise qui soigne ne sort que quelques instants par jour de sa réclusion. Jamais elle ne pense s'évader.

       Tout est redevenu comme avant. Les jours se suivent avec leurs lots de misères et de souffrances. Les semaines s'additionnent immuablement en mois qui mis bout à bout bientôt forment une année entière...

 

       13 février 1960

      Une visite inattendue fait grand plaisir à "Mademoiselle Tessier" comme respectueusement beaucoup la désignent. Souriant comme à l'accoutumée, le grand chef, celui dont on ne cesse de parler mais qui ressemble plus à un fantôme qu'à une réalité, ce "Mohamed" dont elle ne connaît le véritable nom, vient en personne à l'hôpital. Spécialement pour parler avec son infirmière française. Elle n'a jamais fait la moindre tentative pour s'échapper, rejoindre ceux de son sang. Il vient pour lui annoncer sa libération dans quelques jours. De nouveau les Français suspectent la zone et préparent une offensive de grande envergure. Probablement que ce sous-sol sera découvert. Un lieu de replis est prévu. Mais si elle le veut, l´infirmière  retrouvera sa liberté.

          -Il faut que je vous raconte les biribiris petite!

         -Les quoi?

          -Biribiris! Avez-vous entendu parler d'un journaliste-écrivain nommé Albert Londres?

         -Vaguement, il me semble qu'il est mort dans l'incendie d'un grand paquebot, ou quelque chose comme ça!

          -Exact. C'était le premier d'une nouvelle catégorie de reporters, un précurseur de ceux qui aujourd'hui cherchent sur le terrain...Et qui trouvent. Aussi bien au Maroc qu'en Tunisie, sur nos terres de dunes à l'infini, les militaires français ont installé des camps. D'un autre genre que celui que vous avez connu mais où les atrocités étaient aussi sans nom. Destinés aux soldats se plaignant de la guerre, à ceux qui désertaient ou montraient trop peu d'ardeur au combat. A tous ceux qui refusaient le service obligatoire, ces objecteurs de conscience comme vous les appelez. Aux fortes têtes antimilitaristes. L'homme dans les biribiris est traité pire que la bête.

           Je dis bien "est" traité. Car elles existent encore ces saloperies. Officiellement l´horreur est dissoute, mais elle frappe toujours dans l'incognito des sables du désert.

            Grâce à Londres le bagne de Cayenne  a fort heureusement été rayé des abominations. C´était une institution civile ! Ici, les camps militaires ont subsisté malgré de répétitives fortes promesses. Des  centaines, peut-être quelques milliers d'innocents y sont morts de faim, de soif, sous l'humiliation et la torture, faussement portés disparus au combat pour leurs familles!

            Petite, tout ceci fut décrit par Londres dans l'un de ses livres inquisitoires intitulé Dante n'avait rien vu. Il est évident que peu de publicité en a été faite et que pas un Français sur dix mille ne se doute de la terrible vérité. Je suis fier de pouvoir vous dire que mon grand-père, l'homme que vous avez voulu secourir sur un trottoir d’Oran, a servi de guide à ce grand journaliste pendant de longs mois. Je peux ajouter que j'ai tué de mes mains le caporal qui conduisait la jeep, celui qui vous a si violemment giflée.

            De cet acte et d'autres qu'il m'est impossible de vous avouer, je ne suis pas fier du tout. Les Français ont longtemps appelé ce conflit éloigné dans le sud de la Méditerranée, "opérations de police", avant de cesser cette hypocrisie et de parler de guerre. Ils disent qu'elle est "sale". Comme si il était possible qu'une "propre" existât!

            Sachez Mademoiselle Tessier, que vos compatriotes ont dors et déjà perdu ce conflit. Politiquement parlant, la France est isolée; avec pourtant un soutient non officiel des Américains. De notre côté, autre secret de Polichinelle, ce sont  les Russes qui nous fournissent armes, conseillers techniques et encouragements au communisme. Militairement parlant, malgré l'envoi massif de contingents d'appelés du service obligatoire, Paris ne peut contrôler que d'infimes parties de notre pays. Il y a actuellement presque quatre cent mille militaires français sur notre sol. Certains appelés du contingent en sont à trente mois de service obligatoire dont vingt sept de guerre.

          Chez vous, la crise politique gronde, la révolte contre une république perdue, aux dirigeants inconscients, menace votre gouvernement. S'y additionne une économie épouvantable où l'inflation se contrôle difficilement. Ici, nous sommes tous unis, à l'exception de ces Harkis maudits qui se refusent à vous lâcher. Considérés comme des traîtres, ils le payeront un jour de leurs vies.  

             A Genève, nos représentants négocient votre départ, celui des Pied-noir aussi.  Difficile à organiser. Tout cela se fera dans les larmes, mais dans moins de deux mois l'Algérie sera un pays indépendant!

              Cet  hôpital va se transférer en un autre lieu. Une importante opération de diversion maintiendra les troupes françaises à bonne distance. Vous resterez ici et serez libérée peu après. Il faut que je parte, mademoiselle. Quoi qu'il arrive je vous assure de ma très grande estime. Vous êtes une exceptionnelle personne.

               Qu'Allah vous garde !

              -Je reste auprès de vos blessés. Tant qu'à faire...pour seulement deux mois.  Seul mon présent dans un travail permanent, intensif, ou mon esprit se vide tant l'acte de bien soigner me demande concentration, me fait oublier un passé si douloureux...hélas pas toujours. Alors ici ou ailleurs...

 

      En ce même jour un petit pétard nommé Gerboise Bleue explose à Hamoudia dans le Sahara, près de Réganne. La France peut se glorifier de faire désormais partie des puissances nucléaires!  Sans ignorer les effets des terribles radiations, les grands chefs militaires vont envoyer le lendemain même des hommes pour planter un beau drapeau tricolore et filmer un paysage devenu lunaire. Pas de problème, ils seront protégés de la terrible radioactivité par leurs simples chemisettes et leurs espadrilles.

      Et aucune importance si peu d'entre eux ne doivent faire de vieux os!

 

                                                     xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx

 

         Mohamed s'est trompé. Avant de lâcher sa proie, la France sacrifiera encore beaucoup de petits jeunes au combat. Pour rien. Pas même pour l'honneur, elle l'a perdu lui aussi dans les dunes de sable qui, sans cesse avec les vents, changent leur apparence. Beaucoup  plus que les deux mois annoncés seront nécessaires pour la réalisation du rêve d'indépendance.

        A peine quatre mois après la signature  des accords de paix  signés à Evian,  un jour bénit pour certains, mille fois maudit pour d'autres n'arrivera qu'en 1961 'le 5 juillet  très précisément). Commence le départ en catastrophe des pieds noirs en pleurs, hurlant leurs amertumes et insultant De Gaulle. "le traître de Grand Charles", le général qui soi-disant les avait compris! Un départ qui s'accompagne bientôt d'un véritable génocide. Celui des musulmans fidèles à la France, les Harkis abandonnés à leur sort, massacrés par dizaines de milliers.  Ceux qui  réussiront à rejoindre la métropole  y seront reçus  en héros.....enfin c'est-ce qu'ils auraient pu prétendre. Parqués comme des bêtes avant de se voir refuser le droit au travail...sans jamais oublier un racisme exacerbé par la guerre qui les définira désormais eux aussi comme des sales bougnouls!

 

         L'Algérie, nouveau pays au regard du monde, commence sa lente descente dans les profondeurs de l'enfer. Manipulée par les Russes, elle connaitra bien plus tard la terrible expérience de la guerre civile, quand des fous enturbannés essayeront de prendre le pouvoir pour imposer la Charia, la loi d'Allah.

        Au Vietnam, la guerre continue, Giap  a fait plier les Français en prenant Diem Bien Phu. Au sud, les Américains qui ont repris le flambeau de l'imbécillité belligérante, résistent toujours mais l'objectif final reste inchangé. Un territoire libre de tout étranger. Le lieutenant-colonel Nguyen van Phuc harangue ses hommes.  Saigon tombera un jour!

 

                                                         xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx

  6 novembre 1962.

   À Lyon,  dans le cimetière de la Croix Rousse, une jeune femme se recueille devant une simple pierre marquée d'un seul mot, CRISTAL. En haut du bras doit, un  brassard blanc marqué d´une croix rouge indique qu´elle est infirmière. Des larmes voudraient couler sur ses joues que couvre un léger fard de maquillage, voudraient seulement. Tétanisée, Marjolaine entend distinctement la voix d'un nounours pipe en bouche.

                 -N'insiste pas ma belle, celui que tu aimes n'est plus de ce monde!

      Autosuggestion? Paroles destinées à rompre sa volonté? La petite tête de mule comme  l'appellent souvent ceux qui la côtoie, n'y croit pas.  Comment le commissaire Garoux a-t-il appris que son amour d'autrefois se battait au Vietnam? Aucune idée, mais pourquoi ne pas lui faire confiance et...qui va pouvoir l'empêcher d'aller voir sur place? Après tout, soigner un petit gars américain, n´est pas plus compliqué  qu'un Français ou un Arabe. De ce pas Marjolaine décide de passer au consulat des États-Unis, très beau bâtiment des bords de Rhône, quartier on ne peut plus chic de Lyon, non loin du parc de la Tête d'Or.

       La tête de mule part en chasse. L’idée fixe gravée dans son cerveau pour ne plus penser à autre chose. De toutes ses forces…il n’y plus de camp, il n’y a plus de camp, il n’y…Et pourtant pour arriver à ses fins, il va bien falloir raconter une fois de plus…

         On va de prime abord la prendre pour une folle. Un officier américain en civil, parlant un excellent Français presque sans accent,  longuement écoutera son incroyable odyssée en prenant quelques notes. Nul doute que les services spéciaux devront avoir copie de cette insignifiante conversation.

                                                 xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx

 

       En cette même date du 6 novembre 1962

AuLaos, pays  théoriquement neutre un homme ne se sent plus de joie en pénétrant dans une base militaire secrète de la CIA.  Immense, entourée d'une la luxuriante végétation que la mousson revigore chaque année, elle n'est accessible que par une route mieux gardée que Fort Knox et une piste d'atterrissage qui y est aménagée, capable de recevoir les plus gros porteurs militaires  Aérodrome inconnu, nulle part indiqué sur les cartes officielles. Pourtant entre 200  et 400 vols quotidiens n'y sont pas enregistrés.

   Deux détails inquiétants. Le congrès  US ignore totalement l'existence du lieu en question et, à part quelques rares initiés, l'ensemble des hommes se croient au Vietnam Sud!  Le développement  de la base clandestine de Long Cheng nécessite des sommes colossales...obtenues par le trafic d´opium et rapidement celui de l´héroïne, beaucoup plus rentable!

      Un certain Franck, acoquiné désormais  officiellement avec la CIA, connaît  la réalité, du moins une partie. Reclus de choix pour l'agence d'information américaine. Sans scrupule elle utilise encore sous sa cupule, des ex-tortionnaires nazis (dont Klaus Barbie, le "bourreau de Lyon"). Bof,  tout comme les scientifiques yankees qui ont récupéré bien des éminents professeurs allemands...

                                                        Xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx

 

            Non, il n’a pas voulu du prénom de François, le Franck désormais s’appelle Patric. Cela sonne bien. Martin comme nom de famille n’est pas très original, mais là où ses pas le mènent, personne ne va s’en plaindre.

          Patric Martin, dument accrédité d’une carte de presse est un reporter français.

      Un journaliste à cent mille lieus d’une mère patrie qu’il a reniée depuis longtemps, à des années lumière de l’idée qu’un homme pouvait être bon. Une machine rompue à toutes les épreuves et qui va découvrir un sentiment ignoré jusqu’à présent. L’amour.  Et d’une forme tellement contraire à tout ce qu’elle a supposé sur ce sujet resté inconnu pour elle…

       Il s’en était tenu pour le moment à de nombreuses conquêtes, rapidement oubliées, et où la plus petite once de sentiment ne l’effleurait même pas. Dés qu’une partenaire évoquait la possibilité d’aller plus loin qu’une simple relation charnelle il rompait avec une brutalité qui choqua pratiquement toujours. Un goujat, un abominable personnage, voila ce qu’a toujours pensé la gente féminine de lui. Avec  raison et il en était conscient. Un total manque de scrupule dominant toute autre forme de relation, il n’a laissé derrière lui que la haine ou parfois le dégout. Sans que cela ne l’affecte le moins du monde.

      Sur le terrain, monsieur Martin s’aperçoit rapidement que ses connaissances dans les différents dialectes locaux sont nettement insuffisantes. Et celui qui maintenant se propose pour faire office de traducteur ne  coutera grand-chose à la « Company » disposa   nt de fonds pratiquement illimités. L’homme est grand, probablement un métis issu de ces innombrables relations, pas toujours consenties, entre les femmes des multiples ethnies laotiennes et un combattant pendant la guerre d’Indochine. L’homme possède une étonnante aisance dans son Français où ne perle qu’un léger accent. De lui se dégage une aura jusqu’alors inconnue. De lui émane une force tranquille qui maintient ses traits toujours apaisés et affichant un sourire presque  perpétuel, loin de sembler feint.

       À sa propre stupéfaction, le faux journaliste, le faux américain, le faux juif, le vrai  sale type empli de méchanceté, regarde en face de lui un homme hors du commun. Pour la première fois de sa vie il trouve la beauté. Et il va aimer à en retrouver son  âme perdue.

      Leur étrange relation ambigüe  tourne bientôt à la passion pratiquement incontrôlable…pas pour tout le monde. Aussi forts soient les spécialistes  yankees du renseignement, aucun n’a décelé l’homosexualité bien cachée de ce malin Français. Chez l’ennemi Viêt, apparemment la vision  a été beaucoup plus réaliste. Et l’agent chargé de manipuler ce cochon d’espion minable fera bien sont travail.

      La mission du Français était de repérer les routes, chemins et pistes d’infiltration de combattants du nord allant attaquer  le sud-Viêtnam. Cette fameuse piste Ho Chi Min aux multiples ramifications que des nuées de forteresses volantes allaient pouvoir bombarder nuit et jour. Pourquoi les Américains ont –ils également décidé d’anéantir la Plaine des Jarres, une région entière du Laos ? Peut-être pour essayer leurs nouvelles bombes, peut-être dans l’ intention de supprimer une grande partie des sources de  ravitaillement de l’ennemi…Qui un jour osera répondre  à cette question?

         Au premier de l’an 1970 , le bel interprète persuade Frank allias Patric que lui aussi veut rejoindre les rangs de la Liberté, que tous les communistes de la Terre entière lui semblent abominablement dangereux et que sa parfaite connaissance de la région servira une politique plus humaine. Les Viêts introduisent leur espion, une nouvelle pièce dans la machine de guerre US. Un rouage qui par crainte de se voir démasquer se suicidera intelligemment moins de six mois plus tard. Simulant un malaise au volant d’une jeep, il foncera vers un à-pic, laissant juste le temps à ses passagers, dont un Français horrifié, de s’éjecter avant l’accident…

        Des années vont passées…

 

                                       TROIS PARALLELES SE CROISENT.

 

     29 avril 1975.

           Les ordres du Pentagone sont formels, il faut détruire tous les documents militaires encore présents à Saigon. La ville va tomber. Question de jours, peut-être même d'heures. Les incinérateurs et les machines à triturer, à déchiqueter, ne sont plus suffisants. L’on allume de grands feux dans lesquels sont jetés pêle-mêle du simple confidentiel jusqu'au Top-secret défense. Le canon gronde en permanence et les bâtiments américains reçoivent déjà leurs premières bombes. Le cercle  Viêt Kong se referme sur une ville affolée. La plus puissante armée du monde est définitivement vaincue. Le cuisant échec de la  Corée s’est transformé en une humiliante défaite.

        Pendant cinq ans, à raison d´un raid toutes les huit minutes, le grand génie d'Henry Kissinger, en faisant bombarder le Laos et surtout la plaine des Jarres, a provoquer la mort de plus de quatre cent mille civils d'un pays neutre. Sur cette seule petite région ont été déversées plus de bombes que toutes celles reçues par l´Allemagne et le Japon réunis pendant la deuxième guerre mondiale! Une ethnie entière pratiquement anéantie, mais il n'a pas empêché le Nord-Viêtnam d'envahir le Sud. Ce brave homme politique, dirigeant secret des rouages compliqués de  la  machine d´espionnage, allié et probablement actionnaire des puissants lobbys de marchants d'armes, ne peut se douter un seul instant qu'il recevra bien des années plus tard le Prix Nobel de la Paix...Pour un faux-semblant de pourparlers destinés à une paix durable au Moyen-Orient.......Durable?

     Les ordres! Allez donc les appliquer dans le sauve-qui-peut général. Tous les Vietnamiens du sud qui ont combattu aux côtés des yanquis veulent fuir. Ils connaissent la nature des représailles qui les attendent. La mort, au mieux sans la torture auparavant! Mais les places sont limitées pour des évacuations qui se font dans un désordre,  dans une pagaille de plus en plus indescriptible au fur et à mesure que l'étau se resserre. La débandade des invincibles,  des plus puissants du monde, face á des minus aux yeux bridés!

        Franck Berheim possède un papier officiel lui donnant théoriquement un rang prioritaire. Mais personne ne jette plus un œil sur un simple feuillet, y compris s'il est signé du président des États-Unis lui-même. Monsieur la démerde est dorénavant en grand uniforme, cousus sur ses épaulettes, des gallons de colonel. Avec ca, aucun sauf-conduit n'est vraiment nécessaire. Un officier supérieur simulant de donner encore des ordres sensés, comme tous les autres d'ailleurs, mais qui se tient maintenant prêt à embarquer dans l'un des tous derniers hélicos. Pétant lui aussi la trouille! La ville où plus aucune autorité ne fait loi est soumise au pillage des militaires ayant abandonné leurs uniformes mais non leurs armes.

         Les uniques qui combattent encore comme des enragés sont les paras du côté de l´aéroport. Aucun avion ne peut désormais ni atterrir ni décoller tant les pistes sont criblées de cratères de bombes. Face à eux, les chars fournis par les "grands frères Russes" avancent inexorablement. Demain, 30 avril, sera le dernier jour.

        Au large, les vaisseaux de la Flotte du Pacifique accueillent la noria de ces grosses libellules bondées. Pour évités d'être pris d'assaut, à l'abordage, leurs canons légers et leurs mitrailleuses tirent à feu nourri sur une multitude de petites embarcations elles aussi pleines à ras-bord de familles entières fuyant la horde rouge. Plusieurs  milliers de personnes sont ainsi laissées dévorées par des requins attirés par tant de sang dans un banquet facile. Des mains se tendent vers ceux pour lesquels elles ont parfois combattu....interdiction formelle de recueillir les hommes à la mer...

        Nguyen Van Phuc n'est pas un peureux, c'est en première ligne qu'il continue en saoulant les troupes de sa verve patriotique. Il n'a pas son pareil pour dynamiser les hommes avec ses discours enflammés.

            -Juste un dernier effort soldats, la victoire est acquise!

       Il avance aujourd'hui parmi les membres infiltrés d'un détachement d'infanterie armé de mortiers. Ils sont déjà dans la ville. Leur position, soigneusement épargnée par l'artillerie plus lointaine, est si près d'un espace repéré d’où les hélicos de ces maudits américains peuvent encore décoller qu'il va pouvoir entrer en action.

       Les postulants à l'évacuation forment une queue surveillée par des marines le doigt sur la gâchette de leurs fusils automatiques. Un semblant ordre règne alors qu'un arrogent colonel, tête haute dépasse tout le monde. Dans sa tête, comme dans celle de tous les combattants enfin avouant ouvertement leur défaitisme, il n'y plus aucun espoir de victoire, une vielle expression française lui revient en mémoire. Les carottes sont cuites...depuis longtemps déjà. Tellement cuites, que c'est de la purée maintenant. Mais son futur sera du côté de  Boston. Ce vieux " parent" de  Toad Smoker,  le crapaud fumeur s'est fait descendre depuis bien des années. Son empire mafieux désintégré,  devrait pouvoir renaître de ces cendres. Le maléfique phénix qu'un homme de la trempe de Franky Berheim va, il en est certain, un jour contrôler. De sérieux contacts sont établis et la Centrale donnera un bon coup de main. Si léger bénéfice financier elle peut en tirer.

       Des mains se tendent, hissent, puis au fond de l'appareil un bras féminin le guide en prenant le sien. Sur l'avant bras une tache de naissance, très particulière, exactement au même endroit que la sienne.

     Cheveux dressés sur la tête, la chair de poule envahit Franck, ses yeux pleurent soudainement alors que sa respiration devient difficile. Le passé oublié, violement refoulé, de puis de très longues années, vient de rejoindre Victor Rivant, le diable stéphanois.

             -Colette?

         Le premier obus de mortier tombe exactement au milieu de la file en attente. Une véritable pluie de ces redoutables engins va suivre. Le Sikorski n'a le temps de s'élever que de quelques mètres, un des projectiles passe par son flanc grand ouvert et explose. Une boule de feu projette en tous sens une mitraille de milliers d'éclats de métaux, de verre, maculant de sang   et tuant sur un rayon d'une centaine de mètres. A quatre cents mètres de là, celui qui devait bientôt recevoir ses étoiles de général, le colonel Nguyen Van Phuc, a la poitrine traversée par une sorte de boumerang, morceau d'une pale du retord de queue de l'hélico.

 

      En cette même date du 29 avril 1975, à Oran,

     Yaïssa petite fille de Mohamed,  celui qui fut grand chef de la willaya de Mostaganem, mettait au monde son premier enfant. Le papa tout fier, le seul médecin français n'ayant pas voulu quitter la terre d´Algérie qu'il aimait,  aidait attentif et joyeux, sa propre épouse dans son difficile travail de parturiente.

          Encore une petite fille! Au nom d´un amour qui ne connais pas de frontière, pas de race, de religion, deux prénoms lui sont donnés Chakira, la reconnaissance en Arabe, et Marjolaine.

 

 

[1] Scarface, le Balafré, Al Capone.

[2] Crapaud fumeur.

[3] Les torcedores  (ou torcedoras au feminin) sont les rouleurs de cigares cubains.

[4] Surnom donné à la Marine française

[5] Vieux en Arabe

[6] Diminutif de Mostaganem

[7] Hommes de l'arme du train. Ceux du transport militaire.

Ajouter un commentaire

 
×